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Demain comme hier

Aujourd’hui, le boulanger est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas. Lorsque je suis allé chercher mon pain ce matin, je n’ai aperçu que son apprentie. Elle paraissait fatiguée avec ses cernes et ses joues creuses, plus que d’habitude. C’est vrai que les boulangers devraient tout le temps paraître fatigués. Ils se lèvent tôt. Enfin, je crois. J’ai entendu dire qu’avec leurs machines, ils n'étaient même plus obligés. Mais peut-être que l’apprentie n’utilisait pas ce genre de machines. Ou qu’elle ne savait pas les utiliser étant donné qu’elle était une apprentie sans maître dorénavant. C’est dommage, j’aimais bien son pain.

Mais celui de l’apprentie avait l’air assez semblable. J’ai pris mon habituelle demi-baguette pas trop cuite. Au moment de payer, je lui ai fait part de mes condoléances. Elle a hoché la tête puis haussé les épaules. C’est vrai qu’après tout, le boulanger n’était que son maître. Un autre boulanger reprendra la boulangerie, et peut-être l’apprentie avec. D’ailleurs, je crois qu’elle en a profité pour augmenter les prix : « C’est un euro » me disait-elle. J’ai demandé, un peu incertain : « Combien ça fait en francs ? ». Comme elle aussi hésitait, je lui ai donné approximativement la bonne somme. C’est toujours aussi difficile de s’y faire, même après autant d’années. Je me rappelle que, quand j’étais petit, ma maman peinait elle aussi à calculer, alors que j’attendais à la caisse. Comme quoi, des choses ne changent pas.


Aujourd'hui s'avère similaire à hier. Et demain lui sera encore plus semblable. Car le monde stagne et n'évolue plus : ici, tout paraît bloqué depuis des siècles dans une fin perpétuelle des années 90. Chaque année, les mêmes guerres sont déclarées, les mêmes épidémies se déclenchent, les mêmes modes reviennent au goût du jour, les mêmes avancées technologiques sont découvertes, les mêmes catastrophes naturelles se réitèrent… Tout se répète, mais personne ne semble s'en rendre compte : chacun dérive sur le fleuve de l'ennui, l'œil morne, porté uniquement par ses habitudes.


En sortant, je me suis aperçu qu’il s’était mis à pleuvoir. C’est de saison il me semble. Quelques gouttes, juste assez pour mouiller le papier qui enveloppait le pain. Je l’ai donc abrité sous mon manteau, puis ai accéléré afin de moi aussi ne pas trop être trempé. Un sandwich imbibé n’est jamais des plus digestes. Surtout quand il s’agit du seul déjeuner de la journée. Au bureau, le travail ne me permettait pas de manger mieux : pas assez de temps pour rentrer me préparer quelque chose, et pas assez d’argent pour me payer un restaurant tous les jours. Parfois, je me disais que, comme mon père, j’avais ma gamelle prête pour la journée. Un repas préparé à l’avance. Heureusement pour moi, la pluie s'est calmée peu après. Dans la rue, j’ai par hasard croisé la voisine et sa fille. La petite portait sous son bras une petite boîte en plastique rose. J’ai pensé qu’il s’agissait de sa gamelle.

L’enfant a remarqué que je la fixais. Elle a levé la boîte pour me la montrer de plus près et a dit : « Regarde, c’est mon manger. » J’ai hoché la tête. La petite a vu ma demi-baguette et m’a demandé : « Je peux avoir le quignon ? » Je l’ai interrogée sur ce souhait, elle m’a répondu : « Parce que j’aime bien. C’est bon. » La voisine a dit que ça n’était pas poli, mais l’enfant a insisté. J’ai haussé les épaules et rétorqué que ça m’importait peu. Alors la petite m’a rapidement remercié et arraché le quignon de ma demi-baguette, avant de partir en sautillant. Dommage pour moi, je n’aurai pas de quignon aujourd’hui. Comme à chaque fois que je les croise.


Les dates sont floues : "hier" pourrait être "mardi" ou "la semaine passée". Qu'importe, ce sera de toute façon la même chose. L'avenir ne saurait être différent, en bien ou en mal d'ailleurs : qui donc aurait la volonté de se battre pour changer les choses ? Procrastination, désintérêt et indifférence sont les maîtres ici. Par dépit, sans rêves ni ambitions, chacun réitère les erreurs du passé et ne fait que se laisser porter par la masse. C'est ce qu'il y a de mieux à faire de toute façon, car cette terrible réalité n'en reste pas moins normalité aux yeux de la Fondation.


