Ils frottaient cet objet bizarre à l'aspect phallique et au bout plat sur son torse comme si ça allait faire quoi que ce soit. Le médecin et sa mère fixaient cet écran violet-bleuâtre comme s'il représentait quelque chose. Comme s'il n'était pas recouvert uniquement d'hiéroglyphes et de runes. Et sa mère avait les sourcils froncés et la main devant sa bouche comme si elle savait ce qu'il se passait.
Pour un truc nommé "ultrasons", tout ça était étrangement silencieux. Juste des instruments froids dans une pièce froide contre une peau froide, en attendant un message de la part d'une machine rutilante et insondable. Là, allongé, sur un lit d'acier dans une salle qui aurait mis mal à l'aise un claustrophobe, dix mètres au-dessus des estuaires du tarmac faisant s'écouler un fleuve de voitures dans les océans des parkings, Tim sentait que tout cela manquait d'une sorte de vie, mais il n'arrivait pas à trouver précisément quoi.
"Mm." Le médecin émit une espèce de bourdonnement grave, comme si quelque chose venait de faire tilt. Tim lui adressa un haussement de sourcil interrogateur, l'invitant à partager les nouvelles. "C'est difficile de conclure quelque chose avec cette échographie. Il va peut-être falloir passer aux rayons X."
"Vraiment ?" Le regard de Mme Wilson n'avait pas changé. Ses sourcils ne s'étaient rapprochés de son nez que d'un iota. Le médecin tenta de la regarder dans les yeux mais ne parvint pas à la fixer. "Bon, à quoi ça ressemble ?"
Le médecin soupira. "Je préférerais ne pas vous inquiéter pour rien—"
"Avec tout le respect que je vous dois, docteur, si vous voulez vraiment ne pas m'inquiéter, vous pourriez commencer par me dire ce qui cloche chez mon fils."
Il sembla soupeser ses choix. Tim regarda la fenêtre à nouveau. Tout ça dedans. Tout le reste dehors. Après être resté si longtemps allongé sur le lit, il se sentait presque en apesanteur. Comme s'il pouvait juste nager jusqu'à la fenêtre et partir à la dérive.
"On dirait qu'il y a une excroissance dans le ventricule gauche de son cœur." Cela attira l'attention de Tim. Sa tête se tourna d'un coup et ses bras firent décoller son torse du matelas.
"Une tumeur ?" demanda l'adolescent.
Sa mère mit promptement sa main sur son épaule gauche et appuya gentiment son avant-bras sur son torse, le remettant en position couchée.
"C'est plus que probable," répondit le médecin .
"Myxome cardiaque," termina sa mère.
Le médecin hocha la tête. "Myxome cardiaque de l'oreillette gauche," précisa-t-il. "On dirait que vous êtes familière avec ça ?"
Mme Wilson acquiesça. "Ma mère en avait un, et son père est décédé de complications cardiaques qui n'ont jamais été diagnostiquées. Je ne pense pas qu'une radio sera nécessaire."
"Une tumeur dans mon cœur," répéta Tim dans sa barbe. Sa mère continuait à hocher la tête, comme si tout cela avait du sens. Tim souffla, et il se fendit d'un petit sourire perplexe. "Hé ben, docteur, ça a l'air un peu effrayant, nan ?"
"Je comprends si toi et ta mère avez besoin d'un peu de temps pour—"
"Non non, me laissez pas sans m'avoir donné une idée d'à quoi je dois m'attendre."
"D'accord. Bon, de ce que j'ai pu voir, c'est difficile à dire avec une simple échographie, mais l'excroissance a l'air d'être tout près de la valve aortique. Comprimer cette ouverture va mener à une circulation plus difficile. Tu as déjà eu du mal à faire des efforts physiques ?"
"Nous avons vraiment commencé à le remarquer quand il était au collège," répondit pour lui sa mère.
Le médecin se contenta de hocher la tête. "Bien. Alors nous pouvons supposer que la tumeur n'est pas récente, ce qui est typique des myxomes familiaux. Leurs symptômes se font ressentir bien plus tôt. C'est une bonne chose, parce que ça veut dire que ça ne menace pas ta vie pour le moment, sinon tu le saurais déjà. Par contre, ce à quoi tu peux t'attendre, c'est d'avoir le souffle court, du mal à faire de l'exercice physique. Dans ton cas, on dirait que tu t'es évanoui en nageant ?"
"Je flottais, en fait."
"Tu étais stressé ? Tu avais peur ?"
"Excité," sourit Tim.
"Cela peut avoir des effets similaires. Tout ce qui fait augmenter ton rythme cardiaque peut te faire sentir vaseux ou instable. Parfois te faire tomber dans les pommes. Les autres symptômes sont les douleurs cardiaques, les bouts des membres froids, du mal à respirer en dormant…"
"Ça va empirer ?"
Le médecin renifla profondément. "Eh bien, généralement, lorsqu'on vieillit et que le corps se dégrade naturellement, les effets de ce genre de chose peuvent s'aggraver. Tes chances de crise cardiaque ou d'embolie vont—"
"D'embolie ?"
