Une goutte tombe.
Un ami. Une aide. Deux phrases. Un mensonge. La mort.
Une goutte tombe.
Nous sommes quatre à attendre. Longue attente. Quelques minutes à peine.
Une éternité.
Une goutte tombe.
J’ai l’impression que nous aussi nous tombons. Mais nous ne nous écrasons pas sur un sol froid pour former une flaque. Non. Nous, nous continuons de tomber dans un gouffre sans fond, jusqu’à ce que plus aucune lumière ne puisse transpercer les ténèbres.
Ténèbres de l’oubli. La mort.
Une goutte tombe.
C’est immuable. Cette fuite d’eau n’arrêtera jamais de couler. Du moins, cette régularité me fait croire que même un événement XK ne viendrait pas à bout de ce filet d’eau.
Fuite d’eau. Fuite d’information.
Je regarde mon ami, ainsi que nos compagnons d’infortune. Hier encore, nous étions, pour deux d’entre nous, des étoiles montantes du personnel de la Fondation SCP.
Nous avons soudoyé. Nous avons censuré. Nous devons payer.
Une goutte tombe.
Je me souviens comme si c’était hier. Nous étions des professeurs, docteur, agent heureux. Nous faisions bien notre travail. Très bien même. Mon ami était le professeur Raven, membre du Département de Censure et de Désinformation. Il est très doué pour mentir, pour charmer. Certains l’appelaient même « mini-Gémini » parce qu’ils pensaient, à juste titre, que Raven aurait son poste lorsque le célèbre Docteur serait parti à la retraite. Dorénavant, il n’est plus qu’une ombre parmi les ombres.
J’entends un reniflement. C’est Docteur Yans. Il pleure en silence. Il sait que tout est de sa faute.
En fait non, ce n’est pas de sa faute. Nous devons tous porter une partie du poids de la culpabilité. Je n’arrive même pas à me révolter, à me mettre en colère.
Je ne vois pas rouge. Je vois orange.
Orange comme cette combinaison qui est devenue en quelques heures ma seconde peau mais aussi mon dernier vêtement. Orange comme les cheveux de cette femme, celle qui nous a dénoncés. Je me souviendrai toujours de son regard qui m’avait transpercé la chair ainsi que mon âme. Je me souviens encore du frisson, de cette sueur froide qui m’avait saisi à ce moment-là…
Une goutte tombe.
« … Et il est mort. »
J’arrête d’écrire. Je jette un œil à mon ami. Il me fait un sourire incertain. Je soupire. Je lève les yeux vers celui que j’interroge. J’ouvre la bouche :
« Donc, vous l’avez utilisé comme bouclier humain ? »
Le docteur triture sa blouse. Il est mal à l’aise. Mon ami répond à la place du docteur :
« Disons qu’il a fait au mieux pour survivre. L’instinct de survie prime sur tout le reste dans ce genre de situation, tu le sais bien. Allez, Ortens…
- Non mais j’ai complètement chié ! Le coupe le fautif. Mon Dieu… Et ma famille ? Si… Si je finis classe-D… Que vont-ils devenir ? »
Le docteur sanglote. Il se prend la tête dans les mains. Mon ami va vers lui. Il le réconforte. Je regarde le rapport d’incident. Il va falloir chercher un autre formulaire.
Je me lève. Mon ami me suit. Le docteur est seul.
« Raven… Tu sais ce que tu fais ?
- Je fais ça tout le temps au DCD. J’ai l’habitude de mentir. Et puis… Là, je te demande pas de mentir… Juste d’embellir la vérité. »
Embellir la vérité. Comment pouvait-on embellir une telle vérité ? Je lis de nouveau le rapport que je m’apprête à détruire.
