Bois Flotté

Tom commençait à se dire qu’il avait fait une connerie.

Au départ, pourtant, son plan lui avait semblé être l’idée la plus géniale qu’il ait eue de toute sa vie. Il était un malin, lui, un vrai gars futé. Du coup, dès que la ruée vers l’or avait commencé vers Cariboo, il s’était lancé dans le commerce de la fourrure. Il fallait être sacrément chanceux pour faire fortune comme prospecteur ; mais un prospecteur, ça devait bien se fournir en matériel quelque part, et à ce moment, l’or changeait de mains, et atterrissait dans celles des vrais gars futés qui vendaient des outils, de la viande séchée, et des fourrures bien chaudes pour l’hiver. Ouais, c’était là où était l’or, au final, et pas au fond d’un tamis.

En plus, tous ces cons passaient la journée à patauger dans les rivières, et ça, c’était hors de question qu’il s’y mette aussi. Il n’avait pas abandonné l’entreprise de pêche familiale juste pour se retrouver de nouveau les pieds dans l’eau glacée dix ans plus tard comme un abruti. Non, il allait réussir dans la vie tout seul, comme un homme, un vrai, et ce sans avoir à grimper sur les épaules de son père ou tripoter des filets dégueulasses.

C’est ainsi qu’il s’était retrouvé trappeur, et qu’il passait toutes ses journées à vérifier des collets, relever des pièges, et descendre du gibier quand l’occasion se présentait. Le cuir de cerf, c’était une horreur à tanner et ça puait plus fort que tous les démons de l’enfer réunis, mais il y avait tellement de ces bestioles dans les bois que ça arrondissait joliment ses fins de saison. Les lapins étaient si nombreux qu’on marchait dessus. Les ratons-laveurs et les renards étaient très prisés pour faire des cols et des chapeaux. Mais le mieux, c’était le castor, avec sa fourrure douce et graisseuse, qui repoussait aussi bien l’eau que les loutres qu’on tuait là-bas sur la côte – tout le monde en voulait, et comme tous ces abrutis pataugeaient dans la fange au lieu de gagner leur vie honnêtement en tuant des bestioles, ils étaient prêts à payer des sommes exorbitantes pour une belle peau de castor. À deux reprises, un de ces couillons l’avait même payé en pépites d’or.

C’était vraiment vieux jeu, comme métier, et assez dangereux - à l’heure de l’industrialisation, plus personne ne cherchait à devenir, comme disait son grand-père, « coureur des bois ». Mais qui allait vérifier qu’il avait un permis alors que le poste de négoce le plus proche était tellement hors la loi qu’il n’avait même pas encore été reconnu officiellement comme une ville malgré ses milliers d’habitants ?

Des milliers d’habitants qui étaient autant de pigeons à ses yeux, d’ailleurs.

Oui, Thomas « Tom » Worley était un vrai gars futé. Sauf que sa base d’opérations était une cabane en rondins à des dizaines de lieues de Barkerville, qu’on était en octobre, que cet hiver s’annonçait bien moins clément que les deux précédents, et qu’il venait de remarquer que sa réserve de pétrole lampant fuyait.

Certes, il aurait pu retourner vivre en ville. Mais en faisant ça, il dilapiderait son profit de toute la saison, et surtout, il détestait l’idée de devoir dépendre d’autres êtres humains. Il était un homme, un vrai de vrai. Il allait passer l’hiver ici, dans les bois, pétrole lampant ou non.

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Deux semaines plus tard, Tom commença vraiment à regretter sa décision.

Déjà, la forêt tout entière ruisselait de flotte. Il avait eu beau se construire un abri où mettre des bûches, impossible de les garder au sec, et encore moins de se faire un stock de charbon de bois. Mais ça, encore, ça allait. C’était un aléa acceptable. Non, ce qui l’avait vraiment mis dans la merde, c’était l’ours.

Ça faisait déjà un bon moment qu’il savait qu’il y avait un grizzli dans le coin – une fois ou deux, il était tombé sur des carcasses et sur des arbres marqués en se baladant vers le nord en direction des montagnes, du côté du lac. Il avait posé des pièges, mais l’animal les avait royalement ignorés, et comme tout ça se passait franchement loin de sa cabane, il s’était bêtement dit qu’il avait une sorte de pacte de non-agression avec la bestiole. En plus, on était en novembre – ça n’hibernait pas, ces bêtes-là ? Enfin bref. Le grizzli avait décidé que le garde-manger de Tom était le meilleur plan pour parfaire ses réserves de graisse annuelles, et il y était entré sans problème malgré toutes les précautions du propriétaire des lieux.