Après être rentré chez moi et avoir préparé mon sandwich, j’ai fixé immobile pendant plusieurs minutes l’horloge du salon. Je me suis demandé si je travaillais bien aujourd’hui. J’étais incapable de me souvenir si j’avais été au bureau hier. Ou avant-hier même. Les journées se ressemblent quand on vit seul, mais il s’agissait de la première fois où j’hésitais autant. Tous les éléments de la matinée paraissaient correspondre pourtant : le difficile réveil, le petit-déjeuner pris avec la radio, le brin de toilette à la lumière vacillante du miroir, la descente de la rue jusqu’à la boulangerie, la rencontre avec la voisine. Et puis il y aurait le trajet en bus, l’arrivée au bureau en même temps que le comptable, la pile de courriers à trier, le regard scrutateur de la secrétaire… Comme tous les jours. Comme tous les jours.

Qu’est-ce que j’ai bien pu faire de différent hier ?


Mais épisodiquement, certains esprits prennent conscience de cette stagnation. Ils se rendent compte que le monde ne tourne plus, dans un sens comme dans l'autre. Que leurs proches restent ternes et flegmatiques face aux événements. Que tous les enfants se résignent à faire comme leurs parents. Que chaque année des territoires sont pris, perdus puis repris sans que la ligne de front ne bouge. Que sortent toujours des films avec les mêmes scénarii, les mêmes techniques de tournage et les mêmes scandales autour. On peut alors s'y résigner aussi, ou au contraire chercher à bousculer à son échelle le cours des choses. Ce que la Fondation ne voit pas d'un bon œil bien sûr.


Je me suis ressaisi. Le tic-tac de l’horloge m’a rappelé l’heure : celle de prendre mon bus. J’ai pris mes affaires et suis descendu en courant. Cet instant de rêverie a failli me coûter ma matinée : quelques minutes de plus et je ratais le bus. Je suis cependant parvenu à héler le conducteur, qui a bien voulu patienter quelques secondes de plus pour moi. J’ai bousculé un peu les autres passagers pour me trouver une place de libre, espérant qu’ils ne m’en tiendraient pas rigueur. J’ai fini par m’asseoir à côté d’un vieux monsieur qui lisait un journal. Dès que le bus a redémarré, il s’est mis à me parler, sans que je le lui eût demandé. Il avait une voix sèche et monotone, comme un professeur ou un journaliste, sans même lever le nez de son journal : « L’offensive a repris pour les américains. On parle de plusieurs tonnes de bombes en départ de leur sol. Ces terroristes n’auront aucune chance. » Comme j’ai voulu rester poli, je me suis forcé à répondre : « Ce sera net, rapide et sans bavure alors. » Le vieux monsieur s’est tourné vers moi, le regard sévère, avant de poursuivre : « Je l’espère, cela fait une éternité que j’entends parler de cette guerre. Il ne manquerait plus qu’ils ratent leur coup, et les voilà repartis pour dix années de plus. » Il me semblait avoir déjà entendu ce genre de réflexion il y a dix ans.

Probablement une autre guerre, avec toutes celles que les américains mènent. J’ai discuté quelques minutes avec le vieux monsieur des rumeurs autour de ce fait divers, le pétrole comme motivation revenant à chaque fin de phrase. Comme je n’y connaissais pas grand-chose, je me suis contenté de hocher la tête. Il avait l’air bien plus informé que moi sur le sujet. Sûrement grâce à son journal. Puis le bus est arrivé à son terminus. Je suis descendu afin de prendre ma correspondance, puis ai perdu de vue le vieil homme. Dommage, j’aurais bien voulu en apprendre plus sur cette guerre.


Que deviendraient ces individus à la recherche d'un futur inédit ? Porteurs d'aspirations naissantes et d'un enthousiasme novateur pour échapper à ce mortel ennui ? Retourneront-ils à la masse faute de succès, ou se battront-ils contre la stagnation et la Fondation jusqu'à leur dernier souffle ?


Aujourd’hui, l’apprentie a été remplacée. Ou peut-être hier, je ne sais pas. Il y avait une autre personne derrière le comptoir de la boulangerie. Sûrement le nouveau boulanger. Lorsque je lui ai posé la question, il a simplement haussé les épaules. Les gens vont et viennent. D’ailleurs, je crois qu’il en a profité pour augmenter les prix.


Prologue : exposition

"À quoi faisons-nous face ?"

Acte 1 : réalisation

"Qui sommes-nous ? Qu'est-ce… qui nous arrive ?"

Acte 2 : opposition

"La Fondation ne nous laissera pas faire."

Acte 3 : conclusions

"Que faire à présent ?"

Acte 3.1 : renouveau

"Nous saurons aller de l'avant !"

Acte 3.2 : réinitialisation

"Le changement est une illusion."

Acte 3.3 : destruction

"Ils avaient donc raison, rien ne devait changer…"

(Rien pour l'instant)

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