La porte du cabinet médical s'ouvrit bruyamment. Mélanie Drayant leva les yeux des analyses sanguines de son patient précédent et regarda la personne qui venait d'apparaitre. Il s'agissait d'une femme, plutôt jeune. Elle la fixait d'un regard lourd, sans pour autant bouger.
"Que puis-je pour vous, mademoiselle ?"
La jeune femme se décida à bouger. Elle s'avança, puis s'assit, sans quitter des yeux la vieille Mélanie.
"Monsieur. Pas Mademoiselle."
"Désolée, ma vue baisse, et vous ressemblez beaucoup à une-"
"Je sais. Passons."
"Que puis-je pour vous, monsieur ?"
La personne inspira, puis répondit.
"On m'a dit que vous retrouviez des personnes disparues, prédisiez l'avenir, ce genre de choses."
"Vous êtes mal informé."
"Mh. Combien faut-il que je vous paye ?"
"Ça n'est pas une question d'argent. Ce que je vous dirai dépendra de la volonté des cartes."
Elle ajouta.
"Enfin, ça ne sera pas gratuit."
"Et qu'est-ce qui me dit que vous n'allez pas me raconter des conneries, comme la grande majorité des gens de votre… "profession" ?"
Mélanie releva sa manche, dévoilant une brûlure à la forme singulière sur son avant-bras. Cette dernière ressemblait à un A dont la barre dépassait. Il s'agissait de la lettre ʾālef, première de l'alphabet phénicien. Cette marque était, pour les connaisseurs, le signe des bannis de la Confédération du Chien de Babel, un ordre sarkique connu pour les dons de voyance de ses membres.
"Cela vous convient-il ?"
"Moui."
L'homme déposa un billet sur la table.
"Bien. Prenez les arcanes majeurs, battez-les, et énoncez clairement ce que vous recherchez."
Le client attrapa le paquet de cartes que lui tendait Mélanie, mis de côté les vingt-deux premières, les mélangea, puis dit, d'un ton dur.
"Je cherche ma femme."
Sur ces mots, il sortit un journal de sa poche, le déplia, et le posa sur la table, puis posa son doigt sur la une, et plus précisément sur une photographie de jeune femme qui, selon l'article, s'était volatilisée dans la nature.
"Je vois. Tirez trois cartes."
Il obéit. La première carte représentait une créature angélique, posant son regard sur un homme et une femme, tous les deux nus. Sur cette carte était écrit "Les Amoureux".
"Ça veut dire quoi, ça ?"
"Cette carte représente la perfection que forment les opposés lorsqu'ils sont réunis. Elle peut aussi signifier que peu importe vos actions, les deux faces contraires fusionneront."
"Donc je vais retrouver ma femme ?"
"Pas forcément. Cette carte possède de nombreuses interprétations, et mes dons sont limités, donc vous pouvez comprendre…"
L'homme tira une deuxième carte. Sur celle-ci, on pouvait voir une tour s'écroulant, et dont les habitants étaient projetés par la fenêtre. L'inscription indiquait "La Maison-Dieu".
"Cette carte représente aussi bien la construction que la destruction. Elle symbolise le chaos, l'échec, une longue chute, ou encore n'importe quel événement qui vous tombe dessus sans crier gare."
"Mrfh. Je présume que vous n'avez toujours aucune explication claire à me fournir ?"
"Vous savez, le tarot, même pratiqué par une thaumaturge, reste très ambigu, et peut avoir de multiples significations."
"Donc je me suis fait chier à vous trouver juste pour que vous me disiez que la prédiction que vous me ferez peut signifier quelque chose ou son exact opposé ?"
"Non. Enfin, oui, mais… La dernière carte apporte généralement une réponse claire."
"Généralement, hein ? Mon cul."
Le client retourna une dernière carte. Il vit un homme décharné dont les côtes ressortaient. Sa chair était grisâtre et tombait en lambeaux, laissant ses os difformes à l'air libre. Sur cette carte, pas de nom, seulement le chiffre 13.
"Et ça, ça veut dire quoi ? Que je me suis fait enfiler par les sarkites ?"
"L'arcane sans nom."
"Merci, je sais lire."
"Il s'agit de la mort."
"Ah bah ça, au moins, ça a le mérite d'être clair."
L'homme se leva brusquement, tourna les talons, et ouvrit la porte aussi brusquement qu'à son arrivée.
"La mort n'est pas quelque chose de négatif dans le jeu de tarot, vous savez ?"
L'inconnu s'arrêta net.
"Je suppose que pour les dégénérés de votre espèce, être réduit à l'état de chair sanguinolente n'est pas une mauvaise nouvelle, c'est bien ça ?"
"Non. Cette carte symbolise simplement le renouveau, la fin du cycle, et le début d'un autre, en bien comme en mal, ou bien alors la libération."
