« N'aie pas peur. | Celle qui s’est souvenue.»
Le 3 Mars 2017.
12H00.
L'agent Mourne était énervé.
Ses doigts tambourinèrent le volant alors que les klaxons de sa voiture de fonction se firent entendre dans toute la cinquième avenue de New York. Tout en grommelant dans sa barbe de trois jours, il regarda son rétroviseur histoire de ne pas écraser un gamin ou un chaton lorsqu’il ferait marche arrière.
Son collègue sirotait tranquillement un café tout en consultant le Times du jour. Il se retourna en mettant son coude sur son dossier et, sans regarder le volant, engagea la marche arrière pour quitter la rue bondée. Son collègue le regardait curieusement ET il y avait de quoi !
Simon Mourne était un agent de quarante ans à la barbe rousse comme ses cheveux et à la musculature imposante. Chose essentielle lorsqu'on est un agent de la Fondation SCP. Chose moins commune, il mesurait un mètre cinquante de joie de vivre et de… non. L'agent Mourne n’avait pas été recruté par la Fondation pour sa bonne humeur, mais surtout pour ses compétences en commerce et en logistique dans le domaine militaire. Sa tête coiffée d'une tignasse rousse à moins de 3 centimètres du volant offrait une vision assez amusante du conducteur qui l’était un peu moins. Surtout lorsqu’il était coincé dans les bouchons de la grosse pomme.
-Putain, y savent pas conduire ou quoi ?
Son accent irlandais était également assez marqué mais il ne dérogeait pas à la règle fixée depuis longtemps par ses ancêtres : une bonne Guinness dans le gosier et un trèfle dans sa poche de blouson suffisait à le requinquer pour la journée. Il n'en était pas de même pour son collègue plus réservé qui préférait être sobre et attentif aux moindres détails de sa vie et surtout de celle des autres.
Tout en sirotant le reste de son café avec trois sucres et un nuage de lait, Georges Boomer regardait son collègue avec un petit sourire en coin. Du haut de ses deux mètres, il faisait partie du « DSI », soit le département chargé de localiser les traîtres au sein de la Fondation et… d’agir en conséquence.
Un travail de longue haleine qu'il conservait fraîche en toutes circonstances au moyen de Chiclets, des chewing-gum originaires du pays de Sa Majesté dans le plus pur style anglais : il tenait à lever son auriculaire même lorsqu'il ne tenait pas dans sa main une tasse de thé. Son accent était cependant typique d’un américain mais il tenait à conserver malgré tout, la culture du pays qui l'avait vu naître.
Ces deux personnalités atypiques avaient été mises en relation il y a de cela cinq ans. Depuis, il ne s'était pas passé un seul instant sans que le style bourru de l'irlandais ne fasse rire le « Rosbif » comme il aimait l’appeler.
Surtout chargé de la sécurité des multiples marchandises devant être acheminées à bon port vers celui de la branche française, ils furent choisis grâce à leur maîtrise naturelle de la langue de Shakespeare et à leur professionnalisme assurant une discrétion assurée à leurs employeurs. Et par discrétion, cela suggérait de taire même l'existence à quiconque de leur mission gouvernementale, à commencer par leurs « clients ».
Arrêtant quelques minutes de se plaindre, l'irlandais commença à siffloter doucement l'air d'une chanson connue tout en quittant la ville en direction d'un orphelinat dans les environs.
-Rappelle-moi la mission du jour, le Rosbif !
-Aahh…
L’anglais avait l'habitude de ces quizz quotidiens destinés à ne pas l’écarter de sa mission tout en lui rappelant, par la même occasion, qu'il ne fallait pas perdre le scénario de vue. C’était ridicule mais c’était également une vieille habitude qu’il valait mieux garder, dans le but d’être les meilleurs… surtout pour ceux l’étant déjà : une erreur dans le scénario, une incohérence, et toute la mission pouvait tomber à l'eau. Mener un double jeu était une seconde nature pour l'anglais qui était habitué à traquer ceux qui en avaient une… ou plusieurs.
Et il soupçonnait déjà quelqu'un mais ce n’était pas ses affaires. Il était au service de la branche anglaise et la raison pour laquelle il aidait les français était simple : l'argent.
« Pas de pétrole mais des idées. »
Une douce blague compte tenu de la situation économique plus que bonne de ses homonymes francophones. Il devrait toucher deux mots à un cadre pour interroger deux ou trois agents et une secrétaire… ou archiviste… une femme en tout cas. Mais bon, ce n’était pas ses affaires non plus.
Ce qui l’était davantage, c'était l’attaché-case que portait son collègue. Perdu dans ses pensées, il n'avait pas remarqué qu'ils étaient arrivés à destination. Et son ami ne l'avait même pas bousculé pour lui faire répéter son scénario une dixième fois… voilà qui était inhabituel. Sûrement stressé ou…
-SACHDA FUCKING FUCK !
L'irlandais se précipita sur ses courtes jambes vers le bâtiment qui venait de s'effondrer littéralement sous ses yeux.
L'anglais jeta son café par la fenêtre et avant que celui ne touche le sol, il avait déjà quitté son siège et rattrapait son collègue en quelques foulées rapides.
