Ceci n'est pas une tasse.

Fortytwo se traînait lamentablement jusqu'à la cuisine, avec ses chaussons pattes d'ours et une mine affreuse. La nuit avait été longue, et pour la première fois depuis des heures qui lui avaient semblées être trois éternités consécutives, il pouvait souffler un peu. Et même si, à ses débuts, il rêvait de ces opérations enfiévrées, de la compagnie des vétérans, il contemplait ce matin-là sa tasse de café, de ce regard fatigué qui voyait aussi les combats à venir et les pertes de la veille, le sang et les larmes.

Le prix à payer était toujours trop lourd. La chair toujours trop faible.

Saleté de spectre. Il n'aura fallu qu'un échec critique pour que le grand merdier commence. Six tours plus tard, la moitié du groupe était hors-course, restaient trois supports fragiles et son caster. Et puis, il a sorti son double six sur sa dernière relance.

L'assistance avait crié de joie, le maître de jeu avait applaudi – et lui a fait son fameux combo sourire en coin et hochement de tête entendu, celui qui voulait dire « bien joué gamin, je suis fier de toi » , et qui donnait un peu envie de lui faire manger ses dés – et on lui avait vigoureusement tapé dans le dos. Ainsi victorieux, le drow et sa troupe finirent leur mission à l'hôtel particulier de leur commanditaire, qui entreprit de négocier leur juste rétribution de héros, en leur faisait servir un café arabien.

Corsé comme j'aime, se dit l'elfe noir.

La récompense empochée et les points d'expérience distribués puis avidement dépensés, la partie se termina. Le drow retourna dans la chemise en carton étiquetée « JdR » et Fortytwo redevint Fortytwo, informaticien de formation, et menteur de profession.

Chandelier s'était déjà remis au travail. Fortytwo fouina quelques secondes dans sa mémoire léthargique, mais ne se rappela pas l'avoir déjà vu dormir. Il avait de plus tendance à s'activer au rythme de croisière d'un gros lézard vautré une pierre chaude, aussi se levait-on de temps en temps pour vérifier s'il respirait encore.

Fortytwo entendit une voix qui murmurait, loin dans les ténèbres, « putain d'sa race j'ai mal au crâne », et s'aperçut après de trop longues secondes qu'il s'agissait de la sienne.

Quand son cerveau en grève eut fini de l'insulter en roumain, il prit une aspirine et alla se poser lourdement devant son moniteur. Il avait l'intérieur des paupières tapissé de papier crépon, et l'impression de nager dans une piscine de caramel dès qu'il baillait, aussi se mit-il péniblement au travail. Le temps de gaffer quelques centaines de références – mais, au final, c'est quoi la procédure Montauk ? – et trois heures venaient de passer.

Ce début de journée l'avait achevé. Ou cette fin de journée, maintenant qu'il y pensait. Il était neuf heures du matin, après tout. Mais on était samedi. Ou vendredi. Les lendemains de soirées, Fortytwo était du genre, par commodité, à suivre le principe d'incertitude.

Une voix trop enthousiaste et nerveuse pour ne pas appartenir à un scientifique nazi le tira de ses considérations existentielles.

« Tu vas voir, c'est cool ! »

Ah, un truc cool ça faisait longtemps. Réunissez cinq geeks dans une pièce fermée, et elle va exponentiellement se remplir de cool à l'état primordial, jusqu'à saturation, cristallisation et désintégration du continuum espace-temps. Fortytwo se leva, s'étira, se fit claquer les cervicales et les lombaires, et alla rendre compte de la prodigieuse, et très probablement stupide, découverte de son estimé contemporain.

Square_Fingers. Monsieur Cool en personne. L'empereur du cool, à la fois son plus fervent apôtre et plus terrible démiurge. Pour une valeur donnée du cool, évidemment, laquelle englobait entre autres choses tout ce qui avait de près ou de loin un rapport avec l'hexadécimal. Une bibliothèque de références curieuses, qui s'entortillaient perpétuellement et se muaient en d'affreuses petites engeances apocryphes.

