Bissegger à Fields Spring

Bissegger prit une dernière gorgée de son Frappuccino Java Venti avec brisures de chocolat, 7 pompes de sirop au caramel, 7 pompes de sirop à la vanille, 7 pompes de sauce moka au chocolat blanc, 6 pompes de café torréfié, 4 pompes de sauce au caramel noir, préparé avec du lait 2 % et mélangé deux fois avec un soupçon de vanille en poudre, un extra coulis de moka et un supplément de crème fouettée.

Les autres membres dans le van blindé de la Fondation s’échangèrent des regards en coin à la fois inquiets et horrifiés. Personne n’avait osé dire quoi que ce soit quand elle avait commandé cette concoction diabétique à la pauvre barista du Starbucks au bord de la dépression, probablement parce que quelques neurones avaient disjoncté en essayant de conceptualiser que le contenu d'une telle commande puisse être digéré par un estomac humain. Après tout, il aurait été facile de la confondre un peu plus tôt pour une sorcière en train de réciter une formule alchimique plutôt qu’une biologiste de terrain sur le point de s’acheter un café glacé.

Étrangement concentrée, elle replaça sa tasse dans le porte-gobelet à côté d’elle puis replongea dans l’univers derrière l’écran de sa Game Boy Advance SP. Puisque le trajet de Bloomington jusqu’à Fields Spring était archi-ultra-méga long, Bissegger avait pris la liberté d’apporter sa console pour passer le temps avec une nouvelle partie de son jeu vidéo préféré : Petz Vet. Ça faisait bien presque quatre heures qu’elle accueillait des petits chiens, des minets, des perruches et toutes sortes de rongeurs dans sa clinique vétérinaire pour les soigner et les remettre sur pattes. Une fois son quart de travail terminé, elle se dirigeait au terrain de tennis ou au club de bowling pour compléter quelques mini-jeux avec ses amis virtuels. Elle s’était également acheté un adorable pékinois qu’elle avait baptisé ''Cookie'' et qui jubilait visiblement du haut de ses 3 frames d’animation à chaque fois que l’avatar de sa maîtresse rentrait à la maison pour dormir.

Quatre heures dans son monde à elle sans presque jamais se joindre aux conversations des autres agents autour d’elle.

Pourtant, malgré son manque flagrant de contribution au groupe, on pouvait parfois apercevoir ses pieds s’animer spontanément et gigoter de joie lorsque quelqu’un faisait mention du temps restant avant d’arriver, enfin, à leur destination. Bissegger avait eu du mal à s’endormir la veille tellement elle avait hâte – c’était la première fois qu’elle se rendait dans la Zone X. Ce nom provisoire désignait l’ancienne région de la Virginie-Occidentale, un État américain ravagé par un incident impliquant plusieurs anomalies de la Fondation. En tout cas, c’était l’histoire qui lui avait été racontée. Les superviseurs n’avaient pas trop insisté sur les détails lors de leur briefing. Sa mission était simple : enquêter sur la ville de Fields Spring et sur les comportements étranges de ses citoyens. Apparemment, les départements de police locaux encore actifs avaient reçu plusieurs appels de détresse en provenance de Fields Spring, parce que oui, il y avait bel et bien des gens qui s’obstinaient encore à vivre chez eux… en plein cœur de la Zone X. Bref, ces appels avaient évidemment fini par être interceptés par la Fondation, suite à quoi la présence d’un biologiste sur le terrain avait été sollicitée pour évaluer la situation en raison des soupçons de certains chercheurs et agents qui semblaient croire qu’une créature potentiellement anormale semait la terreur dans la ville.

Un léger sourire se devinait sur les lèvres de Bissegger. Pour elle, toute cette affaire n’avait pas réellement l’allure d’une mission. Elle s'imaginait petite fille, dans un vieux bus jaune en voyage scolaire avec ses camarades de classe survoltés qui racontaient toutes sortes des bêtises par-dessus le bruit de sa Game Boy.

Après un certain temps, le professeur un des agents se racla la gorge, se rajusta dans son siège et annonça :

— Très bien tout le monde, on est sur le point d'entrer dans la Zone X alors je voudrais faire un petit rappel des règles de base pendant que nous y sommes.

En deux temps, trois mouvements la partie de Petz Vet était sauvegardée et la console était rangée. Un des agents à côté de la biologiste fut incapable de dissimuler son sursaut lorsqu’elle se redressa subitement, aussi droite et attentive qu’un suricate – un animal particulièrement chouette selon Bissegger.