La portière toujours ouverte laissa passer les rayons du soleil sur le siège qui se réchauffa lentement. La radio toujours allumée diffusait une musique irlandaise tout en indiquant sur le côté gauche du poste, l'heure actuelle :
12H34.
Orphelinat Sainte-Lucie, New York.
12H34.
Tout en se réveillant de son état semi-comateux, Eléanore observa le paysage chaotique qui s’étalait sous ses yeux rougis. Avec un sifflement rauque en guise de respiration, elle se releva difficilement et fut prise d'un vertige qui la fit se cramponner au cadavre du lit de son amie Magalie. Tout en passant sa main dans ses cheveux dans l'espoir de retirer les pellicules et les éclats de plâtre qui s’était coincés là durant son absence temporaire, elle tenta de se rappeler comment tout avait pu se passer aussi vite. Lorsqu’elle retira sa main, elle ne vit qu'une tache floue aux rebords ensanglantés.
Légèrement hébétée, elle s'assit sur le tas de gravas en dessous d’elle et s'essuya les yeux avec sa manche de tee-shirt. Sa tête lui faisait mal, mais le silence de l’orphelinat était incroyablement perturbant pour la petite fille qui tituba lentement vers ce qui restait de la porte. Mais celle-ci s'effondra vers l’extérieur lorsqu'elle essaya, par habitude, de tourner la poignée en bois. Elle leva alors la tête et se couvrit les yeux de sa manche encore poisseuse de sang pour découvrir un trou de lumière dans le Plafond des Brûlures, pile à l'endroit où elle avait laissé sa marque la veille au soir.
Elle marcha dans un silence irréel uniquement entrecoupé des grésillements des criquets et du tapotement rapide d’un pic-vert sur le bois d’un arbre tordu par le poids d'un mur. C’était celui de la cuisine exiguë, qui tentait faiblement de se redresser en poussant le chêne qui se contenta de ployer avant de… s'effondrer à son tour dans un grand fracas.
Le pic-vert s'envola brusquement et Eléanore le suivit des yeux tandis qu'il survolait les ruines de l'orphelinat, un drôle de duo qui courait vers elle, et une voiture qui avait toujours ses feux allumées. Elle marcha lentement, mais d'un pas déterminé, ne faisant pas attention au cadavre de Neils coupé en deux qui se trouvait à ses pieds, ni au cuisinier mexicain qui gisait dans une mare de sang, sa tête écrasée par le poids du mur qui, lui, avait succombé au poids des âges. Elle ne fit pas non plus attention à l'enfant, une enfant, tenant un ours en peluche d'une main tremblante… Non, cette main ne tremblait pas, elle n'était plus attachée à rien et ce n’était pas le vent qui la faisait se mouvoir, non.
Eléanore, elle, sentait ses nerfs trembler, alors qu'elle comprenait que cette main n'était attachée à rien. Le corps de l'enfant l'attendait sagement sur une chaise dans une posture post-mortem ironique : un ours en peluche dans la main coupée, et une tasse en porcelaine dans l'autre. Un chaton rose sur le tabouret en face de la fillette regardait le cadavre de celle-ci d'un regard vide. Elle mourut seule. Jess mourut en jouant seule. Son unique amie en dehors de Magalie et celle-ci … était partie.
Alors qu’Eléanore avança en tremblant de plus en plus, ses jambes cessèrent de la porter devant ce qui servait encore de salle de bain il y a quelques minutes, et s'effondra sur les genoux avant de vomir son dîner inexistant sur le sol. Puis elle adressa un signe au petit Monsieur qui s'avançait vers elle en courant avant de sombrer dans l’inconscience.
Orphelinat Sainte-Lucie, New York.
12H37.
-Shit shit shit shit.
L'irlandais courait à en perdre haleine sur la route jonchée de gravats et de copeaux de bois issu d'un arbre s’étant effondré plus loin. Tout en accélérant autant la cadence que ses courtes jambes le lui permettait, il jeta un regard derrière lui quand son collègue le rejoignit en quelques foulées rapides.
-Bombe ?
L'anglais jeta un regard grave vers le bâtiment avant de le reporter vers son collègue qui lui lança d'une voix sûre :
-Tu me déçois. Une bombe n'aurait pas produit un effondrement de ce type, c'est quelque chose de gros qui est tombé et ça a… créé ces ruines. Ça devait être vivant vu le remue-ménage que ça a…
Ils échangèrent un regard entendu avant de courir dans un silence entrecoupé du sifflement rauque de l'irlandais qui peinait à suivre la cadence de son collègue.
-Une… huf… gosse.
Simon désigna un point qui venait de s'effondrer dans ce qui restait de l'orphelinat. L'anglais plissa les yeux en laissant son collègue en plan pour lui porter secours.
-Oh god.
La scène était macabre. Des corps démembrés de tous les côtés, des cadavres sanguinolents, quelque soit l'endroit où il posait son regard. Et la majorité était des enfants.