Une vaste culture où proliféraient joyeusement les mauvaises herbes. Ou plutôt, une champignonnière peuplée de spécimens rares, colorés, puants ou toxiques. La majorité n'était pas mortelle, mais pouvait néanmoins vous clouer sur les toilettes en priant pour une mort rapide et indolore.

« Et t'as que ça à foutre, donc. » constata Chandelier sur un ton égal. Square l'avait réquisitionné pour sa démonstration. Sur son visage, la panique et l'amusement étaient entrés en conflit pour la suprématie du territoire, et une fois la bataille terminée et la poussière retombée, s'ouvrait un ignoble charnier qui semblait questionner toute la futilité et l'absurdité d'un monde.

L'expression traditionnelle de qui est confronté aux abominations affligeantes engendrées par Square.

L'expression qui ne demande rien d'autre que « pourquoi ? » sans pour autant attendre de réponse. Il n'y en avait pas.

« Mais t'es pas visionnaire, comme moi. Regarde, Fortytwo. »

La page lisait « Générateur de kétaire aléatoire – build alpha 0.1.101 », et deux options étaient proposées, « humanoïde », et « noir », toutes deux cochées. Sous une colonne « WIP », d'autres options étaient en construction, comme « lieu », « magie », « trébuchet », « fort en quarts de cercle » ou « grille-pain génocidaire », parmi d'autres choses qui devaient certainement parler à une poignée d'élus.

Square cliqua sur « générer » et un court paragraphe apparu.

Fortytwo lut à voix haute.

« SCP… blablabla… est un adolescent humain, masculin… super intelligent, super rapide, et super fort à la bagarre, capacité de déclencher la fin de l'univers s'il en a envie, sauf qu'il en a pas envie pour l'instant. C'est génial, Square, j'ai rien compris. Tu m'expliques ? »

« C'est encore en développement, mais imagine. L'idée, c'est de décrédibiliser la fondation, tu me suis. Du coup j'ai programmé un générateur de Keter nuls pour noyer le web sous un flot de rapports rédigés par des enfants de neuf ans. On en balance sur 101-FR, et les gens pensent que les SCP, c'est des conneries. »

« Habile. » dit Chandelier, laconique.

La remarque, pourtant lancé sur un ton égal, semblait le conforter dans sa divine ferveur. Square souriait, rayonnait, et menaçait d'exploser d'un moment à l'autre.

« N'est-ce pas ! Regarde, je décoche humanoïde. »

Fortytwo reprit la litanie.

« Tout ça tout ça… Un livre maudit qui tue un million de personnes dans le monde quand on en lit une page. Et après il explose. Hmm. »
« C'est génial, avoue. »
« 'ffectivement, Square, 'ffectivement. »

« Le mot juste, Square. » ajouta Chandelier depuis son poste, qui avait profité de la diversion de Fortytwo pour s'esquiver. Fortytwo l'imagina un instant assoupi dans un grand terrarium.

Il revint au générateur. Le raisonnement par l'absurde. Oui, ça se tenait. Le genre de logique qu'on percevait mieux en l'observant par un trou d'épingle.

Fortytwo laissa là Square qui continuait de ricaner comme un crétin, et envoyer valdinguer une bonne tasse de café de l'avant-veille dans le micro-ondes. Bip bip. Bip. Biiip. Il regarda la tasse tourner, de plus en plus lentement, écouta l'appareil vrombir, de plus en plus lointain, et laissa aller ses pensées alors que l'instant se figeait.

Il avait travaillé dans l'équipe Broken Code, une fois. C'était carré, efficace, et on se serait pensé dans le quartier général de la NSA. Ceux des films d'action, pas les vrais. Il avait été déçu de constater qu'ils étaient, en réalité, plutôt médiocres. Et puis, la réaffectation à Puppet Master. Il ne savait pas si c'était une promotion ou une punition. D'un côté, les locaux de Broken Code étaient plus propres, plus professionnels, mais aussi plus étroitement surveillés. Il fallait signer une décharge avant d'aller pisser, et à heures fixes qui plus est.