L'homme recommença à marcher. Mélanie posa son regard sur le journal.
"Françoise Tombemine. C'est bien celle qui s'est évadée de prison ?"
"Ouais, pourquoi ?"
"Je pense que je sais où elle se cache."
Les néons du bar grésillaient. Leur douce couleur orangée était généralement la première chose que les clients voyaient. Ce bar, on ne peut plus classique en apparence, se démarquait cependant de ses concurrents grâce à plusieurs avantages. Le premier était son ambiance chaleureuse. Le second, quant à lui, était qu'il s'agissait du bar de la Pension Laval, un refuge pour humanoïdes anormaux en tous genres. Le barman, par exemple, ressemblait à un calmar géant que l'on aurait croisé avec un humain. Sa peau bleutée brillait légèrement, ses nombreux tentacules servaient les clients avec une rapidité déconcertante, mais ses yeux noirs étaient fixés sur une jeune femme à la table du fond. Il était rare de voir des créatures à l'apparence entièrement humaine dans la pension, qui servait de cachette aux plus visibles des anormaux. Cette femme n'aurait de toute façon pas pu entrer sans être anormale, Lydia l'aurait sentie. La jeune femme possédait de longs cheveux roux, des vêtements un peu trop grands pour elle, et son teint était gris. Sa peau creusée indiquait qu'elle n'avait pas mangé depuis plusieurs jours et ses cernes trahissaient son manque de sommeil. Elle était accoudée sur la table, et fixait le mur. Le barman décida de s'approcher d'elle pour engager la conversation. Peut-être apprendrait-il qui elle était, et pourquoi elle était exilée parmi eux. Il aimait connaitre tout le monde.
"Bonjour !" lâcha-t-il simplement, après s'être approché. La femme le regarda un instant, puis refixa le vide avant de lâcher, d'une voix enrouée, un maigre :
"B'jour."
"Ça fait plaisir de voir des nouvelles têtes ! Moi c'est Crack ! Et vous ?"
"Mrfh. François."
"C'est un nom d'homme, ça, non ?"
"Oui, et j't'emmerde, le poulpe."
"Oh, désolé. Mais du coup, vous êtes…"
"Un homme."
"Mes plus plates excuses."
Crack s'éloigna. Il se dit qu'il avait merdé. En effet, il n'aimait pas froisser les gens, ce qui avait auparavant poussé ses invocateurs, désirant un monstre sanguinaire, à se débarrasser de lui.
François soupira. Il avait suffisamment enduré ces derniers jours, à crapahuter pour fuir les environs de la prison, à pied ou en stop. Il dormait généralement à l'extérieur, et volait dans de petites épiceries afin de manger. Au bout de plusieurs jours, il s'était dégotté un hôtel dont le gérant ne posait pas trop de questions, et s'y était installé. Une nuit, cependant, après avoir ingurgité une quantité d'alcool non-négligeable (volé, cela va de soi), il s'était assoupi un peu trop lourdement, et s'était réveillé dans une chambre de la pension, hagard et inquiet. En sortant dans le couloir, les habitants lui avaient expliqué où il se trouvait. En d'autres circonstances, il aurait paniqué. Mais le vagabond qu'il était désormais se réjouit de posséder un abri, et pour l'instant, c'était tout ce qui comptait.
Tombemine inspira longuement, puis lâcha un soupir. Le mollusque était de retour. Il posa une tasse sur la table.
"Cadeau de la maison."
Il repartit aussi vite qu'il était arrivé. François porta la tasse à ses lèvres. Il n'aimait pas le café, mais il était frigorifié. La tasse fut donc rapidement vidée. Il promena son regard dans la salle avant de ricaner.
"Si la Fonda connaissait l'existence de cet endroit…" pensa-t-il.
Puis les souvenirs le submergèrent. Il pensa à Ribaldi, le directeur du département de biologie avec qui il avait passé de longues journées à travailler, sans doute cloitré dans une maison de retraite, à Huigart, à Charpentiès et tant d'autres collègues. Il pensait à aller les chercher, les retrouver, mais l'idée lui vient qu'il ne s'agissait probablement pas de leur vrai nom de famille. Les souvenirs étaient vagues, mais un autre nom lui revint. Draquet. Camille Draquet. Il avait tourné la page. Jeté l'alliance. Bu, aussi. Un peu. Il s'était protégé derrière un mépris des femmes, encore plus important qu'avant. Il avait commencé à s'isoler, à passer son temps libre à travailler ou jouer sur son ordinateur, afin d'occuper son esprit.
Il sortit brusquement de ses pensées.