Si ça avait été un ours noir, Tom lui aurait tiré dessus avec sa pétoire sans réfléchir, mais les grizzlis, c’était une autre paire de manches. Des histoires affreuses circulaient dans les postes de négoce – un gars lui avait juré mordicus qu’un ami à lui avait vidé toutes ses cartouches dont une à bout portant sur un ours énorme avant de se faire arracher le visage et bouffer tout cru. On avait retrouvé son fusil vide à côté de sa carcasse. Un fusil à canon basculant, en plus ! Dernier cri ! À cartouches ! On pouvait tirer dix coups par minute avec ça, et exploser un lièvre à cent cinquante pieds ! Mais non, l’ours avait tout encaissé, et ça n’avait réussi qu’à le rendre fou furieux. Alors Tom, le vrai gars futé, avec sa vieille pétoire, avait jugé plus prudent de grimper dans un arbre. C’était le seul avantage des grizzlis par rapport aux ours noirs, ça – le fait qu’ils n’étaient pas très bons grimpeurs. Mais ses provisions pour l’hiver avaient baissé de moitié.

Pour les reconstituer, il avait redoublé d’efforts avec ses pièges, et attrapé quelques bestioles, avec l’idée d’en boucaner les meilleurs morceaux avec un bon feu. Bizarrement, alors que jusque-là, le coin grouillait de lièvres, il n’en avait pris que quatre dans ses collets, à peine de quoi se faire une grande jarre de jerky fumé qui lui tiendrait quelques semaines en se rationnant le plus possible. Il avait aussi descendu une biche au comportement bizarre, qui tournait en rond dans une clairière un peu plus haut vers les montagnes, mais il avait finalement renoncé à préparer sa viande en constatant qu’à y regarder de plus près, elle était couverte de pustules évoquant des champignons malsains.

Au retour, il avait aperçu le lac en contrebas, entre les branches des vieux épicéas, et il lui avait fait l’effet d’un énorme œil suintant, grand ouvert au cœur des bois.

Mais il n’avait pas dit son dernier mot. Oh non. Il en faudrait bien plus pour abattre le grand Tom Worley.

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Fin novembre, la forêt devint anormalement silencieuse.

Tous les « coureurs des bois » d’il y a des siècles vous diraient qu’une forêt silencieuse, c’est un très mauvais signe, mais c’étaient tous des couillons qui croyaient ce que racontaient les indiens, là, avec leurs superstitions à la con. Non, Tom, le vrai gars futé, ne croyait pas à ces idioties.

Ceci dit, il devait admettre que ce calme bizarre était éprouvant pour ses nerfs.

En désespoir de cause, il avait installé des pièges à glu pour les oiseaux, mais les meilleurs avaient déjà migré vers le sud depuis des semaines, et l’expérience s’était avérée très décevante. Il avait aussi abattu un autre cerf, plus petit, mais à cause de la flotte qui imprégnait tout, le feu n’avait pas pris assez vite pour boucaner plus d’un tiers des morceaux qu’il voulait garder, le reste s'était gâté, et ça n’avait ajouté que l’équivalent de deux semaines à ses provisions. Pile ce qu’il lui fallait pour revenir à l’abri en ville, en parcourant la quarantaine de lieues qui se séparait de Barkerville avec tout son matériel, ceci dit.

Comme s’il avait l’intention de le faire.

Il lui restait encore une dernière possibilité pour reconstituer ses provisions - une chose qu’il aurait sûrement envisagée en premier si cette perspective était moins répugnante à ses yeux. Jusque-là, il avait tenté de ranger cette alternative au niveau le plus inaccessible de son inventaire mental, mais le vide angoissant des autres étagères le forçait à présent à prendre un escabeau pour l’atteindre.

La raison de ce blocage était très simple, au fond. C’était la vraie raison qui l’avait incité à abandonner l’entreprise familiale, et à s’aventurer toujours plus loin à l’intérieur des terres, même s’il avait beaucoup de mal à l’admettre. Mais il avait beau se répéter qu’il était un homme, un dur, un vrai de vrai, qui ne redoute rien ni personne, il fallait se rendre à l’évidence : il avait peur de l’eau, et surtout, une sainte horreur des poissons.

