Le moteur, blindé de démoniques, rugissait dans le sombre couloir. Eurtec était une cité construite avec deux objectifs en tête : le profit, et l'innovation. Aussi, lorsque les entreprises du BTP avaient fourni aux Nornes une nouvelle urbanisation complète, personne ne s'était embêté à détruire les anciennes rues, condamnant simplement les derniers étages de tous les gratte-ciel afin de poser purement et simplement le nouveau plancher urbain sur le précédent. Cette pratique, d'une absurdité certaine, avait offert une voie royale au paracrime pour rouler sous les radars, littéralement. Originalement utilisé par le syndicat franco-espagnol Lo Mitan, le réseau de routes désaffectées avait gardé son nom occitan : Las Catacombas. Dépourvus de tout éclairage public, signalisation fonctionnelle ou champ de force, ces boyaux à la hauteur variable étaient un véritable dédale pour le profane, en plus d'être un coupe-gorge de premier ordre. Fort heureusement, les gangs d'Eurtec n'étaient pas si nombreux que ça, et il était possible de passer des jours entier à déambuler dans la prison d'asphalte et de béton supracontraint avant de croiser la moindre âme, ce qui n’arrangeait guère un éventuel pilote accidenté.
« Ouais, je suis occupé, rappelle plus tard, résonna le kit main libre pour la cinquième fois d'affilée.
— Putain de pute de putain d'enculé de merde ! enrageait la conductrice. J'ai appelé tout le monde, pourquoi plus personne ne répond ? »
De rage, la pilote en combinaison noire écrasa de plus belle la pédale de l'immense Mustang custom, directement importée des États-Unis à Eurtec par le gang. Elle aurait juré avoir entendu le moteur rire au milieu des tours, comme si les pistons étaient mus d'une forme de vie. Devant elle, rien d'autre que le noir des Catacombas, mais la carte intégrée à l'ordinateur lui indiquait un point de chute à quelques minutes. Dans le coffre du bolide gris métallisé, un transfert de fonds vers les derniers entrepôts du Spectre de Chicago encore debout dans la ville. Avec le durcissement des lois, la disparition de l'U2I, facile à corrompre, de l'équation, puis carrément l'embargo de la CMO sur les portes dimensionnelles, le gang américain n'était plus le bienvenu dans le joyau européen. D'autant plus qu'il commençait à devenir évident qu'un nouvel arrivant sur la scène paracriminelle avait obtenu les faveurs du Roy.
La Mustang dérapa brutalement en fusionnant ses roues avant au sol, repoussant de loin ce que la physique non-anormale permettant en négociant un virage à angle droit à plus de cent cinquante kilomètres par heure. Pour autant, elle manqua d'emboutir un panneau rouillé, le coffre étant beaucoup plus rempli que d'habitude. Presque immédiatement, le minuscule module de gravité sous le siège de la conductrice se déploya pour lui éviter d'encaisser les quelques 2 000 g du virage. Toute la carlingue se déforma sous la force invraisemblable que déployait le virage, mais grâce aux alliages anormaux de chez Anderson, ni le châssis ni la carrosserie ne se brisèrent sous l'effort, reprenant leur forme initiale à la fin du dérapage. Dans le coffre, les kilos de naphaxtérine n'avaient pas l'air d'avoir explosé, sans quoi l'air serait devenu immédiatement vert dû à la poudre psychotrope. La livraison, attendue pour dans plusieurs heures, avait beaucoup d'avance, mais la pilote en locks était inquiète. Depuis le début du trajet, elle n'avait réussi à joindre personne dans le gang, ce qui était très inhabituel. Bondissant à travers les entrailles obscures et étouffantes de la Ville Néon, la voiture de sport transformée en monstre de paratech suivait le rythme cardiaque de sa conductrice, qui ne cessait de s'accélérer.
Tout à coup, une sonnerie se fit entendre dans l'habitacle, suivie d'une projection holographique distordue à cause de la connexion exécrable dans Las Catacombas principalement imputable à la quasi-cage de Faraday que la route-plafond constituait. Sautant sur le bouton, la conductrice fut accueillie par un grésillement hurlant.
« Bordel mais qu'est-ce qui se passe, Jessica ?
— J'en sait rien du tout ! cria l'intéressée en retour. Je suis dans Las Catacombas, tu peux venir me chercher ?
— J'ai essayé de joindre tout le monde mais personne répond, c'est quoi ce bordel ! tempêta son interlocuteur. Ah, euh où et quand ?
— Trois minutes, Néo-Monmartre, parking souterrain du temple !
— Putain de merde mais t'as fait vite, qu'est-ce qui se passe ? devina-t-elle au milieu de la friture. J'ai voulu avoir un checkup, mais j'ai plus rien ! Aucune signature Net non plus ?