Déglutissant en secouant la tête, il reporta son attention sur la petite fille et lui administra les premiers secours. Sautant sur le sol couvert de gravas, il contrôla son pouls et sa respiration. Elle était juste évanouie, Dieu merci. Ce n’était pas le cas des autres. Pas la peine d'avoir suivi une formation médicale pour savoir que leur cas était désespéré.
-ROSBIF ! COME HERE !
Sans noter le surnom, il se précipita sur ses longues jambes pour avoir un compte-rendu de la situation selon son collègue.
-Elle est encore vivante,
elle ! Je lui ai fait les premiers secours mais elle va pas tenir le choc même si j'appelle une ambulance. Fuck, qu'est-ce qui s'est passé ici ?
-Aaah… ai… dez… moi… la… la fille…
-Quoi ? Quelle fille ? Allez doucement Madame et respirez lentement.
-Aag.. j'ai… mal…
Les deux agents échangèrent un regard, elle allait mourir dans les prochaines minutes. Alors qu'elle baragouinait des mots sans aucun sens, les agents décidèrent de la laisser délirer tout en fouillant les gravats à la recherche de survivants. Elle cracha du sang avant de tenter de parler une dernière fois en regardant l'agent Mourne, les yeux injectés de ce qu'elle n'avait pas encore expectoré :
-Magalie… SCP… confiner… merde !
Sur ces dernières paroles, Clevegirl mourut en désignant du doigt le plafond… enfin le ciel où un point lointain était en train de disparaître… lentement, à exactement 12H43.
12H40.
Angélique avait mal et deux côtes cassées.
Elle tenta de se redresser pour parler aux deux hommes devant elle :
« Les petits Monsieurs du gouvernement » selon sa patronne.
Ah ! Elle aurait bien voulu le croire pour l'un des deux mais sûrement pas pour l'autre. Une blague de mauvais goût sûrement. Ceux qui devaient vendre les gosses se tenaient au-dessus d'elle et elle ne pouvait même pas leur dire ce qu'elle avait vu. Ironiquement, c’était la première fois qu'elle voulait coopérer avec le gouvernement plutôt que l'entraver. Et ironiquement, elle ne le pouvait toujours pas, même en sachant qu'elle allait mourir. Car oui, elle le savait. Et elle savait aussi qu'elle n'avait pas rêvé. Elle cria mais personne ne l'entendit, ou du moins, ils n'entendirent que des gargouillements produits par sa gorge obstruée par du sang. Et pas que le sien.
Elle revoyait la scène en boucle, encore et encore. La petite Magalie qui ouvre les bras et crie quelque chose d’incompréhensible avant que le plafond ne s'effondre, dévoilant la… chose. Une chose inhumaine, elle en était sûre, et sans yeux. Juste… cette tête horrible et ses serres immenses qui se posèrent sur un enfant qu'il déchiqueta consciencieusement avant de jeter le cadavre démembré et s'attaquer à un autre. Angélique tenta de s'enfuir, d’échapper au « Monsieur » selon la fille, mais celui-ci l'envoya contre un mur d'un coup de queue rapide. Puis ce fut le noir… avant de se réveiller une nouvelle fois et de retomber encore dans le coma, quelques secondes plus tard. Mais ce qu'elle vit resta gravé dans ses yeux endoloris, de même que dans son âme qui l'était tout autant :
Magalie caressant la chose à la tête fécale pulsante, tout en lui donnant un… non… tout en sacrifiant du sang à la bête. Et ce n'était pas le sien. Produisant un miaulement monstrueux, elle prit la petite fille dans ses serres et s'envola à grande vitesse vers le ciel dégagé. Puis Angélique eut mal. Et elle se réveilla sans s'être rappelée s'être endormie. Et elle vit l'homme au-dessus d'elle et reconnut son visage. Elle se souvint les instants qu'on lui avait volé. Elle reconnut le logo sur le badge de l'irlandais : celui de la Fondation SCP.
Elle se souvint des tests. Elle se souvint de choses. Elle se souvint DES choses. Elle se souvint qu'on l'avait testé… elle se souvint qu'on s'était trompé dans les amnésiques. Elle se souvint de sa vie. De celle qu'on lui avait arraché. Elle se souvint qu'elle n'avait jamais été Clevegirl. Elle se souvint qu'elle n'avait jamais été liée à une quelconque pègre. Elle se souvint de ses parents… qui l'attendaient encore… depuis toutes ces années/
Elle se souvient de ceux qui ne se souvenaient plus s'être trompés.
On lui avait injecté une vie. Une vie de crime alors qu'elle était la victime. Elle avait juste parlé un peu trop. Alors Angélique se souvint qu'elle devait parler… une dernière fois :
-Magalie est folle ! Je vous en prie, faites ce que vous n'avez pas su faire avec moi putain de Fondation SCP ! Faites ce que vous savez faire de mieux : confiner ce monstre à la tête de merde !
Et sur ces paroles, Stéphanie Golen pointa la chose dans le ciel. Elle pointa Magalie et le monstre fécal qui la tenait dans ses serres. Et puis la bête disparut et Stéphanie se souvint d'une dernière chose.
Elle se souvint qu'elle devait mourir.
« Celle qui s'est souvenue. | Une vie de merde.»