— On sera limité dans le temps quand on arrivera sur place. Je veux que tout le monde soit revenu au van à 15h00 au plus tard. Ce n’est pas négociable. Si on reste trop longtemps, on sera à risque de se retrouver au centre d’un événement de restructuration corporelle temporaire. Ensuite, vous devez vous assurer que vous avez…

L’agent n’avait pas l’intention d’arrêter son discours, mais ses paroles partirent à la dérive quand il aperçut une main se lever parmi les passagers. La main de Bissegger, intense et tendue vers le ciel à la façon d’une écolière première de classe.

— Je vais répondre aux questions à la fin, merci d’attendre.

Et c’est ce que Bissegger fit, la main toujours levée dans les airs. L’agent poursuivit son discours en se demandant néanmoins si le bras de Bissegger allait un jour finir par manquer de sang. Il essaya de continuer pendant quelques instants comme si de rien était, mais au fond de lui, sans vraiment savoir pourquoi, cette foutue main insistante commençait sans blague à lui peser sur la conscience et à le déconcentrer au plus haut point.

— Docteur, avec tout le respect que je vous dois, j’espère que vous avez une question pertinente.

— Merci beaucoup ! se réjouit Bissegger en déposant finalement sa main sur sa cuisse. Je voulais juste clarifier, il y a bien des gens qui vivent dans la Zone X, c’est ça ?

— Oui.

— Et ça ne les dérange pas les événements de restructuration corporelle ?

— Ils sont temporaires, répondit l’agent évidemment agacé.

— Mais nous on les évite, et pas eux ?

— Écoutez, si vous voulez commencer à remettre en question les directives qu’on a reçues, vous pouvez en parler avec le Capitaine Payne. C'est lui l'expert en la matière, et c'est aussi lui qui vous fera visiter la ville. Moi, je ne suis que le messager. D'ailleurs, en parlant de ça, il va être très important de maintenir un système de pairs. Personne ne se déplacera sans être accompagné. Bissegger ira avec Payne, Smith tu iras avec Lee, et Molson sera avec moi. Ensuite, évitez de consommer tout aliment qui provient de l’intérieur la Zone X, c’est très–

L’agent soupira en constatant la main de Bissegger se lever à nouveau.

— Docteur… ?

— Merci encore ! Est-ce que vous savez ce qui est dangereux avec la nourriture dans la Zone X ? On pourrait rapporter quelques trucs aux gens de Fields Spring. Des sushis, des pizzas, des choses du genre.

— Je ne pense pas que ça sera nécessaire. Je peux continuer maintenant ?

Un nerf pulsa au-dessus de son arcade sourcilière lorsque Bissegger acquiesça et lui fit signe que tout était bon avec un signe exagéré de pouce levé. Elle ne le prenait pas au sérieux, c’était son impression. Mais elle était aussi plus haut gradée que lui. Ce n’était pas sa place de la réprimander, pas du tout. Qui avait bien pu la choisir pour cette mission ? L’agent soupira de plus belle. Il la préférait lorsqu'elle était scotchée sur sa vieille console de pacotille. En fait, une idée lui traversa l’esprit : peut-être que cette femme était une actrice envoyée par son superviseur pour tester sa résilience, ses compétences en gestion du personnel et, en fin de compte, sa capacité à être promu. C’était un vrai défi parce qu’il s’arrêtait carrément à chaque fin de phrase pour répondre à une autre fichue question.

C’est quoi le problème exactement avec l’eau là-bas ? Au fait, j’ai une bouteille supplémentaire dans mon sac si quelqu’un veut de l’eau !

Comment ça se fait que des agents sont déjà dans la Zone X et nous attendent ?

Est-ce que je peux utiliser ma propre crème solaire pour me protéger des rayons UV offensifs ? Personne ne m’a rien dit sur ça.

L’agent dû réprimer un cri de joie lorsque le chauffeur le coupa pour annoncer qu’ils étaient sur le point d’entrer dans la Zone X :

— Contact dans 5… 4… 3… 2… 1…

Le van pénétra en territoire anormal en toute tranquillité.

La biologiste étampa son visage sur la vitre teintée du véhicule. C’était comme un anniversaire –quand on sait qu’on a vieilli d’un an mais qu’au fond, rien n’a vraiment changé. Bissegger s’attendait à une première impression fracassante, à quelque chose de plus marquant que la simple traversée d’un viaduc en béton. Tant pis, la seconde impression n’allait être que meilleure, pensa-t-elle.