Oh, pour sûr, il avait peur des loups et des cris glaçants qu’ils s’échangent d’un versant à l’autre des montagnes. Il avait peur des ours, car seul un fou n’aurait pas peur des ours. Il s’était même fait une bonne frayeur, deux ou trois fois, en voyant les yeux rouges d’un lièvre briller au crépuscule. Mais toutes ces craintes étaient légitimes, logiques, alors que le rejet pur et simple qu’il ressentait envers les poissons n’avait pas grand fondement. Ça lui avait pris tout petit, en voyant son père évider des anguilles, et ça ne l’avait jamais quitté. Le seul souvenir des viscères gluants et puants qui dégoulinaient et heurtaient le sol avec un bruit humide lui collait la nausée.

De son point de vue, le moindre plan d’eau cachait toutes sortes de bêtes traîtresses, glissantes, et froides comme la mort ; certaines mordaient, d’autres transportaient toutes sortes de maladies répugnantes dans leurs entrailles fétides ; toutes mangeaient leurs congénères plus petits, qui en mangeaient d’autres encore, qui eux-mêmes mangeaient des insectes, et des vers, et de la boue, et de la vase ; ces créatures naissaient et mouraient dans le noir, quand elles ne s’échouaient pas sur la rive en empestant à cent pieds aux alentours en exsudant un mélange de substances qui ressemblait à de la colle.

Mais Tom ne retournerait pas en ville. Plutôt mourir que d’admettre son échec. Il n’avait besoin de personne. Il allait affronter sa peur. Il allait pêcher des poissons dans le lac.

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Il lui fallut trois jours de plus – trois jours à rentrer bredouille et à ne voir que des collets vides – pour achever de le convaincre de se mettre en route.

Il y avait deux bonnes heures de marche pour atteindre le lac. Sa connaissance des techniques de pêche en eau douce était presque inexistante, et il n’avait pas de canne dans son matériel, mais il avait un vieux panier qu’il avait consolidé et modifié pour faire office de nasse, il avait des restes puants pour faire office d’appât, et il trouverait bien une branche à tailler pour se faire une canne de fortune avec de la ficelle, une pierre trouée en guise de plomb et une vieille épingle. Il était prêt.

En quittant la relative sécurité de sa cabane, les bois lui semblèrent plus hostiles que d’habitude. Une légère brume nappait le sol, et le soleil blafard était à peine visible dans le ciel gris et poussiéreux ; les débris végétaux humides se froissaient sous ses bottes avec un bruit de charogne qu’on écrase. Il n’avait pas parcouru une lieue que ses orteils baignaient déjà dans une petite flaque désagréable, formée par le peu d’eau qui avait réussi à traverser ses bottes. Plusieurs fois, il crut voir un animal, mais il ne s’agissait que de racines tordues aux formes inhabituelles.

Lorsqu’il l’atteignit enfin, le lac lui-même le mit aussi mal à l’aise que lorsqu’il l’avait aperçu de plus haut il y a quelques semaines. Sa forme d’œil était due à une petite île couverte de végétation très dense, et les roseaux qui poussaient tout autour pouvaient presque passer pour des cils. Même de plus près, il semblait s’en dégager quelque chose de sinistre. Tom se raisonna en se disant que de toute façon, tous les plans d’eau lui semblaient sinistres.

Il repéra un endroit entre les roseaux qui lui semblait être, du peu qu’il puisse en juger, un bon endroit pour placer sa nasse. Une faille de son plan lui apparut soudain ; le lac n’avait pas de berges bien définies, mais disparaissait progressivement sous les feuilles mortes et les roseaux. Il ne pouvait pas plonger sa nasse dans l’eau depuis le bord. Il allait devoir marcher dans l’eau.

Cette perspective le paralysa momentanément, et il décida que le plus urgent à faire était de rassembler du bois pour le feu qui lui servirait à fumer ses prises. C’était, bien entendu, faux, et lorsqu’il eut fini, il réalisa qu’il en était toujours au même point qu’avant.

Il considéra brièvement la possibilité de s’aventurer dans le lac avec ses bottes, mais elles risquaient d’être irrécupérables, et les faire sécher prendrait une éternité. Non, il allait devoir y aller pieds nus.