— Un mauvais pressentiment. Allez, bouge ton cul, j'ai une fortune dans le coffre et on a pas le temps !
— Oui, oui, je- »
La communication coupa brutalement. Jessica eut un instant de panique, qu'elle tenta de rationaliser au vu de la connexion déplorable des sous-sols. Son masque de calme explosa au bout d'une seconde, alors qu'elle écrasa la pédale toujours plus fort. Très rapidement, la voiture indiqua à Jessica un obstacle en bout de course. La voie d'extraction. Elle ralentit brutalement, puis appela son fixeur.
Sans réponse.
Elle appela trois fois de plus, avant que son RedPhone ne lui réponde.
« Cette adresse RedNet n'est pas attribuée. »
Face au mur d'acier, Jessica était dans une impasse. Tout à coup, dans le rétroviseur, elle crut discerner une ombre. Elle se retourna dans son siège, pistolet automatique à la main.
Une voiture, les phares ténus, s'approchait de la sienne. Quelqu'un d'autre allait pouvoir la sortir d'ici. La conductrice rabattit ses locks blondes en arrière, suivant le trajet du véhicule rouge qui s'avança lentement à sa gauche, jusqu'à la porte. Le modèle lui disait vaguement quelque chose, mais d'obscurité des souterrains automobiles, dur de distinguer quoi que ce soit. Son sauveur avait manifestement éteint toutes les lumières dans le véhicule, mais Jessica n'y prêta pas attention. Elle baissa sa vitre pour mieux l’apercevoir.
« Je suis coincée ! cria-t-elle, désespérée, à l'inconnu. Vous pouvez ouvrir ? »
La fenêtre du véhicule descendit à son tour, révélant le canon d'un fusil d'assaut.
« È giunta la tua ora, americana. »
Une salve de munitions à haute vélocité sortit de l'arme automatique, transformant la gangster en charpie.
Sortant tranquillement de son Alfa Roméo modèle Giulia Futuro, le tireur, béret de côté à la militaire, appuya délicatement sur le bouton d'ouverture du coffre de la voiture américaine en prenant soin d'éviter la carcasse gorgée de sang et de plomb sur le siège conducteur. Après un "pop" caractéristique, il se dirigea vers le coffre, attrapa les quatre sacs de sport et les transvasa dans sa propre voiture. D'un geste de la main à côté de son visage, l'assassin envoya un message sur une instance privée du Net : "cargaison récupérée, ouvrez la porte". Puis, saisissant un autre téléphone, anormalement normal pour la zone, l'italien composa un numéro, qui sonna trois fois.
« Oui. Oui, c'est bon, j'ai trouvé vos données. Elles sont dans une puce neurale, je vous transfère tout d'un coup. Non, elles n'ont pas été copiées, ni transférées, vos vidéos sont toujours confidentielles. Non, la cambrioleuse ne peut pas vous donner son réseau. Mais pas d'inquiétude, plus personne de vivant ne l'attend. Oui. Oui. Je regarde. Oui, j'ai reçu le paiement. Au revoir. »
Sur son implant sous-cutané, un hologramme en provenance de la banque affichait un solde entrant. Cent mille eurocrédits.
Le Capozona vit clignoter l'image de profil du compte émetteur pendant que la porte d'acier s'ouvrait lentement, l'insigne en forme de visage de femme reflétant les lampes-torches de ses sous-fifres sur les murs d'asphalte.
C'était bien la première fois que l'ALDA touchait à de l'argent aussi propre que celui de la souris aux grandes oreilles.
Bâtiment 1824B, le long de la 44ème. À trois heures du matin, ce bâtiment mal entretenu de la Zone Sud n'était peuplé que de crackheads en tout genre, de psychosés et autres individus mal digérés par l'infernale machine européenne. Et au milieu des quelques cadavres marchant dans les couloirs, Elias Fischer. Le technicien en démonique venait de quitter l'usine, usé physiquement et mentalement par les transistors capricieux et le silicone possédé, et n'avait pas pu laver ses habits au travail, son happiness manager l'ayant chassé de la ligne de production à coup de batte électrifiée. Son pas lourd et usé était dissimulé sous les grésillement du néon publicitaire pour l'entreprise de lavomatique. La boîte qui s'occupait des logements avait fait fabriquer ces immeubles "all inclusive" directement en usine, avant de les livrer en kit. Bien évidemment, ce genre de building de mauvaise qualité souffrait toujours de défauts mineurs, comme des appartements intégralement remplis de béton, des trous en guise de cage d’ascendeur ou, comme c'était le cas dans le bâtiment 1824B, d'induction défaillante. Il fouilla dans sa poche trouée. La barrette prépayée contenait à peine dix eurocrédits, pas assez pour sécher sa combinaison. Fischer, qui n'avait aucune envie de devoir faire sécher ses habits dans son studio ridicule, consulta les pubs pour avoir une réduction.