— Bienvenue à Fields Spring tout le monde, prononça quelqu’un que la jeune femme entendit à peine.

Ses yeux zigzaguèrent à toute vitesse pour capturer chaque détail de cette ville coupée du monde. Le van défila devant un concessionnaire de tracteurs et de tondeuses à gazon où un tas de bolides rouge cerise étaient garés sur un terrain en terre rocailleuse. Ils étaient resplendissants, comme des autos tamponneuses aux couleurs tapageuses qui n’attendaient qu’à être utilisées.

Plus loin, Bissegger avait des étoiles dans les yeux en admirant l’étendue de vert qui se présentait à elle. Fields Spring était une ville de chênes et de pacaniers, de hautes herbes et de broussailles en bord de route, de milliers de petits arbustes grimpants et de buissons touffus. Les routes étaient parsemées de nids-de-poule et de mégots de cigarette, mais Bissegger les remarqua à peine. Son attention était plutôt tournée vers une rivière où stagnait une eau brune, algueuse, peut-être toxique. Ça lui faisait penser à Disney World ; il y avait un manège dans le parc d’Animal Kingdom qui amenait les touristes se balader avec des hippopotames et des crocodiles robotiques dans une rivière comme celle-ci. Quelques instants plus tard, derrière des poteaux électriques branlants, elle aperçut un arbre gigantesque sur un terrain en pente. Le Tree of Life ! Et puis non loin de là, elle vit un édifice rectangulaire en brique blanche avec des fenêtres ornées de vitraux sombres. C’était une église méthodiste, et son toit en cuivre avait oxydé avec le temps et lui donnait maintenant une teinte bleutée. Le château de Cendrillon à Magic Kingdom ! Et ce bloc appartement miteux à trois étages juste à côté, ça ne pouvait être autre chose que la Tower of Terror !

— Tout le monde descend.

L’agent qui avait fait le briefing dans le van sortit puis se dirigea vers les tentes modulaires installées dans le centre-ville. Une sorte de QG de fortune avait été établi par une des Forces d’Intervention Mobiles dans la région, avec Capitaine Payne à la tête des opérations à Fields Spring. L’agent n’eut aucun problème à trouver cet homme baraqué, assis sur le coin d’une table pliante en train de nettoyer un pistolet à motif de camouflage.

— Monsieur ! Ravi de vous revoir. Les renforts promis par le Site-81 viennent tout juste d’arriver.

— Il était temps, grommela Payne entre ses dents en rangeant son arme à sa ceinture. Vous en avez fait de la route, vous voulez un café ?

— Non merci, je vais m’en passer.

— Comme vous voulez, répondit Payne en attrapant sa tasse de café noir à moitié finie. Ça fait déjà une demi-journée que mes gars sont en stand-by, alors si possible j’aimerais qu’on commence notre enquête tout de suite. Où est la chercheuse qui est censée régler tous nos problèmes ?

L’agent retint son souffle et se gratta la nuque. Il se tourna vers le van, mais il n’aperçut aucune trace de Bissegger. Ça s’annonçait mal. Ce n’est qu’en s’éloignant du QG avec Payne sur ses talons qu’il découvrit la biologiste seule à un coin de rue, à quatre pattes dans la terre, en train de retourner des roches comme si elle jouait aux pairs. Il n'eut pas le temps de détourner son regard. Bissegger, un sourire triomphant aux lèvres, souleva une blatte hideuse de la terre et la tint prisonnière entre son pouce et son index.

— Que Dieu nous vienne en aide, soupira Payne.

La chercheuse se rendit soudainement compte qu’elle était observée par l’agent et le capitaine. Manifestement emballée par sa première découverte faunique de la Zone X, elle s’approcha de ses deux collègues au pas de course. Pendant un instant, l’agent eut l’impression qu’elle se retenait de gambader.

Quant à lui, Capitaine Payne réprima ses réflexes de sergent-major en voyant la biologiste approcher. Pas tout à fait détaché encore des codes rigides de son passé militaire, il ne pouvait s’empêcher de juger l’apparence de cette femme comme grossièrement inadéquate. Ses cheveux, plus emmêlés que bouclés, n’étaient pas attachés et pendaient jusqu’à ses fesses. Sa blouse de scientifique était criblée de différents pins, et non seulement ça, mais elle portait aussi une longue jupe qui laissait paraître des bas disparates. Un bas multicolore, et un autre avec des images de chatons. Et puis son sourire… Elle avait le même sourire niais que sa fille de quatre ans après avoir fait des gribouillis ignobles partout sur les murs de sa chambre avec un Sharpie permanent la semaine dernière.