Le cœur battant à tout rompre, il saisit sa nasse de fortune, prit une pierre pour la lester, et s’engagea dans l’eau glacée. Il sentait des feuilles mortes glissantes et de la vase, et la température lui faisait l’effet d’un étau autour de ses jambes, mais la seule chose à laquelle il pensait, c’était qu’il n’avait aucun moyen de savoir où il mettait les pieds. Priant pour ne rien toucher de vivant, il installa sa nasse avec la grosse pierre par-dessus, puis se dépêcha de regagner la rive, réalisant un peu tard qu’il aurait dû y attacher une corde pour ne pas avoir à retourner pieds nus là-dedans.

Quelque chose de visqueux caressa sa jambe gauche, et il se précipita hors de l’eau, couvert de sueur en dépit du fait qu’il commençait à claquer des dents.

En guise de défouloir, il coupa un long roseau à grands coups de hachette pour s’en faire une canne.

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Tom n'aurait jamais cru que les filets puants du bateau de son père lui manqueraient autant.

Le jour déclinait et il n'avait toujours rien attrapé. Par deux fois, il avait ferré quelque chose, mais n'avait pas réussi à remonter sa prise. La première fois, il s'y était simplement pris trop vite. À la seconde, il ne s'en tirait pas si mal au début, mais quelque chose avait brièvement fait surface au loin, près de la petite île, et il en avait lâché sa canne. Le petit feu qu'il avait réussi, contre toute attente, à faire prendre, émettait des craquements intermittents, et il les prenait parfois pour des bruits de pas dans son dos – lorsqu'il se retournait, il ne voyait qu'une infinité d'arbres dénudés et d'épicéas, mais il n'arrivait pas à se défaire de l'impression d'être observé. Est-ce que l'ours était toujours dans le coin ?

Peut-être que les yeux qui l'observaient venaient des profondeurs du lac. Ils savaient, se disait-il. Ces maudits poissons savaient tous qu'il était là, au bord de leur royaume, et derrière leurs yeux stupides et glauques, ils espéraient tous qu'il tombe raide mort dans ce lac pour y pourrir, et ils se disputeraient pour manger sa langue, et leurs enfants nicheraient derrière ses côtes.

Ses réflexions morbides furent interrompues par un léger bruit de clapotis du côté de la nasse.

Quelques minutes plus tard, il réussit à atteindre la nasse en grimaçant, et une fois de retour sur la terre ferme, il y découvrit une sorte de poisson hideux, au long museau et aux barbiches visqueuses. Mais aussi laid soit-il, il était presque aussi long que son avant-bras. Comment diable avait-il fait pour rentrer là-dedans tout seul ? Il passait à peine par le trou.

En raison de sa profonde répugnance à l'idée de le préparer et de le manger, mais par-dessus tout de le toucher alors qu'il était encore vivant, Tom commença par lui couper la tête sur la grosse pierre avec sa hachette, et attendit qu'il cesse de tressauter comme un diablotin pour tenter de l'évider sans vomir. Il était hors de question qu'il vomisse. Pas après autant d'efforts pour se remplir le ventre.

Il avait tué tellement de bêtes dans sa vie qu'il ne les comptait plus – des bêtes à plumes, des bêtes à fourrure, des bêtes chaudes et vivantes et normales, comme le seigneur l'avait voulu. Lui-même n'était guère religieux. Son père lui avait souvent dit que Dieu était venu guider leurs ancêtres sur ce nouveau monde et que c'était leur devoir de faire fructifier ces terres sauvages en Son nom, mais Tom s'était toujours dit qu'il y avait peu de chances que Dieu les ait suivis jusque dans le nouveau monde. Il avait sans doute mieux à faire ailleurs. Et s'il était supposé avoir créé tous les animaux, pourquoi avait-il créé des bêtes froides comme la mort et qui vivent aussi loin de Sa lumière ? Comment les poissons pouvaient-ils être Son œuvre ?

Ces pensées servaient à le distraire pendant qu'il évidait sa prise en hurlant mentalement – c'était bien pire encore que dans ses souvenirs. Bon sang, comment un être vivant pouvait-il être aussi froid et gluant à l'intérieur ? Au moins, avec les bêtes des bois, dont les entrailles fumaient dans le froid de l'hiver et le sang gouttait sur la neige, on savait à quoi s'en tenir. Là, il avait l'impression de plonger ses mains dans une flaque de boue glacée remplie de vers.

Son cœur ne retrouva un rythme à peu près habituel qu'après que le poisson ait commencé à cuire et que l'odeur de pourriture ne se dissipe légèrement.

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Le feu crépitait de façon satisfaisante, ses pieds étaient au sec, et même si les bois lui semblaient toujours aussi hostiles, le fait d'avoir réussi à surmonter ses peurs même pour quelques heures seulement lui donnait un sentiment d'invincibilité.