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Dans un soupir lourd, le technicien appuya sur une publicité pour le dernier remake du Livre de la Jungle. Un câble cérébral tomba du boitier dans un clac caractéristique. Fischer s'assit sur le banc poisseux, penchant la tête vers le bas pour accéder à son port OROI, implanté à la base de la nuque. Le bout de la prise, légèrement aimanté, se brancha immédiatement alors que le logo de Oneiroi, Inc. s'affichait en tremblotant sur l'écran de la machine.
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Fischer sentait la publicité onirique s'incruster dans son subconscient, alors que l'habituel et insupportable jingle de tous les business autorisés par les Geôliers de cette ville d'enfer résonnait dans le lavomatique.
« Coalition Mondiale Occulte. Ensemble, vivons le futur, dès aujourd- »
Un bruit de tôle interrompit la monotonie de la ville de silice. Le câble désormais inutile détaché de son cerveau, Fischer tourna la tête vers le couloir, pour découvrir deux personnages au milieu d'une dispute vue un peu trop de fois.
« Mais putain ! J'ai pas assez, moi, pour ta came ! siffla un individu maigre, légèrement voûté, une jambe d'acier reflétant les lumières d'Eurtec comme un miroir distordu.
— Pas mon problème, Paulo. Avec l'embargo, le prix est monté, c'est tout, lui répondit une femme siliconnée en tenue très légère. Donc soit tu paies, soit tu dégage le plancher. »
Le dénommé Paulo, se frottant le nez de manière frénétique, frappa à nouveau dans le mur recouvert de panneaux publicitaires.
« On avait un deal ! cent crédits en prépayé le gramme, pas deux cents ! J'ai qu'une barrette à cent cinquante là, je peux pas plus !
— J'ai l'air d'en avoir quelque chose à foutre ?
— Et là, t'en as quelque chose à foutre, sale pute ? »
L'homme, la bave aux lèvres, venait de dégainer un morceau d'écran ultrafin, cassé et enroulé de bande kevlar de sorte à former une espèce de couteau artisanal, bien plus tranchant que la plupart des armes blanches. La lame de fortune frôla la gorge de la dealeuse, qui, au lieu de saigner, se détacha comme la peau d'un fruit dans la pénombre. Une semi-artificielle, sans doute Incorporée.
En un éclair, son bras tripla de volume, des dizaines de câbles et d'armatures étincelantes se déployant en une pince gigantesque. Le crackhead fut soulevé en l'air, avant d'être fracassé contre la vitre, qui se brisa en une poussière scintillante de rose et de bleu. Suspendu au-dessus du vide du trente-deuxième étage, Paulo ne faisait pas le fier, s'agrippant désespérément à la prothèse de la dealeuse.
« La pute te dit de te calmer, connard.
— C'est bon, c'est bon, j'ai compris, pitié me lâche pas ! implora le client en lâchant son arme, explosant des dizaines de mètres en contrebas.
— Bien, alors maintenant tu vas prendre ton gramme d'adré pour cent cinquante, et en plus tu vas me rendre un petit service, sourit-elle en montrant son bas-ventre.
— Qu… quoi ?
— Tu vas me sucer. »
Depuis le début de l'altercation, Fischer n'avait qu'à peine levé un sourcil. Dans les quartiers mal-famés d'Eurtec, loin des tours rutilantes, des start-up ultra novatrices et des temples dédiés aux Nornes, ce genre de scène était monnaie courante. Finalement, ce n'étaient pas la démonique, ni les sombres rituels thaumaturgiques et encore moins le transhumanisme à rythme ahurissant qui arrachait son humanité aux habitants du joyau de la CMO. Non, c'était tout simplement la nature trop normale de ses résidents.
Elias Fischer fouilla dans sa poche pour trouver une seringue. Hypnotraline, 1 µg. Juste assez pour une sieste d'une heure, le temps que sa combinaison passe au lavage. Il remonta sa manche et essuya la pointe de l'aiguille sur son pantalon en néoprène avant de s'injecter la substance dans les veines.
Bercé par les lave-linges et la drogue, Fischer sentait le rêve involontaire monter en lui, alors que les images de lion artificiel se mélangeaient à la vision pittoresque du paiement en nature, se détachant comme des ombres chinoises en contre-jour des lumières bleues d'Eurtec.
