Je suis assis seul à une table au fond de la salle de pause. Mon regard est porté vers la fenêtre, à travers laquelle je peux voir des collègues se hâter vers leurs voitures pour être au chaud, heureux de cette fin de journée et d'année. J'avais tellement été distrait que, en portant mon gobelet en plastique à mes lèvres, je me rendis compte que mon café avait refroidi.
L'an dernier, c'était moi qui étais pressé de rentrer chez moi. J'avais eu la chance de pouvoir prendre un jour de congé pour passer un peu de temps avec ma famille, moi aussi. Désormais, je sais que je ne recommencerai plus…
Cela me faisait drôle de retourner chez moi après plus de quinze années. J'avais quitté le cocon familial lorsque j'étais rentré en fac de science et avais perdu tout contact avec dès que j'eus obtenu un emploi.
Plus ma petite citadine s'enfonçait dans le village, plus les souvenirs affluaient et mes doigts se resserraient sur le volant. Là se trouvait l'école primaire où j'avais appris à écrire et à compter. Ici, la boulangerie où mon jeune frère et moi allions acheter des sucreries avec l'argent normalement dédié à la quête de la messe du dimanche. Plus loin, la maison de nos grands-parents qui nous gardaient le soir avant que nos parents ne rentrent du travail, et ce, jusqu'à leur décès. Juste à côté, celle de mon premier coup de foudre : une jeune fille du doux nom de Clémentine qui, l'an dernier, avait assassiné son petit ami avant de se donner la mort.
Et enfin, ma maison.
Je m’attendais à la retrouver délabrée, couverte de lierre et de suie, les herbes arrivant en bas des fenêtres du rez-de-chaussé. Mais il n'en était rien : elle était exactement comme dans mes souvenirs.
Je me garai juste en face, coupai le contact et descendis presque immédiatement. Le froid m'arracha un juron et je regrettai très vite le chauffage de la voiture. J'étais mal à l'aise dans mes vêtements, un costume trois-pièces assorti à une cravate rouge sang qu'un chic collègue m'avait conseillé. Je m'étais habitué à ma blouse blanche, trop ample pour quelqu'un de ma corpulence. Pour le coup, je me sentais à l'étroit.
Je jetai un coup d’œil au petit bout de papier que je tenais dans ma main moite. L’adresse était la bonne. Je me sentais un peu sot d’avoir oublié l’emplacement de l’endroit où j’avais vécu une bonne partie de ma vie, presque la moitié si je m’arrêtais à mon âge actuel.
C'était la maison dans laquelle j'avais grandi et pourtant, je ne m'y sentais plus chez moi.
Elle n’avais pas vraiment changé depuis la dernière fois que j’y avais mis les pieds. La façade devait être un peu plus crasseuse qu'à mon départ, mais sans plus. Le lierre qui avait poussé sur l'un des côté avait dû être bien entretenu, pour ne pas empiéter sur le reste de la maison.
Le vieux portillon en bois était ouvert. Je m'avançai timidement le long de l'allée bordée de rosiers, mes doigts effleurant son vernis écaillé alors que je le refermai derrière moi. Le jardin, qui autrefois me paraissait immense, n'était en vérité pas plus large qu'une place de parking. En cette saison, une fine pellicule de neige le recouvrait. Mis à part quelques perce-neiges ici et là, tout avait dépéri.
Je gravis les trois petites marches usées avant de prendre une profonde inspiration et de sonner. Je n’eus pas le temps de refaire le nœud de ma cravate que la porte s'ouvrit sur un jeune homme, du moins, plus jeune que moi. Il était richement vêtu, une broche en argent représentant un edelweiss accroché à sa boutonnière. Ses cheveux cendrés étaient tirés en arrière, attachés en une queue-de-cheval basse. Je mis un certain temps avant de le reconnaître :
- Ted ! m'exclamai-je avec mon meilleur jeu d'acteur, ouvrant chaleureusement les bras pour l'enlacer.
Mon frère m'imita, un sourire forcé se dessinant sur son visage. Nous nous sommes étreints un bref instant, sans dire un mot, avant qu'il ne m'invite à entrer. La maison était embaumée d’une douce odeur de caramel et de volaille. Aussitôt à l’intérieur, mes lunettes - qui m’avaient valu le surnom d’un célèbre sorcier à mon travail - s’embuèrent. Je ris en les essuyant, mais Ted garda son masque neutre.
Le dîner avait lieu dans le salon. Je n'avais jamais vu la pièce aussi richement décorée depuis la dernière fois que j'étais venu, pour les quinze ans de Ted. Le cadre du grand-oncle Robert en uniforme militaire et celui de la grand-mère Lucienne avaient été remplacés par des toiles barbouillées. De l'art contemporain.
Le sapin de Noël n'avait pas été retiré. La moitié de ses aiguilles jonchaient le sol à son pied, les autres pendaient tristement, déteignant petit à petit. Quelques plantes d’intérieur négligées traînaient ici et là, dans les coins. Elles donnaient l’air d’avoir vu et vécu le pire.