La perspective de rester au bord du lac pour la nuit était angoissante, mais pas autant que celle d'éteindre le feu et de marcher deux ou trois heures dans l'obscurité pour regagner le confort de sa cabane, et son choix avait été vite fait. Il avait mangé un morceau du poisson difforme après l'avoir méticuleusement grillé, et il avait presque réussi à oublier ce qu'il était en train d'avaler. Maintenant, il était en train de fumer le reste au-dessus du feu qui projetait régulièrement une constellation d'étincelles vers le ciel sans étoiles, et fabriquait d'autres cannes qu'il comptait planter dans la terre à intervalles réguliers le lendemain.

Un clapotis se fit entendre vers le lac. La nuit était vraiment noire, et son feu n'éclairait pas assez loin pour voir de quoi il s'agissait.

Il se demanda soudain si les poissons dormaient. Ils n'avaient pas de paupières, pas vrai ? Est-ce qu'ils restaient juste là, sur le fond boueux, leurs yeux glauques grands ouverts, en attendant que le jour se lève ? Peut-être qu'ils dormaient dans la journée, au contraire ?

Il repensa à la forme du lac, cet œil infecté au fond des bois, qui ne se fermait jamais.

Le bruit se fit plus proche. Absurdement, Tom eut envie de dire « qui va là ? », mais les mots restèrent coincés dans sa gorge lorsqu'il vit des cercles concentriques à la surface du peu d'eau qu'éclairait son feu. Quelque chose avait fait surface très près de lui, mais il n'avait aucun moyen de voir de quoi il s'agissait. Il envisagea de tirer dessus au jugé, puis se ravisa - à quoi bon risquer de gâcher une balle sur un poisson ?

De longues minutes s'écoulèrent avant que les cercles ne cessent d'atteindre la rive, puis s'estompent tout à fait. Tom prit bien soin de placer le feu entre lui et le lac avant d'essayer de s'endormir.

Juste avant d'être emporté par le sommeil, il réalisa qu'il n'avait jamais entendu la chose s'en aller.

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Le soleil se leva, et tout blafard qu'il fut à travers les épais nuages, il dissipa quelque peu les angoisses de la nuit. Il n'était pas encore midi que Tom avait attrapé quatre autres poissons ; trois spécimens assez pathétiques qui n'étaient bons qu'à faire une petite friture, mais surtout un autre de ces monstres au museau pointu et moustachu, plus gros encore que le premier, et qui s'était fait prendre à son tour dans la nasse en dépit de sa taille surprenante. C'était vraiment incroyable qu'un bête panier à peine modifié soit aussi efficace. Encore quelques-uns comme celui-là, découpés et fumés, et il aurait largement de quoi tenir l'hiver s'il les ajoutait au reste de ses provisions.

Lorsqu'il eut remis la nasse en place (à présent presque indifférent au fait de marcher pieds nus avec de l'eau jusqu'au genou) et qu'il eut déroulé la corde (qu'il n'avait pas oublié d'attacher, cette fois) jusqu'à son campement de fortune, il réalisa cependant qu'il lui faudrait bientôt davantage de branches pour entretenir son feu. Les bois étaient toujours aussi imbibés d'humidité, mais s'il trouvait un arbre mort couché d'assez bonne taille pour y coller quelques coups de hachette, il aurait largement le temps de le faire sécher sur le reste du foyer pour qu'il s'embrase à son tour d'ici la nuit. Une fois les pieds au sec, il laissa le lac derrière lui et s'aventura sous le couvert des arbres.

Les herbes et les fougères flétries frôlaient ses jambes et les feuilles crissaient sous ses bottes. De longs filaments de lichen ornaient les branches. Ça et là, une souche vermoulue croulait sous la mousse. Il était de nouveau en terrain familier, l'ours avait sûrement déjà commencé à hiberner, et ça n'était pas le cas, eh bien il n'aurait qu'à remonter en haut d'un arbre. S'éloignant du chemin qu'il avait emprunté à l'aller, il obliqua légèrement vers la montagne.

Quelque chose qui rompait la verticalité des troncs attira son regard, mais c'était trop haut pour être un arbre couché. Il marqua un temps d'arrêt. Lorsqu'on était habitué à la tapisserie que formaient les bois, tout ce qui n'obéissait pas à la géométrie habituelle intriguait et inquiétait instinctivement.