« Merci de votre achat sécurisé par Redzone Security ! Coalition Mondiale Occulte. Ensemble, vivons le futur, dès aujourd'hui et pour toujours. »
Le drone de livraison largua le Tasty Burger quelques centimètres au-dessus des mains d'Enzo Valéry, qui manqua de peu de le laisser tomber. Il ouvrit avec difficulté le paquet en carton, incapable de distinguer la parallaxe. À l'intérieur, le plat qui lui avait presque coûté une demi-journée de salaire était un bloc marronâtre de matière organique, à peu près uniforme. Enzo tenta d'actionner son implant de réalité augmentée, sans succès. Le logiciel n'arrivant plus — assez logiquement — à trouver son œil gauche, il avait résilié son abonnement Redzone, mais continuait, par réflexe, de vouloir embellir son quotidien. Tant pis, même si son Tasty Burger ressemblait à un cube de déchets organiques, il avait à priori le même goût. Après tout, il en avait vu d'autres. L'employé de classe 1 travaillait pour le compte de Merveilles de la Maison, l'entreprise polonaise de paratech à usage domestique. Le pavé informe lui rappelait un peu les proto-hominidés vendus par Bayer, qu'ils utilisaient comme mannequin de test censés représenter des bébés. Sans doigts, ni yeux, ni bouches, ces être difformes livrés en carton recyclé étaient massacrés par dizaine dans les salles de R&D pour s'assurer que les machines étaient "baby-proof" : au lave-linge, dans le micro-ondes, passé au robot-cuiseur ou à la rouleuse à crack, écartelés sur des botoxines ou pressés par les recycleurs à polypropalcade appauvri. C'était d'ailleurs un test pour un robot de déconstruction de mobilier qui lui avait coûté son œil gauche, alors que ce dernier avait avalé un morceau de plâtre expansif et avait explosé dans la salle de tests. Une goutte de lymphe tomba sur son cube de viande farinée.
Ce soir, il avait encore essuyé un refus. La clinique dans laquelle il était allé ne pratiquait pas l'implantation sans conditions, et ni ses maigres liquidités, ni la maigre barrette de "compensation" offerte par sa boîte ne suffisaient. C'était la troisième clinique, mais même en demandant la prothèse oculaire la plus basique, ou même simplement des soins, on le renvoyait à la porte. Sans un compte en banque, se soigner à Eurtec était une véritable transhumance. Depuis deux jours, de la lymphe perlait du pansement que lui avait fait l'infirmerie de l'usine, inchangé depuis une semaine. Il commençait à avoir des sueurs, des tremblements en tout genre et à ressentir une forte chaleur depuis ce matin, mais avait dû prendre le service malgré tout.
Il n'allait pas tenir très longtemps.
Debout contre le mur d'un gratte-ciel si improbablement grand que sa cime dépassait les nuages formés de la fumée des usines d'Eurtec-Sud, Valéry voyait un sans-abri dormir sous un banc pour s'abriter de la pluie légèrement acide. La ville de silice, en tant que projet expérimental, n'avait pas les mêmes objectifs qu'une véritable société humaine. Non seulement les ressources naturelles n'étaient pas un véritable problème, la dimension de poche étant pratiquement infinie, bien au-delà des frontières de l'horizon, mais en plus la ville n'avait aucune envie de se rendre plus habitable par des solutions non-technologiques. Bien au contraire, les mauvaises conditions environnementales du paradis numérique étaient un excellent moyen d'expérimenter la médecine de pointe et des filtres paratechnologiques à grande échelle. Au détriment de ceux qui ne paient pas, bien entendu.
Le vagabond avait l'air paisible, sous la plaque de plexiglas injecté qui lui servait de toit. Difficile de savoir d'où il venait, les Eurtecois étant un peuple aux origines très variables. Entre les descendants de terriens issus de toute l'Europe, métissés à l'infini dans la ville néon, et les humains en éprouvette, produit en masse par les énormes corporations biogénétiques sans aucune considération pour le nombre de logements disponibles. Depuis le traité EMBARGO, la taille de l'horizon avait été gelée, limitant le rayon de la ville, mais également de facto sa hauteur. Bien que des solutions de réduction d'espace individuel soient en cours de développement, le nombre de sans-abris avait explosé, et le business de leur "nettoyage" aussi. Des entreprises d'agro-alimentaires, comme le suisse Nestlé, aux mains de la loge maçonnique de la Coalition, sillonnaient les rues pour trouver les SDF et les récupérer pour produire de la matière organique, utilisée pour produire d'autres réplicants ou, parfois, de la viande bon marché.
De la viande bon marché.