— Allo ! Désolé si je suis partie un peu loin, mes instincts de chercheuse ont pris le dessus. Vous savez ce qu’on dit, la science n’attend pas, expliqua-t-elle avec un léger rire nerveux qui ne fit rien pour briser la glace. Au fait, moi c’est Rose-Marie. Enchantée !

— Capitaine Payne, répondit-il simplement.

Le capitaine lui serra la main avec un soupçon de regret et d’amertume. Il eut l’impression distincte d’écraser des spaghettis bouillis dans sa main tellement la poigne de la jeune scientifique était molle. L'agent à côté d'eux détala pour ne pas avoir à affronter la mauvaise humeur du capitaine.

— J’espère que vos instincts n’auront pas le dessus sur vous, laissa glisser Payne. Maintenant que vous êtes là, on peut passer aux choses sérieuses. Je vous préviens d’avance, on a plusieurs choses à faire et très peu de temps. Vous me suivez ?

Bissegger acquiesça en regardant Capitaine Payne s’éloigner. Ce dernier fit une dizaine de pas avant de s’arrêter net en constatant que la biologiste était restée aussi immobile qu’un soldat au garde-à-vous.

— Oh ! Je viens de comprendre, vous vouliez que je vous suive dans ce sens-là. Ha ha… désolé !

Le capitaine se renfrogna :

— Soyez honnête, vous avez pris quelque chose avant de venir ici ?

— Euh non, pourquoi ?

— Laissez tomber, cracha Payne. Bon, qu’est-ce qu’on vous a raconté sur cet endroit ?

— Pas grand-chose, pour être tout à fait honnête avec vous. Je sais qu’il y a une sorte de créature qui se promène dans les parages et que les citoyens ont tenté à plusieurs reprises de demander de l’aide. D’ailleurs, où sont les gens ? demanda Bissegger en se retenant de sautiller sur place à l’idée de discuter avec les habitants d’une zone anormale – elle avait tellement de questions pour eux !

En effet, où étaient les gens ? Cette question, il s’y attendait et il la redoutait. Payne continua d’avancer en silence, incapable de rendre le sourire de Bissegger :

— Docteur, tout le monde ici est mort.

La biologiste ralentit le pas en absorbant la nouvelle. Son visage se contorsionna le temps d’une fraction de seconde. Si Payne avait été face à elle, il aurait probablement aperçu les éclats d’une tristesse sincère et profonde derrière ses barrières psychologiques fléchies. Mais ce n’était pas le cas. Un sourire indécent refit son apparition à ses lèvres pendant que le capitaine continuait son espèce de marche funèbre :

— Et on ne parle pas d’une créature, mais de plusieurs d’entre elles. Des scorpions, d’après les appels à l’aide que la Fondation a interceptés.

— Des scorpions mortels en Virginie ?

Oh ouais, ça confirmait pour Bissegger que quelque chose ne tournait pas rond à Fields Spring. Elle ne connaissait pas encore très bien la Zone X, mais elle savait pertinemment que les scorpions préféraient les milieux arides et secs plutôt que les endroits humides et boisés, comme en Virginie. Une certaine espèce de scorpion lui vint cependant à l'esprit, le Southern Devil Scorpion. Si sa mémoire était bonne, on pouvait effectivement retrouver cette espèce en Virginie-Occidentale… mais ces scorpions étaient très rares dans la région et surtout, très peureux. Impossible qu'une invasion de ces bestioles inoffensives ait pu décimer une ville entière. Bissegger partagea ses réflexions avec le capitaine.

— Très juste. Et quand vous verrez ce qui s’est passé avec les citoyens dans leur domicile, vous allez vite comprendre qu’il n’y a vraiment rien de normal à cette situation.

La biologiste inclina sa tête par réflexe, pressant Payne pour plus de détails.

— Lorsque nous sommes arrivés, il était déjà trop tard. Quand nous avons soumis notre rapport initial au Commandement, c’est là qu’on a reçu l’ordre d’attendre pour des renforts avant de poursuivre notre investigation et de pénétrer à nouveau dans les maisons. Mon équipe en a profité pour patrouiller les rues de la ville et essayer de trouver la cause de tout ça. Négatif, rien à signaler.

Les deux firent halte devant une maison typique de la haute classe moyenne américaine. Un long cottage décoré d’un balcon en cèdre, de deux portes de garage et d’un imposant drapeau national suspendu depuis l’étage. Un grand tournesol en bois qui souhaitait la bienvenue aux invités était planté tout près des escaliers menant à la porte d’entrée. Bissegger le trouva adorable et fit complètement abstraction de la pelouse sauvage et des chaises renversées laissées à l’abandon.