En s'en approchant, il constata successivement plusieurs choses. La première fut qu'il s'agissait d'une sorte de sculpture. La seconde était que celle-ci avait été assemblée à partir de dizaines de troncs et de branches de bois flotté.

La troisième était qu'elle représentait une sorte de léviathan monstrueux.

Les morceaux avaient été disposés de manière à former un corps serpentiforme doté d'une tête énorme, la gueule ouverte, où des dizaines et des dizaines de rameaux morts et tordus faisaient office de dents. L'artiste avait même pris soin de placer des nœuds du bois exactement au bon endroit pour former des yeux ronds et sombres. L'esprit de Tom battait la campagne pendant qu'il faisait le tour de la sculpture, les doigts serrés par réflexe sur sa pétoire ; qui avait pu construire cela, et quand ? Et surtout, pour quelle raison ? Il n'avait pas croisé âme qui vive par ici depuis qu'il s'était installé dans le secteur. C'était même une des raisons qui l'avaient motivé à le faire. Pas un chercheur d'or, pas un négociant, pas un seul autre trappeur, pas même un seul de ces maudits sauvages – le seul homme qu'il avait vu dans ces bois, c'était son propre reflet dans les vitres fêlées de sa cabane.

Plus il restait à côté de la sculpture, plus Tom se rendit compte qu'il était mal à l'aise. Curieusement, ce malaise n'avait rien à voir avec sa forme, ni son aspect, ni l'énigme que représentait sa fabrication ; non, il avait plutôt l'impression d'être entré dans un endroit où il n'avait pas le droit d'être. Comme s'il était dans la salle du coffre de la banque du poste de négoce, et qu'il s'attendait à voir débarquer quelqu'un, tromblon en main, d'une seconde à l'autre.

N'y tenant plus, il délogea plusieurs énormes branches de bois flotté de l'assemblage, et entreprit de les tracter jusqu'à son campement.

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En fin d'après-midi, Tom avait déjà commencé à fumer un troisième de ces poissons moustachus monstrueux près de son feu, et s'il fallait en juger par les légers bruits qu'il entendait du côté des roseaux, il ne tarderait pas à en attraper un quatrième. À ce rythme, il n'aurait plus qu'à retourner tranquillement à sa cabane le lendemain. Il ne ferait plus jamais la même erreur et protégerait mieux ses provisions contre les ours. L'année prochaine, il n'aurait plus à patauger dans l'eau ni à toucher aucune écaille poisseuse. C'était un homme, un vrai, et rien ne pourrait avoir raison de sa détermination.

Son regard s'attarda sur le lac. S'il s'efforçait de faire abstraction de ce qu'il abritait, il lui semblait de moins en moins inquiétant. Il reflétait le ciel gris comme un miroir, et les nuages y tourbillonnaient comme du mercure.

Il y avait une sorte de bosse sombre, au loin, du côté de l'île. Tom plissa les yeux. Ça pouvait être une sorte de gros plongeon, ces oiseaux pêcheurs noirs et gris, mais la forme ne semblait pas correspondre. Ceci dit, c'était vraiment dur de s'en assurer d'aussi loin. Non, ce qui était vraiment étrange, c'était que l'objet ne bougeait vraiment pas. Une vieille souche, peut-être ? Il était pourtant certain de n'avoir rien vu à cet endroit la veille.

Juste à cet instant, la bosse disparut sous l'eau. Les yeux rivés sur le lac, Tom guetta très attentivement le moment où elle allait réapparaître, confirmant sa théorie du plongeon.

Au bout d'un temps qui lui sembla infini, la bosse réapparut à trois cent pieds de lui. Ni cou, ni bec visible. On aurait plutôt dit la tête d'un animal. Y avait-il des phoques d'eau douce ?

La canne la plus proche s'agita, mais après que le poisson ait été remonté et promptement décapité, Tom se rendit compte que la bosse avait de nouveau disparu.

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Cette nuit-là, il dormit peu et très mal.

Pour commencer, il avait fait un cauchemar où il était de nouveau sur le bateau de son père. Il remontait des filets puants et visqueux, mais plus il tirait dessus, plus il en venait, et ils étaient remplis d'anguilles noires luisantes qui se tordaient dans tous les sens. Avec une absence de logique propre aux cauchemars, il se retrouva bientôt empêtré dans un filet infini dérivant à la surface de la mer glacée, se débattant au milieu des corps glissants des anguilles qui se faufilaient sous ses habits, et il appelait son père à son secours – mais celui-ci ne l'entendait pas, et le bateau s'éloignait de plus en plus.