Des bruits d'agitation commençaient à se faire entendre à l'extérieur du bar, dans le couloir de la pension. Le contact avec la réalité fut brutal. Il semblait bien… oui, il y avait bien un cri. François leva les yeux vers la porte. Il devait savoir ce qui se passait. Sa curiosité innée le poussa à se lever, marcher prestement en direction des sons, et à ouvrir la porte. Derrière, il y avait une foule d'hommes, de femmes, et d'autres créatures plus ou moins indescriptibles, regroupées autour d'un corps à terre. Il s'agissait d'une femme de la quarantaine, tremblant à en faire s'écrouler les murs. À part ses spasmes, la seule chose qui ne semblait pas naturelle était sa main gauche, dépassant légèrement de la manche de son manteau, et tombant en lambeaux. La chair se décollait avant de se réduire en poussière grisâtre, lentement, mais sûrement. Le mal qui rongeait la femme dégageait une aura morbide, immonde, mais fascinante, ainsi qu'une odeur de décomposition piquante.
Et il restait là, au milieu des autres résidents, à contempler la souffrance d'un autre être humain, partagé entre le dégoût et la peur. Des voix surgirent du fond du couloir, accompagnées par des bruits de pas pressés. Il se retourna, et vit deux hommes s'avancer en discutant. Leurs propos étaient incompréhensibles, masqués par les murmures des badauds. À mi-chemin, ils se turent brusquement et fixèrent la personne au sol. Le premier homme était très jeune ; il ne devait pas avoir plus de vingt ans. Il avait un regard affolé, et s'empressa de courir vers la femme, puis de s'accroupir à ses côtés. Il portait un sweatshirt, ainsi qu'un jean et un casque audio autour du cou, masqué par endroits par ses cheveux blonds. Le deuxième, plus âgé, avait les cheveux grisonnants, ainsi qu'une légère barbe poivre et sel. Sous sa blouse blanche, il portait un tee-shirt de la même couleur. Ses yeux gris et ses sourcils indiquaient qu'il était en pleine réflexion.
Il observa de plus près la main de la femme, puis ouvrit délicatement son chemisier, tout en évitant soigneusement de toucher la partie mourante. Tombemine regarda un instant la poitrine tout juste dévoilée, avant de constater que le bras aussi commençait à devenir grisâtre. La femme, elle, s'était évanouie.
L'homme en blouse se releva, et demanda au jeune blond.
"Est-ce qu'elle a touché un cadavre, récemment ?"
"Euh…"
"Je sais que cette question peut vous paraitre étrange, jeune homme, mais j'ai besoin que vous répondiez."
"Hier…"
"Que s'est-il passé ?"
"Pap- mon père a eu un malaise. Ma mère est infirmière, elle a tenté de le ranimer pendant que j'appelais les secours, mais le temps qu'ils arrivent, il… il était déjà mort."
Il marqua une pause, une larme au coin de l’œil.
"Me dites pas qu'elle va y passer."
"Ça va aller."
L'homme en blouse se tourna vers l'assemblée.
"Est-ce qu'il y a un prêtre, ici ?"
Une main se leva. Tout le monde se retourna vers la silhouette encapuchonnée qui se rapprochait. L'individu, dont le visage était invisible de là où François se tenait, tendit son bras vers l'homme en blouse, dévoilant un tatouage. Le dessin représentait un ensemble de figure monolithiques, possédant toutes un œil vertical, sur lesquelles une pluie de tentacules semblait tomber.
"Ah. Un sarkite, donc. Vous avez l'habitude de pratiquer des exorcismes ?"
La silhouette hocha la tête, et se pencha sur le corps silencieux. Tout le monde partit subitement. Seuls restèrent le jeune homme, l'homme en blouse et Tombemine.
François aurait sans aucun doute fui si son esprit n'était pas captivé par la manière dont la silhouette incantait. Sa voix alternait entre des chants aigus et des murmures rauques. Tombemine restait là, à écouter la voix monter et descendre, accélérer et ralentir. Les sons, montant à son cerveau, lui déclenchait une véritable synesthésie. Durant les minutes, qui lui parurent être des heures, François vit de nombreuses figures marcher, tourner, courir, chanter et crier au rythme de l'incantation. Pour la première fois de sa vie, il vit les sons, et entendit les couleurs. Durant un court instant d'éveil, il vit que le jeune blond était dans le même état que lui, tandis que l'homme, lui, observait la scène en souriant. Puis la danse sonore recommença.
Lorsque Tombemine reprit ses esprits, l'homme en blouse lui faisait face. Il lui souriait. Du moins, cela y ressemblait, avec sa vision brouillée.
"Vous allez bien ?"
"Gmmbrz. Moyen."
"Asseyez-vous, ça ira mieux."
Tombemine sentit brusquement une chaise derrière ses jambes. Il s'affaissa dessus, presque par réflexe.
"Vous n'avez pas froid aux yeux, dites donc."
"Qu'est-ce qui s'est passé ?"