À cette pensée, Valéry en eut l'appétit coupé. Il jeta son "Tasty Burger" dans l'incinérateur à côté duquel il se réchauffait, et repris son analyse du SDF. Une trentaine d'années, de nombreuses couches de vêtements, pour la plupart déchirés — pour pouvoir les enfiler ou par accident ? —, il dormait sur un empilement de cartons de livraison, manifestement issus des plats préparés similaires à celui qu'Enzo venait de jeter. À ses côtés, une créature quadrupède, à la peau violette et au poil ras, dormait paisiblement sous la pluie. En y regardant de plus près, l'animal faisait la talle d'un gros chien, mais tenait plus du félin que d'autre chose — enfin, en oubliant la collerette à la base de son cou, la seconde paire d'oreille d'inspiration ovine et l'articulation supplémentaire de ses pattes. Sans doute un rebut de Génochrome, se dit Valéry. L'entreprise de paratech français, spécialisée dans le génie génétique animalier, avait déployé nombre de gammes d'animaux, de l'élevage à la chasse en passant par la défense et la compagnie, taillée sur le désir des consommateurs. Évidemment, ce genre de manipulation n'avait rien d'une science exacte, et certaines chimères étonnantes avaient été produite en laboratoire. Bien que techniquement éliminées, il n'était pas rare de croiser une bête errante à l'aspect hors du commun, d'autant plus que certaines de ces expérimentations, non stérilisées, s'étaient mélangées à la faune urbaine locale et aux autres animaux anormaux du Nexus.
Poussé par une curiosité maladroite, Enzo s'approcha du SDF en train de dormir. Sa tête était posée sur un drone de livraison cassé enroulé dans de l'isolant d'immeuble préfabriqué, l'un des bras de ce dernier dépassant de la laine. Une fine couche de plastique, probablement sprayé, protégeait la tête du vagabond du tissu coupant. Un filet de sang coulait depuis l'arrière du crâne de l'homme endormi. Pris de panique, le technicien borgne secoua le SDF pour le réveiller.
« Monsieur, monsieur, vous saignez !
— Mmmhh ? grommela l'intéressé, peu satisfait de s'être fait réveiller. T'es qui, toi ? »
Son animal de compagnie leva également la tête et ouvrit sa gueule dans un bruit rauque et étouffé. Enzo remarqua immédiatement le défaut génétique de la créature, confirmant l'hypothèse du rebut. Sa mâchoire supérieure et inférieure était relié par une membrane trop courte et étroite, créant non seulement des trous dans ses joues mais l'empêchant aussi de correctement ouvrir la gueule. Après un mouvement de recul, son œil observateur nota la chaîne sous la collerette ainsi que la sorte de paille souple à ses pieds, sans doute destinée à le nourrir.
« Je… commença Enzo, mal à l'aise.
— Ah, ça ? fit le sans-abri en passant sa main sur sa nuque. T'en fais pas chef, c'est juste ma puce d'urgence que je me suis fait retirer. Comme ça, les ramasseurs peuvent pas m'identifier, et j'ai récupéré ça pour la nuit. »
Il tendit sa couverture sous les yeux d'Enzo. Une fine feuille de métal isotopique. Ce genre d'objet n'était pas rare à trouver en décharge, mais un si grand morceau, le vagabond avait eu de la chance. Conçu à l'origine pour un projet d'espionnage pour la CMO, le métal isotopique présentait des signatures électromagnétiques, thermiques et radioactives parfaitement neutres par rapport à son environnement, ce qui avait bien sûr tout de suite plu aux fabricants de carosserie "personnalisable" et autres gadgets RGB.
« Vous… Vous n'avez plus de puce d'urgence ? répéta Valéry, interloqué. Mais… Où l'avez-vous perdu ?
— Ahaha ! On dirait que t'as besoin du même genre de doc que moi, pas vrai ? Allez, tu sais quoi, pour t'être inquiété pour moi je vais te montrer le chemin. File-moi ton interface, que je dessine le trajet. »
Le techos, un peu circonspect, tira la manche de son manteau. La pluie tombait doucement sur sa peau alors qu'il révélait un appareil de la taille d'un smartphone, parfaitement plat, strappé à son bras droit, un câble s'enfonçant dans la pliure du coude. Il avait refusé l'implant sous-cutané, préférant pouvoir directement bidouiller et réparer son interface de réalité au cas où. Le SDF attrapa un stylet dans les plis de ses trop nombreux habits, se déplaçant sur la carte d'Eurtec. Presque rendu à l'horizon, il cliqua sur une adresse, puis esquissa un sourire métallique à Enzo. Ce dernier le remercia d'un geste, avant de partir en se demandant bien ce qui l'attendait aux confins de la zone physique de la ville.
« Maman, lâche-moi, ça va ! »
Catherine était furieuse. Dans le duplex situé Avenue du Progrès, les dispositifs de son virtualisés avaient du mal à absorber les cris de rage teintés d'anxiété de l'ingénieure et mère de famille. Courant après sa fille Charlotte qui tentait de s'enfermer dans sa chambre, Catherine commanda au robot de gestion la déconstruction de la porte.