— Ces choses qui ont tué tout le monde, elles se sont infiltrées chez les gens pour faire un carnage, dit-il avec le regard vitreux. C’est ma théorie pour l’instant.

Sans perdre un instant, la biologiste s’élança vers la porte d’entrée. Cela dit, avant même que son pied n’effleure la première marche des escaliers, une poigne écrasante la saisit au bras et l’arrêta dans son élan. Payne, d’un ton sévère, gronda qu’elle était mieux de rester sur ses gardes une fois à l’intérieur de la maison même s’il était là pour la protéger en cas de danger. Tout pouvait arriver, la prudence était de mise. Seulement, ce qu’il ne réalisait pas, c’est que Bissegger bouillonnait avec la même énergie qu’un enfant sur le point d’embarquer dans une montagne russe. Au fond, elle espérait de tout cœur qu’une créature démoniaque tout droit sortie de l’enfer ait élu son domicile dans cette maison parce que peut-être – vraiment, peut-être – qu’un de ses rêves les plus chers allait enfin se concrétiser. Peut-être qu’elle allait enfin poser sa pierre à l’édifice méconnu de la biologie anormale en découvrant une nouvelle espèce. Elle se voyait déjà présenter ses trouvailles lors d'un congrès avec les plus grands cerveaux du monde occulte. Oh, le rêve !

En fin de compte, Capitaine Payne aurait pu mettre en garde une brique et l’effet aurait été le même.

La biologiste franchit le seuil de la porte et fut immédiatement assaillit par une odeur inattendue. Un mélange de renfermé, de vieux sofa et de fleurs en décomposition. Sa gorge se resserra. C’était un peu moins charmant que dans son imagination. Elle enjamba un monticule de souliers et s’aventura dans le salon où son attention se mit à tournicoter.

Un sandwich au fromage à moitié fini trainait dans une assiette en plastique rose sur un des canapés. Une partie de Just Dance 2022 avait été mise en pause au milieu de la chanson Chacarron sur une Nintendo Switch encore allumée. Une couverture en laine tachetée de gouttelettes cuivrées était compressée comme une boule de papier à terre, proche d’une table basse éraflée. Un gros poisson rouge asphyxié gisait parmi les éclats d'un aquarium fracassé dans le coin de la pièce.

— Venez voir la salle à manger, fit le capitaine.

En tournant le coin, Bissegger tomba sur une scène qui vint brusquement refroidir son humeur trépidante. Personne ne l’avait préparée à ça. Devant elle se trouvait le corps d’un jeune gamin avec la tête profondément encastrée dans un mur.

— Il est mort, clarifia Payne en se contentant d’observer la biologiste en train de prendre le pouls de l’enfant.

Le capitaine avait raison. Elle lâcha le poignet pendouillant du garçon et rajusta ses lunettes. Il devait avoir dix ans, pas plus que ça. Il portait des shorts beiges souillés et un T-shirt de Hulk. Il était pieds nus, aucune blessure visible sur la plante de ses pieds. Il n’avait probablement pas marché dans le verre cassé du salon.

En vérité, Bissegger ne savait pas trop quoi penser de tout ça. Ses formations médicales se résumaient aux quelques cours de premiers soins obligatoires à la Fondation tous les deux ans. Elle était loin d'être médecin, alors elle ignorait ce que le capitaine attendait d'elle. Elle était ici pour les soi-disant scorpions, c’est tout.

— Le corps est là depuis combien de temps ?

— Quelques jours, fit Payne d’un haussement d’épaules. On a reçu l’ordre de ne pas toucher aux corps jusqu’à temps que vous arriviez.

— Donc c’est comme ça… dans toutes les maisons, si je comprends bien ?

Bissegger se tourna vers le capitaine et le vit hocher de la tête en baissant le regard.

— Bon. J’aimerais retirer la tête du mur, si c’est possible. Ça va être bien dégueu, mais je pense que ça serait un bon début pour comprendre ce qui s’est passé exactement.

— Vous voulez pas que je vous montre les autres corps dans la maison ? demanda Payne sans se rendre compte du caractère giga glauque de sa question.