"Un caillot de sang," expliqua Mme Wilson.
"—vont augmenter avec l'âge."
"Il y a des traitements ?" demanda Tim.
Mme Wilson secoua la tête.
"La seule façon de retirer cette tumeur est d'opérer", rajouta le médecin.
Le silence. Tim posa une main sur sa poitrine. Tu-dum, tu-dum. Un sourire se dessina sur son visage. "J'ai hâte de voir la tête que va tirer M. Blau."
"Chéri —"
"Il va tomber de si haut devant le reste de la classe, et moi je pourrai tranquillement les regarder courir en rond depuis mon siège en ricanant."
"Tim, ce n'est pas le moment !"
Tim leva les yeux au ciel et secoua la tête. " Maman, du calme, je vais bien."
"Non tu ne vas pas bien. Dr Bad, j'aimerais avoir un moment seule avec mon fils."
"Bien sûr." Il se leva de sa chaise et se dirigea vers la porte. "Je serai dans le hall." La petite porte blanche grinça derrière lui et se referma dans un claquement sourd, venant épouser le mur sans couleur et donc sans âme, à l'image de ce foutu bâtiment.
"Chéri." Tim croisa le regard de sa mère. "Il faut que tu prennes ça au sérieux."
"Mais je prends ça au sérieux. Il pense que c'est bénin."
"Ça ne veut pas dire pour autant qu'il n'y a pas de risque de croissance, ça veut juste dire que ça ne se généralisera pas."
"Maman…"
"Tim. Tu sais que je t'aime, mais tu m'inquiètes. Tu viens d'apprendre que tu as une tumeur au cœur, et il ne t'as fallu que quelques secondes pour te mettre à plaisanter sur ton cours d'EPS !"
"Mais c'est la vérité ! Il va avoir l'air tellement stupide, tous mes kilomètres en treize minutes vont devenir des A…"
"Tu ne m'écoutes pas."
"Si je t'écoute, c'est juste que…" Tim peinait à exprimer ses pensées avec des mots. Il n'était pas encore assez âgé pour expliquer l'absence totale de sens qui se dégageait de toute cette interaction. Il était incapable de faire comprendre à Edna que la beauté de la vie l'avait fait s'évanouir — que son cœur l'avait étourdi à cause de l'émerveillement du passage d'un phoque. Il n'avait pas encore de nom à donner à sa philosophie de la vie, il ne savait pas bien pourquoi une mort prématurée ne l'inquiétait pas. Tout ce qu'il savait, c'est que les inquiétudes de sa mère étaient ennuyeuses, et il ne demandait qu'à ce qu'elle cesse de s'inquiéter autant. Qu'elle arrête de se soucier de la moindre chose. Il avait la sensation qu'elle passait ici à côté d'un aspect de la vie.
Il soupira, et agita ses mains dans le vide, cherchant un geste pour montrer son exaspération. Au lieu de cela, il céda. "Ok. Qu'est-ce que tu veux que je prenne au sérieux ?"
Elle prit sa main dans le creux de sa main gauche, puis la recouvrit de sa main droite, frottant doucement entre les jointures. "Tu vas devoir te faire opérer."
"Maman…"
"Il n'y a pas de maman qui tienne."
"On n'a pas les moyens."
"Mais on a une assurance, mon chéri."
"Non, pas pour ce genre de cas !"
La pièce retomba dans le silence. Tim ne s'y connaissait pas vraiment en finances, et ce ne serait pas le cas avant une dizaine d'années, mais il savait que ses parents n'étaient pas riches, et il savait qu'une opération cardiaque serait une catastrophe.
La longue pause de sa mère permit à Tim de confirmer ses propos. Il savait qu'elle détesterait ça, et pourtant il ne pouvait s'empêcher de sourire. "Écoute, c'est bénin, je suis jeune. Je vais faire cette opération. Quand j'aurai un travail, et que je pourrai me le permettre. À ce moment-là, je la ferai. D'accord ?"
Elle déglutit. "Ton père et moi, on va économiser de l'argent…"
"S'il te plaît, arrête", soupira t-il. "Maman, écoute-moi, s'il te plaît ?"
"Je ne vois pas comment tu peux remettre tout ça en question."
"C'est pas ça ! Maman," Tim se redressa, malgré l'expression crispée de Mme Wilson en signe de protestation, "laisse-moi juste finir l'université d'abord. D'accord ? Je sais que papa et toi vous n'aimez pas en parler, mais l'argent que vous avez économisé pour moi devrait d'abord servir à ça. Et puis, quand j'aurai un job après la fac, on pourra tous contribuer. Mais essayer de réunir à vous deux les fonds nécessaires pour l'opération et la fac en même temps ? C'est de la folie !"
Mme Wilson ouvrit la bouche, mais retint sa langue.
"Je veux juste finir mes études d'abord", expliqua Tim.
Elle se mordit la lèvre. "Il faudra qu'on en parle à ton père. Mais pas d'activités intenses, et tu passes sur le billard à l'instant où les symptômes empirent."
Tim sourit jusqu'aux dents. "Je t'aime aussi, maman."
Tu-dum, tu-dum, tu-dum.