« Charlotte ! Tu te rends compte de ce que tu as fait ! Tu sais que c'est irréversible !
— Ça va, je te dis ! Tous mes copains à l'école m'ont dit que c'était une super idée, en plus une influenceuse que je suis l'a fait aussi !
— Non mais ça va pas la tête ! Ne fais pas semblant de ne pas comprendre pourquoi les garçons trouvent que c'est une bonne idée ma fille ! Non mais vraiment, qu'est-ce qu'on va penser de toi, maintenant ? »
Catherine était pour le moins désemparée depuis déjà plusieurs années. Entre son poste de généticienne à Bayer-Monsanto et sa vie mondaine à gérer, Charlotte était devenue une épine dans le pied de sa mère. Et ce n'était pas son père, sans cesse hors du foyer pour raison "professionnelle", qui allait arranger quoi que ce soit. Âgée d'à peine seize ans, sa fille avait déjà tout fait à sa mère pour tenter de la contrarier : tabac, puis toutes sortes de drogues, débauche avec les garçons, style provocateur, refus de l'école, bagarres et même un petit larcin qui lui avait valu un aller-retour au poste. Mais là, c'était la goutte de trop.
Catherine voyait d'un mauvais œil la sexualisation de sa fille, qui mettait déjà les habits les plus courts, transparents et moulants que Prada Industries était en mesure d'offrir comme vêtement moléculaires. Montée sur des talons scandaleux, Charlotte arborait une jupe en peinture digitale solide qu'on pouvait très difficilement faire plus court sans appeler ça une ceinture, qu'elle combinait à un haut en nano-néoprène aux motifs ondulants, révélant un décolleté sous fermeture éclair manifestement trop plongeant pour sa mère. Cependant, cette fois-ci, Charlotte était allée beaucoup plus loin.
« Eh oh ça va, toi aussi t'as des tatouages je te signale ! cria l'adolescente en jetant un coussin sur sa mère.
— Oui, mais je ne me suis pas fait écrire "DADDY'S SLUT" sur la gorge avec un effet mémétique, enfin !
— C'est vrai que tes pentagrammes c'est beaucoup mieux ! Je préfère assumer d'aimer coucher plutôt que d'être marqué par la Coalition comme une de tes vaches mutantes de laboratoire ! »
La remarque atteignit Catherine en plein cœur. Pour obtenir sa place de responsable de la branche carnée du projet Eurtec, l'ingénieure avait du se plier aux exigences de sécurité de l'entreprise, détenue par l'un des principaux membres des Illuminés de Bavière. Tous les employés accrédités de la ville devaient, en plus de leur passe, présenter une classification similaire aux autres entités conscientes de la CMO, en tant que sujet de test. Elle avait donc reçu, juste au-dessus de son port OROI, un tatouage biométrique, frappé du sceau de la Coalition Mondiale Occulte. En un sens, elle ne valait pas mieux que les immenses vaches cubiques gavées aux paragénétiques des fermes d'Eurtec.
« Alors toi, tu vas voir ce que tu vas voir, ma fille ! Je te préviens, quand ton père va rentrer… commença la mère, comme d'habitude. Et puis, c'est quoi cette histoire de langues, là ?
— C'est une nouvelle trend super hype sur le Net ! Plein de filles trop cools ont fait l'opération, et comme elle est ouverte aux mineurs depuis peu, t'as rien à dire ! En plus, c'est super esthétique, trop fleshwave, tu peux pas comprendre.
— Oui, bien sûr, tu vas me faire croire que c'est juste pour l'esthétique que tu te fais greffer une deuxième langue, évidemment ! J'ai été jeune avant toi, ma fille, je sais à quoi ça sert !
— C'est sûr que c'est pas à toi que ça va servir, vu que papa t'a même pas croisé depuis deux mois ! Dis plutôt que t'es jalouse ! »
La mère de famille, estomaquée des propos de sa fille, eut le souffle court. Sentant les larmes monter, elle commanda immédiatement la réapparition de la porte, qu'elle verrouilla d'une rapide commande gestuelle. Les cris de Charlotte furent bientôt étouffés par les hauts-parleurs anti-bruits, alors que Catherine, encore sonnée, montait les marches du somptueux appartement. Elle s'affala dans le canapé de cuir à mémoire de forme, les immenses gratte-ciels d'or et de platine d'Eurtec reflétant le soleil artificiel à travers la baie vitrée.
« Jack ? fit-elle à son IA domestique particulière.
— Oui Madame ? répondit une voix douce mais ferme, taillée sur mesure par Catherine.