Les murs avaient tellement jauni avec le temps que j’eus du mal à les visualiser dans leur blanc d'origine.
Lorsque je m'avançai dans la pièce, tout le monde se tut. Les deux garnements de Ted ont arrêté de chahuter, se sont échangé un regard complice et ont sourit. Mon père, avachi dans sa chaise, réajusta ses lunettes mais ne dit rien. Leurs regards pesaient sur moi comme une chape de plomb. Même sans le voir, je savais que Ted avait cet œil, lui aussi.
Sans prononcer un mot, mon frère me désigna une chaise, juste entre les deux gosses. Je me suis assis sans rien ajouter, jetant de temps à autre des coups d’œil aux deux enfants qui avaient repris leur chahut sans bruit.
Le silence fut brusquement brisé quelques longues minutes plus tard par des bruits de pas rapides. Déboula alors dans la pièce une petite fille aussi blonde que son père. Ses longs cheveux virevoltaient autour d'elle dans sa course. Elle contourna Ted et les quelques jouets éparpillés sur le sol avec agilité, et ne s'arrêta qu'après s'être heurtée à ma jambe. Elle resta longuement immobile, étalée sur mes cuisses, avant de relever la tête et s'écrier toute sourire :
- TONTON !
- Lily !
Lily était bien la seule personne de ma famille avec qui je m'entendais. Sûrement à cause de sa candeur. Encore aujourd'hui, et même si cela peut paraître égoïste de ma part, j'espère qu'elle gardera toujours son cœur d'enfant. Je soulevai la petite fille, non sans peine, et l'assis sur mes genoux :
- Tu as drôlement grandi depuis la dernière fois !
- J'ai même perdu une dent ! répondit-elle joyeusement en souriant, dévoilant une dentition irrégulière. Toi tu as pris des cheveux blancs !
Je passai la main dans mes cheveux bruns. J'avais hérité de ceux de mon père, tandis que Ted avait obtenus ceux dorés de ma douce mère. Je les observai et fis la moue. Voyant mon visage, Lily rit, fière de sa blague.
- Tu verras, m'exclamai-je en la chatouillant, ignorant une fois de plus les regards noirs du reste de la famille. Lorsque j'en aurai, je te lancerai un sortilège pour que tu en aies aussi !
Quelques instants après, ma mère revint de la cuisine avec la conjointe de Ted, une charmante jeune femme prénommée Alice, qui avait lâché ses études d'avocate pour se marier avec mon frère et devenir écrivaine pour enfant. Mais ses livres ne se vendaient pas très bien, et elle devait compter sur son mari pour s’occuper de leurs trois enfants.
Je laissai finalement Lily tranquille, et elle partit s'asseoir après avoir essayé d'ébouriffer mes cheveux. Toute ma joie s'envola avec elle, s'éfilochant comme s'il s'agissait d'un fil de laine relié entre elle et moi, que la distance coupait.
Le silence s'installa de nouveau, plus lourd que jamais. Le repas débuta sans un mot. Ils continuaient à me lancer d'étranges regards.
Dehors, de petits flocons tombaient avec légèreté du ciel, complétant davantage la fine pellicule de neige.
Si mes relations avec ma famille étaient aussi tendues, c'était pour une bonne raison : je n'avais pas suivi le cursus scolaire qu'ils voulaient que je suive. Je n'ai pas fait d'études de commerce, je n'étais pas non plus parvenu au plus haut rang de mon entreprise. Non. À la place, j'ai étudié les sciences et je suis devenu chercheur parmi tant d'autres au sein d'une organisation "top secrète".
Ted m'avait d'ailleurs rabâché à de nombreuses reprises que par ma faute, il avait été forcé de le faire à ma place.
Aujourd'hui, je ne suis pas si sûr que ce soit cela qui ait contrarié mes parents, mais plus mon silence à propos de mon métier. J'aurai bien pu ne rien dire ou leur mentir : la Fondation possède de nombreuses couvertures pour aider les employés dans la même situation que moi.
Si ça se trouve, ils ne croyaient pas un traître de mes mots. Peut-être me croyaient-ils fou.
Peu importe.
Sans doute l'étais-je. Tous ces gens que je croisais dans les couloirs — ces "hommes invisibles", ces immortels, ces hybrides, … —, ne sortaient-ils pas tout droit de mon imaginaire ? Et ces choses, ces monstres, que nous "Sécurisions" et "Contenions" ? Ceux que nous "Protégions" ?
Peu importe.
Je n'étais pas fou.
Peu importe.
Ils avaient choisi leur voie, j'avais choisi la mienne.
Peu importe s'ils étaient frustrés de ne pas savoir ce que je faisais de mes journées.
Peu importe si mon travail et celui de mes collègues n'était pas exhibé sous les feux des projecteurs.
Car au fond, c'était sûrement mieux ainsi.