« Le docteur Zap, assisté du docteur Yans, est entré dans la cellule de SCP-061-FR suite à la ponte d’un SCP-061-FR-A qui présentait une taille anormalement élevée lors de l’incubation. L’éclosion eut lieu alors que le docteur Zap et le docteur Yans se trouvaient près de SCP-061-FR-A. SCP-061-FR-B, un ptérodactyle, attaqua les deux membres du personnel. Le docteur Yans mit délibérément le docteur Zap entre lui et SCP-061-FR-B. Le docteur fut attaqué et tué par ce dernier alors que le docteur Yans sortait de la cellule sans aucune blessure. »
Je me tourne à nouveau vers le docteur. Il n’a pas l’air d’un meurtrier. Mais il a tout de même tué un chercheur. Raven voit mon hésitation. Il me supplie :
« Allez… Je t’en prie, Ortens. On se connaît depuis des années, tu peux bien faire ça pour moi ? Yans est un bon ami, on a fait les quatre-cents coups ensemble. Il va finir classe-D si on ne fait rien. »
En guise de réponse, je déchire le formulaire.
« Les caméras ?
- Déjà fait, répond Raven du tac au tac.
- Des témoins ?
- Aucun. »
Je prends un autre formulaire puis fusille Raven du regard :
« Ton assurance te perdra.
- Tant qu’elle paye mon vieux cousin quand je mangerai les pissenlits par la racine, ça me va, blague Raven. »
Je soupire puis le menace :
« Si on nous attrape et que je finis classe-D, ton pire cauchemar, ce ne sera pas 682. Mais moi. »
Raven acquiesce avec un grand sourire. Un vrai charmeur. Je l’ignore. Je me mets à mon bureau. Il est temps d’« embellir » cet incident. Raven s’assoit à mes côtés. Le docteur Yans, assis en face, se mouche dans un énième mouchoir. Je dois faire vite. Les agents du DSI attendent. Raven m’explique qu’il connaît l’un d’entre eux. Cela lui a permis de faire disparaître mystérieusement quelques images des caméras de surveillance. Je me demande si mon ami est un génie ou le dernier des crétins. Certainement les deux.
« Le docteur Zap, assisté du docteur Yans, est entré dans la cellule de SCP-061-FR suite à la ponte d’un SCP-061-FR-A qui présentait une taille anormalement élevée lors de l’incubation. L’éclosion eut lieu alors que le docteur Zap et le docteur Yans se trouvaient près de SCP-061-FR-A. SCP-061-FR-B, un ptérodactyle, attaqua les deux membres du personnel. Les docteurs Zap et Yans se dirigèrent de suite vers la porte mais SCP-061-FR-B se jeta sur le docteur Zap qui mourut de ses blessures. Le docteur Yans parvint à s’enfuir sans aucune blessure. »
J’ai le sentiment d’avoir fait une monumentale erreur. Tout d’abord, j’ai laissé en liberté un docteur lâche, capable de mettre en danger la vie d’autrui pour survivre. Ensuite, j’ai falsifié un document, avec l’aide de mon très cher ami Raven. Si ce dernier n’était pas mon ami depuis une bonne dizaine d’années, je l’aurais dénoncé illico.
Raven regarde le formulaire. Il me fait un grand sourire. Le docteur Yans s’approche :
« Je ne vais pas finir classe-D ?
- Non. Juste un averto ou, au pire, une réaffectation. D’ailleurs, en parlant de classes-D, ce n’était pas à eux d’aller dans la cellule ? Demanda Raven.
- J’aurais bien aimé, se défend le docteur. Mais j’avais utilisé le dernier la semaine dernière.
- Pas de réapprovisionnement ?
- Vous savez, nous ne travaillons que sur un sûr vert.
- Vu les dégâts que ça a causé, ça va finir en jaune. Mais le réapprovisionnement ne se fait pas tous les mois, normalement ?
- Tous les deux mois maintenant. Les réapprovisionnements mensuels, ici, à Aleph, se font rares. Je vous parle même pas des sites secondaires… De toute manière, ils privilégient les skips les plus dangereux. »
Je hausse les épaules :
« Vous en aurez bientôt alors. »
Je sors avec Raven. Ce dernier en profite pour saluer l’agent du DSI qui a perdu par mégarde la vidéo de l’incident.
Nous croisons dans les couloirs une femme. Raven dit la connaître. Il ne l’apprécie pas. Son regard vert perçant me donne la chair de poule.