— J'ai… J'ai besoin de me détendre. De me vider totalement la tête. Ferme le volet et lance le programme Soumission, je te prie.
— Tout de suite, Madame. »
Une larme coula sur la joue de Catherine pendant que la vitre se teintait de noir et qu'un masque de soie était construit en une fraction de seconde sur ses yeux, masquant le désespoir de son quotidien pourtant désiré par presque tous les miséreux de la ville de silice.
Le semi-remorque réfrigéré s'avançait à l'entrée du tunnel. Sur son pare-brise, le code-barre de son ticket, destination et tarif inclus, passa sous le laser rouge de la plate-forme de triage. Depuis le rachat d'Eurotunnel par un obscur fond d'investissement, l'énorme tunnel sous-marin avait reçu des améliorations technologiques conséquentes pour fluidifier le trafic. Évidemment, le coût de la traversée s'était fait ressentir pour la plupart des usagers.
Mais pas pour Rodrigo.
Son énorme camion primeur n'appartenait pas à n'importe quelle entreprise d'agro-alimentaire, ni même n'importe grossiste en boucherie. Non, il faisait partie de l'infime partie des camionneurs de ce monde à connaître le secret du tunnel. Le panneau digital lui indiqua la file prioritaire d'une flèche bleue. D'un coup de main, il enclencha son clignotant pour accéder à la voie toute à droite, se taillant une place au milieu des autres transporteurs. Ils étaient rares à emprunter la file, le tarif étant purement exorbitant. D'autant plus que, depuis trois mois, l'offre premium permettant de garantir un accès à la file prioritaire n'était plus distribué que sur dossier.
Quelques dizaines de mètres après la séparation de l'Eurotunnel, isolant la file prioritaire du reste du trafic, Rodrigo Costa amorça un violent virage à gauche en pleine descente, prenant la normale au trajet prévu initialement. Aucun camion à l'horizon, ni devant, ni derrière, ne projetait de lumière de phare dans l'interminable tunnel éclairé périodiquement par des LED bleutées. La route allait être longue. D'un geste habitué, il lança le CD de The Weeknd que sa fille lui avait gravé à la maison. Il n'arrivait toujours pas, en dépit de ses livraisons, à faire marcher ne serait-ce qu'une clef USB. Rapide coup d’œil au GPS : le mode couverture s'était déclenché automatiquement au passage du code-barre et le camion était virtuellement toujours coincé dans les bouchons du tunnel sous la Manche. D'habitude, il était très alerte sur cette partie de la livraison, mais aujourd'hui, sans savoir pourquoi, il se sentait distrait. Après quelques minutes de désagrément, il comprit. Il avait envie d'aller aux toilettes. Pourtant, Rodrigo en était certain, il était parti pisser avant de prendre le volant et n'avait pas plus bu que d'habitude !
Le camion arriva tranquillement à la zone de douane. Sur ses freins magnétiques, le véhicule réduisait l'allure sans forcer, attendant qu'il soit assez proche de l'arrêt pour que le système hydraulique reprenne le dessus. Devant lui, un mur d'acier beaucoup plus impressionnant que les classiques protections en plastique de péage était encadrée par quatre agents de sécurité, pentagramme au porte-plaque et fusil effilé entre les bras. L'un d'entre eux fit signe au camion d'attendre sur la file, le temps que le conteneur avant lui soit inspecté.
Une sorte de bourdonnement parvenait aux oreilles de Costa. Il avait l'habitude du phénomène et ne chercha même pas à l'atténuer, sachant que c'était impossible. Bien qu'encore assez loin du portail, il arrivait déjà à voir les points bleutés se sur-imprimer sur sa vision. On lui avait assuré que tout ceci n'avait rien de radioactif, mais il lui semblait bien avoir lu quelque part que l'uranium pouvait avoir ce genre d'effet sur les caméras, alors pourquoi pas les yeux ? Et toujours cette vessie pleine qui ne le laissait pas…
Un garde toqua de sa lampe torche au carreau. Il ne l'avait pas vu venir, ce dernier n'ayant pas jugé utile de l'allumer. Comme à son habitude et sans un mot, Costa ouvrit la portière et tendit à l'homme en armure l'inventaire de marchandise ainsi que les clefs du cadenas à l'arrière. D'un regard dédaigneux, l'agent de sécurité inspecta rapidement le document, puis se dirigea à l'arrière.
« Putain de merde ! beugla d'exaspération un des douaniers de la Coalition. J'ai pété la clef dans le cadenas, ça tient jamais ces conneries !
— Laisse, lança un deuxième. Je sors la pince. »
Un bruit de métal retentit dans la zone douanière alors que le lourd cadenas de sécurité s'écrasait sur le béton brossé.