Ses collègues étaient des informaticiens chevronnés et diplômés des meilleures écoles, avec mention et chemise à manches courtes. Et ils étaient remplacés toutes les deux semaines, envoyés prendre des congés dont ils ne revenaient jamais.

De l'autre côté, Puppet Master. Un laboratoire informatique en complète autonomie, donc forcément bordélique. Chandelier, le doyen, parlait avec nostalgie de l'époque où il avait un technicien de surface alloué au service. Il avait fait une dépression nerveuse trois semaines plus tard, et la légende disait que son âme en peine hantait encore les couloirs. Les nuits de pleine lune, quand Fortytwo jetait le filtre à café et ratait la poubelle, il lui semblait entendre une plainte désincarnée.

Broken Code, c'était les chiffres, les failles de sécurités, l'ingénierie informatique. Puppet Master, en revanche, c'était presque irréel. En plus de tout ça, il fallait être créatif, retors, virtuose, ou dans le cas de Square, avoir été bercé trop près d'un coin de table. Contrairement aux anonymes proprets de Broken Code, les énergumènes de Puppet Master ne passaient inaperçus que dans une boite de nuit pour caméléons défoncés à l'acide.

Ils travaillaient, oui, ils travaillaient longtemps et ils travaillaient dur. 101-FR était évidemment un emploi à plein temps. Et avec ces semaines de soixante heures, sans compter les dépassements horaires, ils trouvaient quand même le temps de jouer à Pathfinder, de discuter du dernier épisode de Dr. Who, de faire toutes ces choses qu'ils aimaient faire, et qui les rendaient humains.

Ils étaient la Fondation. Pour le reste de la planète, pour les amateurs d'histoires inquiétantes et de légendes urbaines, ils étaient la Fondation. Ils décidaient ce que devait croire le peuple, ce qu'il devait voir, ce qui devait filtrer et ce qui devait rester à jamais enchaîné sous terre. Ils étaient la Fondation, ils étaient la réalité. Et avant tout ça, ils étaient humains.

Pourquoi diable rechercher la vérité, quand on peut clouer, visser, et coller un mensonge d'excellente facture, se demandait Fortytwo. Une équipe de chercheurs accrédités ne faisaient définitivement pas le poids face aux théories fumeuses de l'équipe, aux réponses qu'ils apportaient sur la vie, l'univers, et tout le reste. Il fallait qu'ils s'y fassent. Et ce n'est pas en enfermant des carcajous dans des coffres dimensionnels que ça irait en s'arrangeant. Parce que Fortytwo et ses camarades d'infortunes, eux, étaient humains. C'est tout ce qui comptait.

Un éclat de voix vint interrompre le monologue intérieur, pour changer, le micro-ondes fit « ding ! » et il émergea pour de bon.

« Un… kraken épistolaire ? Il est foireux, ton bot, Square. »
« Mais il coule des navires en écrivant des lettres ! »

Parfois, le génie et la stupidité copulaient frénétiquement, pondaient une poignée d’œufs pourris, et engendraient d'affreux petits rejetons suintants. Fortytwo ouvrit la porte du micro-ondes, et huma le parfum de la tasse.

Corsé comme j'aime, se dit-il. Il repensa au générateur de Square.

Voir le monde à travers un trou d'épingle. Faire preuve d'humanité, ce n'était pas croire en de pieux mensonges comme, la Justice, l'Amour ou la Pitié. C'était voir le monde à travers un trou d'épingle. Le sien, pour toujours et à jamais, pour le meilleur et pour le pire.

Lantern regardait les intelligences artificielles qui discutaient, brassaient de l'air, pensaient, ou du moins croyaient penser, et de manière générale, vivaient leur vie, ou du moins croyaient la vivre.

Il observait Fortytwo, qui venait de décréter une pause café et passait en veille. Il se demanda un instant si les androïdes rêvaient de moutons électriques, et quel goût avait le café virtuel des LSH.

Il huma le sien, qui fumait paresseusement devant son moniteur.

Corsé comme j'aime, se dit-il.

Puis, quelqu'un, quelque part, appuya sur une touche, et Lantern s'endormit.

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