Le rapport a été remis. Docteur juste avertit. Le sentiment d’injustice me ronge. La culpabilité aussi. Je n’aime pas mentir. C’est bien pour ça que je suis chargé de rédiger les rapports d’incident. Je suis incorruptible. Du moins je l’étais.
« Tiens donc, Professeur Raven ! S’exclame une voix. »
Je me tourne en même temps que mon ami vers l’homme qui nous interpelle. Je lève les yeux au ciel. Je finis mon café. Raven lui serre la main dont le poignet est assorti d’une belle rolex :
« Docteur Gémini ! Vous avez encore besoin de sous ? »
Le sourire ineffaçable du docteur s’éteint. Son visage, d’ordinaire si lisse, montre une profonde inquiétude. Raven et moi-même fronçons les sourcils. Le docteur se gratte la tête puis sourit à nouveau. Il s’exclame d'une voix forte afin que tout le monde l’entende dans la cafétéria :
« Oui ! J’ai flashé sur un nouveau costume, une affaire en or ! Mais hélas, il me manque une petite cinquantaine d’euros… Raven… Tu peux me les prêter ? Promis, je te les rends dès que possible ! »
Puis plus bas :
« Suivez-moi, Professeur. »
Il ne s’adresse pas à moi. Je le salue d’un signe de tête puis regarde Raven visiblement inquiet. Mon ami hausse les épaules puis suit le docteur qui est aussi son supérieur.
Je les regarde partir puis balaye la cafétéria du regard. Une personne éclate de rire, suivie d’une autre. Tout va bien au site Aleph. Pourtant, je ressens un profond stress. Quelque chose de grave va se produire.
Je sens un regard posé sur moi. Encore ces yeux verts encadrés par une chevelure de feu. Une sueur froide coule le long de mon dos.
Une goutte tombe.
Elle le savait. Comment ? Je l’ignore. Mais elle le savait.
J’ignore ce qu’a dit Gémini à Raven. Peut-être a-t-il voulu le prévenir, le faire quitter Aleph… Ou juste prendre un dernier café ensemble, deux amis discutant de tout et de rien ?
Raven lui a certainement expliqué pourquoi nous avions fait ça.
Juste pour un ami. Pour l’ami d’un ami. Pour que sa famille ne vive pas sans un mari et père. Peut-être que le docteur a compris nos motivations. Peut-être pas. Quelle importance désormais ? Nous n’existons plus.
J’ai tout de même envie de demander à Raven ce qu’il s’est passé. Mais un seul regard à ses yeux éteints et à son nez en sang, signes que les gardes l’ont malmené, m’en dissuade.
J’étais censé lui en vouloir. Mais je n’y parviens pas. Il a payé. J’ai payé. Le docteur Yans a payé. L’agent d’à peine trente ans a payé aussi. Naurtaud, c’est son nom de famille. Je sais pas quoi penser de ce gars. C’est l’agent-tout-le-monde. Un gars oubliable. Oublié. Comme nous tous.
Une goutte tombe.
C’est rare d’avoir quatre anciens membres du personnel de la Fondation, affectés à Aleph de surcroît, finir en classes-D. Je n’aurais jamais dû falsifier le rapport d’incident. Mais c’est inutile de regretter à présent. Il n’y a plus rien à faire.
La cellule provisoire est petite. On attend notre « réaffectation ». Raven n’ose pas croiser mon regard. Je me contente de poser ma tête contre le mur froid. Je fixe la porte. Je vois les agents de l’autre côté. Puis une tête familière.
Le docteur Gémini me salue gravement d’un signe de tête. Je le lui rends. Je veux prévenir Raven mais les mots restent bloqués dans ma gorge. Le docteur s’en va. Je n’ai lu dans son regard qu’une profonde tristesse. Il n’a pas l’air de nous en vouloir. Cela allège un temps le poids sur mes épaules.
Une goutte tombe.
Personne ne parle.
Le silence est d’or mais celui-là est aussi lourd que du plomb.
Un agent entre.
J’entends le nom de mon nouveau chez-moi. Mon dernier foyer.
Yod.
« Ceux qui ont menti | Celui qui a eu peur »