Il se réveilla couvert d'une sueur froide, en plein cœur de la nuit. La lune avait rampé dans le ciel entre les nuages comme un animal blessé, mais elle ne dessinait qu'une vague tache d'argent floue, et l'obscurité silencieuse était presque aussi oppressante que la veille.

Ce fut à ce moment qu'il vit les cercles dans l'eau.

Il raviva le feu pour y voir plus clair. Le halo lumineux s'étendit juste assez pour presque atteindre l'épicentre des cercles, et le cœur de Tom sembla remonter dans sa gorge.

À moins de cent pieds de lui, là où l'eau devenait plus profonde, il y avait une sorte de tête sombre, presque humaine, dont seul le dessus du crâne et les yeux d'un blanc laiteux émergeaient.

Avec des gestes lents dictés par des années de traque, il saisit son fusil et mit la chose en joue. Celle-ci ne broncha pas. De temps à autre, les flammes se reflétaient brièvement dans les yeux, qui ne cillaient jamais.

Peut-être qu'ils ne pouvaient pas le faire, pensa Tom. Peut-être qu'ils n'avaient pas de paupière non plus.

« Je vais tirer, » dit Tom tout haut, sans vraiment savoir pourquoi.

Une minute s'écoula. Elle sembla durer une heure.

La tête finit par disparaître très lentement sous la surface. Les yeux n'avaient toujours pas cillé.

Tom ajouta une branche dans le feu, et ne se rendormit pas.

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Un cinquième énorme poisson s'ajouta aux réserves. Tom avait renoncé à comprendre comment ils arrivaient à rentrer tout seuls dans ce panier ridicule. C'était bien plus qu'il n'espérait, et il aurait pu aussi bien remballer tout son barda, repartir vers sa cabane en mettant le plus de distance possible entre lui et ce lac, et ne plus jamais avoir à y repenser. Mais Tom Worley était un gars futé. Il allait forcément y repenser. Cette nuit allait le hanter, et seul au milieu de nulle part, comme il n'aurait rien d'autre à ressasser, il en était sûr, ça allait le rendre fou. Il fallait peu de chose pour changer une personne équilibrée en un ermite dérangé, il le savait, et quoi que soit l'animal qui vivait dans ce lac, près de la pupille de cet œil infernal, ça n'était pas peu de chose. Il fallait qu'il agisse.

Il fallait qu'il le tue.

Il aurait dû lui tirer dessus la nuit précédente. Merde, il aurait dû lui tirer dessus la toute première nuit, avant même d'entrevoir de quoi il s'agissait. Parce que c'était le même poisson, il en était certain à présent. Mais la perspective de rompre le silence écrasant de l'obscurité l'avait paralysé presque aussi intensément que les yeux blanc laiteux qui le fixaient. De jour, les choses seraient bien différentes.

Au poste de négoce, on lui avait déjà parlé de poissons-chats monstrueux, capables de devenir plus grands qu'un homme – mais il était presque sûr que ceux-là vivaient bien plus loin dans le sud. Non, ce poisson-ci était quelque chose d'autre. Et même s'il ne pouvait pas l'identifier, il savait comment s'y prendre, car ce machin-là devait vivre exactement comme ses répugnants congénères : en gobant des bêtes plus petites. Il allait utiliser sa corde la plus solide pour sa canne, l'appâter avec une des petites fritures qu'il avait ferrées, et une fois qu'il aurait tracté sa sale tête à la surface jusqu'à la rive, il la farcirait de plomb. Ni plus ni moins.

La première touche eut lieu en début d'après-midi, mais se révéla être un échec – juste une autre petite friture. Ce ne fut qu'à ce moment que Tom pris conscience du fait que la pente douce de la berge du lac contrecarrait son projet, car sa corde n'était longue que d'une dizaine de mètres.

S'il voulait ferrer ce monstre, il allait devoir de nouveau entrer dans l'eau.

La même peur qu'au premier jour se fit sentir. Et s'il s'avançait trop loin ? Et si, au lieu de ne sentir que des feuilles mortes et de la vase épaisse, ses orteils rencontraient une chose vivante et visqueuse, qui se déroberait sous lui ?

Il fallait pourtant qu'il le fasse. Pour son honneur. Pour sa santé mentale. Parce qu'il était un homme, un vrai de vrai, et qu'il n'avait besoin de personne.