"Oh, rien de bien grave. Parfois, un mort s'accroche à la vie, et refuse sa condition. Ses cellules s'accrochent à ceux qui le touchent, et tente de convertir celles de l'hôte. Sauf que des cellules mortes sont incapables de former un organisme fonctionnel. Le résultat est généralement moins sale, mais bon, tout peut arriver. On peut dire que son mari était sacrément coriace. Je ne sais pas ce qu'il a vu de l'autre côté, mais il n'avait pas l'air d'avoir envie d'y retourner."
"Urgh, ma tête."
"Oui, haha, les rites sarkiques font généralement mal, mais il faut admettre qu'ils font bien leur boulot."
"Vous êtes qui ?"
"Je m'appelle Alain. Alain Laval, c'est moi qui dirige cette pension. Je suis également médecin, et plieur de réalité à mes heures perdues. Et vous, vous êtes ?"
"Tombemine, docteur en microbiologie."
"Un confrère, donc ? Excellent, excellent."
Il resta une seconde, la bouche ouverte, à chercher ses mots.
"Vous venez d'arriver n'est-ce pas ? Quelle est votre anomalie ? Simple curiosité, je vous rassure."
"Je… pourquoi cette question ? Je ne suis pas anormal."
"Voyons, vous ne pourriez pas rester ici sans que je le sache, si vous n'étiez pas anormale. Avez-vous déjà été été confronté à un objet anormal ?"
"Oui, y'a un moment."
"Ah ?"
Tombemine montra son corps à l'aide de ses mains, puis ajouta.
"Je m'appelle François."
"Ah… On vous a donné vos clés ?"
"Nan, on m'a juste expliqué grossièrement où j'étais. Vous sauriez qui m'a déposé ici ?"
"Non, désolé. Mais tenez."
Laval lui tendit deux clés. La première était normale, grise, mais brillante. La deuxième, cependant, semblait faite d'un matériau bleu. Tombemine les attrapa, et les mis dans sa poche.
"La première, c'est celle de votre chambre, ainsi que celle que vous utiliserez pour entrer ici. Elle fonctionne sur toutes les portes de dehors, ne vous en faites pas. Cependant, par soucis de précaution, elle ne fonctionnera que si personne ne vous regarde. Elle vibrera légèrement lorsque ce sera le cas."
"Je note. Et la bleue ?"
"Celle-la, elle donne sur les jardins. Ne l'utilisez qu'en cas d'urgence. Vous pourrez également l'utiliser sur n'importe quelle porte, mais les jardins sont une zone dangereuse pour les non-pensionnaires. De plus, si l'existence de mon établissement est secrète depuis des années, c'est pour une bonne raison. Si vous êtes suivi, passez par les jardins. Ma fille Lydia s'occupera de vos poursuivants."
"Rassurant…"
"N'est-ce pas ? Bref, je vais à l'infirmerie, je vous laisse."
Laval repartit dans le couloir, laissant Tombemine seul sur sa chaise. Il décida cependant de quitter son confort, et vit que la chaise avait disparu à l'instant où il s'était levé. La surprise passée, il hésita un instant. Où devait-il aller ? Il décida de retourner au bar quand une main se posa sur son épaule.
"Ben dis-donc. La belle au bois dormant s'est réveillée ?"
Surpris, il se retourna.
La personne qui lui faisait face avait la même taille que lui. Les mèches de ses cheveux bruns encadraient son visage androgyne. Ses yeux bleus réfléchissaient la lumière des lampes du couloir. Sa peau, elle, était pâle, très pâle, et dépourvue de toute imperfection. La personne ne devait pas avoir plus de trente ans, mais il y avait un aspect infantile, presque puéril, qui se dégageait de ce visage souriant. Ses lèvres étaient fines, son nez, légèrement retroussé et ses oreilles, un peu décollées et dépourvues de lobes. L'individu portait une chemise bleue, qui appuyait sa silhouette longiligne.
"Ca- Camille ?"
Le visage de François était figé dans une expression mi-surprise, mi-horrifiée et mi-réjouie, ce qui faisait trois moitiés d'expressions, et formait donc une face particulièrement dérangeante.
"Ben quoi, on dirait que t'as vu un mort ?"
"Mais- Que- Putain…"
"Écoute, je sais qu-"
"Deux ans."
"Écoute, François…"
"Deux ans que t'as disparue sans laisser de trace. Deux ans que la hiérarchie me dit que t'es clamsée. Deux ans que je sais pertinemment que c'est faux. Mais t'aurais pu me prévenir, bordel !"
"Je voulais pa-"
Tombemine empoigna Camille par le col.
"Pourquoi, hein ? POURQUOI ?!"
"…Parce que c'est pas comme si j'avais le choix."
"T'as intérêt à bien m'expliquer ce qui s'est passé."