« Et donc vous arrivez de…
— PTLIS. Lisbonne, précisa Costa. C'est écrit sur le bon, hein.
— Oui oh, ça va, monta légèrement le garde. Sinon je peux aussi vous flanquer une rétention des douanes et vous garder au chaud une journée ou deux aussi.
— Vous verrez ça avec les restaurants de Platinum, répondit simplement le camionneur, ce qui suffit à faire taire le douanier.
— Les autres ? lança-t-il à l'arrière pour changer de sujet. Vous vous en sortez comment ? »
Les deux agents à sa suite venaient de grimper dans le camion. L'un des deux frappa dans ses mains pour se réchauffer, l'entièreté du véhicule étant réfrigéré. Des jambons, pièces de bœuf et de moutons étaient pendus au plafond, disposés dans des cartons ou des congélateurs. Rien de spécial. Mais la douane de la CMO n'était pas n'importe quelle douane.
L'un des deux garde-frontière posa un petit ordinateur portable au sol, relié par un câble à une sonde que son collègue attrapa.
« On teste les radiations, scan complet. »
Les données défilaient à toute vitesse sur l'écran. Radiation akiva, Énergie Vitale, champ de Humes, caméra thermique et rayonnement gamma, toute information émise par n'importe lequel de ces jambons était scannée, analysée et décortiquée par le DÉVOILE embarqué des agents de douane.
Toujours rien à signaler.
Continuant leur analyse, les deux agents se dirigèrent vers le fond du camion. La chambre froide, maintenue fermée par une poignée en roue, ne leur inspirait pas confiance.
« Ah. fit simplement l'agent équipé de l'ordinateur lorsque son collègue passa la porte.
— Ah ? répondit sur un ton inquisiteur le second.
— Non, rien. Un bruit de fond d'EEV qui est un peu monté quand tu as ouvert la porte, mais rien de significatif. Bon, on remballe, il caille ici. »
Bredouilles mais satisfaits, les opérateur de la plateforme interdimensionnelle repoussèrent la porte de la chambre froide, insuffisamment éclairée pour remarquer la languette de métal qui dépassait de la porte.
Faisant signe au conducteur après avoir refermé le camion, les douaniers abaissèrent le rideau d'acier dans le sol. La vision du conducteur se troubla sous l'influence des photons extradimensionnels émergeant à toute vitesse de l'énorme porte circulaire, hurlante et irradiante d'un tourbillon azuré. Le sol semblait se fragmenter et se recomposer en rythme, des morceaux de béton revenant à la poussière et des débris s'assemblant en plaque rocheuse dans un ballet frénétique. Costa, pourtant habitué, ne cessait de s'émerveiller de la prouesse technologique que constituait le portail d'Eurtec. Pile à l'heure, se dit-il en voyant l'horloge de la gare dimensionnelle émerger du tourbillon paradoxal.
Pile à l'heure.
Dans la chambre froide, la montre automatique déclencha le piston de la seringue d'adrénaline, injectant sa dose à l'homme en catatonie induite. Inspirant brutalement, les yeux injectés de sang, ce dernier sentit le sang pulser à nouveau à travers ses membres. Il était congelé. D'une main tremblante, il craqua le gel exothermique de sa combinaison et ouvrit la caisse en plastique d'un coup de genou. L'adrénaline l'avait mis en légère arythmie, mais l'espion avait l'habitude de ce genre de soucis et savait où aller pour régler ça en urgence. Pour le moment, le médicament arriverait à le maintenir. Il tira promptement la languette intérieure de la porte, astucieusement positionnée pour desceller la chambre froide et lui permettre d'ouvrir la porte, puis, sortant de son sac deux semelles en plastique mou et un couteau, il s'affaira à recopier les traces que les agents de la CMO avaient laissé dans la neige des pains de glace. Rien de très complexe, elles étaient prédécoupées sur plusieurs modèles. Il lui fallut moins d'une minute pour émerger de la chambre froide sans traces, marchant à pas de loups au milieu des viandes portugaises. Arrivant à la porte, il profita de la disparition du cadenas de sécurité pour ouvrir les portes de l'intérieur et se faufiler en-dehors du camion pendant que son conducteur pouvait enfin se soulager sur l'aire de dépôt de la gare d'Eurtec. Glissant les mains dans ses poches, il trouva l'emballage du diurétique et la petite lime grise, encore recouverte du métal jaune de la clef. Enfilant son manteau, conservé à l'abri dans son sac, le clandestin laissa simplement un message à son manager, bien au chaud dans l'un des bureaux de la société.
« Cheguei com segurança a Eurtec. Mais informações serão transmitidas futuramente. »
Ce n'était pas quelques douaniers et un petit embargo qui allaient arrêter Les Yeux Anonymes.