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Le ciel se teintait de rose chair entre les nappes de nuages pesants, un léger vent faisait frissonner la surface du lac et bruisser le cœur des bois, et Tom était dans l'eau glacée jusqu'aux cuisses depuis si longtemps qu'il ne sentait plus ses pieds. Tout ça n'avait aucun sens. Il aurait dû renoncer et regagner la terre ferme. Il essayait de s'en convaincre depuis déjà plusieurs minutes. Au diable ce poisson, ou quoi que ce soit. De toute façon, au printemps, s'il repassait par ici, il le trouverait sûrement en train de pourrir sur la berge, grouillant de mouches et de vers, infestant les alentours.

La corde se tendit subitement, la canne se tordit, et il faillit basculer la tête la première dans le lac.

Il l'avait eu. Il allait enfin pouvoir se sortir cette horreur de la tête.

Il tira sur la canne assez fort pour pouvoir atteindre la corde, et l'enroula plusieurs fois autour de son bras gauche. Jamais il ne laisserait partir ce machin. Il ancra ses pieds aussi fort que possible dans la vase, commença à se pencher en arrière, et s'apprêta à reculer vers la rive.

Mais le poisson ne bougea pas.

La corde était toujours tendue à craquer, mais il n'y avait pas d'autres remous que ceux que Tom lui-même provoquait à la surface du lac. Il noua davantage la corde autour de son poignet, tenta de faire un pas en arrière, et se rendit compte qu'il n'y parvenait pas. La ligne s'était elle en réalité coincée quelque part ? Avait-il accidentellement ferré un tronc d'arbre mort ?

C'est à ce moment que quelque chose se mit à tirer en sens inverse.

Tom commença à se dire qu’il avait vraiment, vraiment fait une connerie.

Frénétiquement, il tenta de détacher la corde de son bras, mais ce qui le tirait vers les profondeurs du lac semblait avoir la force de dix hommes, et il sentit qu'il allait perdre pied avant d'y parvenir. Il saisit un des couteaux qu'il gardait à la ceinture, mais la panique le lui fit lâcher dans les eaux troubles avant qu'il ne puisse même tenter de s'en servir. Et la chose tirait toujours.

Horrifié, Tom se vit faire un pas en avant, puis un autre. Quelque chose effleura paresseusement sa jambe droite et l'envie de vomir lui remonta jusque dans la bouche.

La vase sembla soudain disparaître sous l'un de ses pieds. Il ne commença à hurler que quand il bascula en avant, et il hurlait toujours lorsqu'il avala l'immonde eau du lac contre sa volonté.

Elle était salée.

Il ne savait même plus ce qui lui arrivait. Il lui sembla couler de plus en plus profondément, à tel point que son crâne lui sembla devoir bientôt éclater, et des cordes, d'autres cordes, entravaient ses mouvements, comme un des filets qui- oh non.

Les anguilles. Elles étaient là, elles aussi. Autour de lui, dessous, dessus, dans ses habits, par dizaines, peut-être par milliers, grouillantes, l'entraînant toujours plus loin dans leur royaume des profondeurs glacées, et même à travers la terreur pure, il sut – il sut que leur seigneur sous la mer, la chose absurde sculptée au cœur des bois, était là à l'attendre, quelque part, tout au fond.

Tom Worley tenta d'appeler son père à son secours, et une des anguilles visqueuses entra dans sa bouche au moment où ses poumons achevèrent de se remplir d'eau.

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À la tombée de la nuit, une fine pluie se mit à tomber sur la forêt d'épicéas. De longs filaments de lichens aussi doux que de la laine rassemblaient l'eau goutte à goutte en faisant chanter les grands bois. Un cerf fit bruisser quelques fougères de son pas prudent, cherchant celles que le froid de novembre n'avait pas encore saisies à cœur. Un hibou hulula dans le lointain, et se mit en chasse dans un majestueux silence.

Sur la berge d'un lac impassible, un feu de bois flotté aux formes étranges gagna un sac et une paire de bottes abandonnées. Il les dévora peu à peu, en crépitant doucement dans le langage qui était propre aux flammes. Mais la bruine était très patiente, et vers minuit, le feu s'éteignit lentement.

Des traces de pas dans la vase se diluèrent peu à peu, et s'il n'y avait pas eu un fusil appuyé contre un arbre, on aurait pu croire que nul n'était jamais venu en ce lieu.

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