Juste au moment où elle allait gentiment décliner son offre et lui expliquer que les cadavres ce n’était pas trop son truc, le bruit étouffé d’un cri et de trois boums distincts fit écho depuis une fenêtre ouverte. Des coups de feu. Le sang glacé, Bissegger avala un nœud dans sa gorge en fixant l’expression changeante du capitaine. Elle devinait que des millions de pensées différentes défilaient dans sa tête à cet instant, car peu importe ce qui venait d’arriver, ça ne faisait évidemment pas partie de son plan.

— Ça ne vient pas d’ici, trancha le capitaine en escortant Bissegger par le bras hors de la maison.

La biologiste tenta de résister par à-coups, mais ne parvint à se dégager de son emprise que lorsqu’ils furent sortis de la maison. Dehors, le capitaine jeta un regard furieux à la maison voisine où une poignée d’agents alarmés s’agitaient. Il s’avança d’un pas lourd vers l’entrée et fit irruption dans la cuisine de la demeure. La première chose qu’il constata fut trois agents accroupis autour de ce qui semblait être un crabe mort gisant sur le sol.

Un des agents l’aperçut et bégaya :

— Monsieur, cette chose m’a sauté dessus, alors j’ai paniqué et je l’ai tiré. Elle est sortie du-

— BORDEL DE MERDE ! s’écria Payne, l’écume à la bouche. Vous foutez quoi ici ?! Vos ordres étaient de rester dehors jusqu’à ce que la dame ait terminé son évaluation initiale !

— Mais on vous a vu entrer dans l’autre maison, et on s’est dit qu’il n’y avait pas de problème si…

Pendant que les trois pauvres misérables se faisaient engueuler par leur supérieur, Bissegger se pencha sur le côté pour essayer d’entrevoir ce qui avait causé tout ce tracas. Elle avait eu la puce à l’oreille et avait déjà enfilé une paire de gants en plastique. Il fallut moins d’une fraction de seconde pour que sa risette curieuse se change en un sourire émerveillé.

— Poussez-vous ! Poussez-vous !

Tout le monde se déplaça pour ne pas être pris dans la trajectoire de la jeune femme devenue une véritable comète. Elle se mit à genoux puis contempla dans toute sa splendeur la créature flasque, chitineuse et nauséabonde qu’elle avait sous les yeux.

C’était du jamais-vu. Ce gros insecte devait mesurer environ 30 centimètres, et avec un rapide coup d’œil elle voyait pourquoi les gens l’avaient décrit comme un scorpion. Le petit bestiau possédait une sorte de patte supplémentaire sur son dos munie d’un aiguillon. Mais pas de queue, ni de pinces, ni d’yeux visibles en fait.

— Beurk. J’ai vraiment horreur des araignées, commenta un des agents pour détendre l’atmosphère.

— Oh, mais ce n’est pas une araignée.

Le capitaine Payne se tourna vers la biologiste, les sourcils froncés.

— On voit bien qu’elle n’a que six pattes, enchaîna Bissegger. Je remarque aussi qu’elle n’a pas de filières. Pas de ce que je peux voir, en tout cas. Donc, pas de toiles. Mais sinon, sa morphologie évoque beaucoup celle des arachnides alors je comprends totalement que quelqu’un pourrait la confondre avec autre chose ! Je peux la toucher ?

Sans attendre d’avoir une réponse, Bissegger s’empara de la créature et commença à examiner les impacts de balle dans son exosquelette.

— Docteur, lâchez ça, fit Payne. Elle est peut-être encore dangereuse.

— Quoi ? Ne me dites pas que vous avez peur d’un petit insecte mort ? pouffa Bissegger en approchant la créature vers le capitaine d’un mouvement brusque. OuuuuUUUuuuuh !

Les yeux du capitaine Payne manquèrent de sortir de leurs orbites. Il sursauta alors que le monstrueux insecte passa à quelques centimètres de lui. Certes, le mépris de ses agents pour leurs ordres avait écorché son égo, mais le non-respect total de cette prétendue chercheuse quant aux mesures de sécurité de base… ça, c’était toute autre chose. Son satané sourire lui faisait pousser des cornes. C’était stupide à quel point il se retenait de lui inculquer une bonne leçon sur la discipline et de lui ôter ce maudit insecte des mains. Maintenant il la découvrait sous son vrai visage : une imbécile pour qui tout ceci n’était qu’une immense récréation. Bordel, elle tenait le foutu truc comme une poupée Barbie !

— Tout le monde, sortez.

La main de Bissegger commença à se lever, mais elle n’eut pas le temps de prononcer quoi que ce soit.

— Je ne veux pas entendre un mot venant de toi, prononça le capitaine. Tu pourras jouer avec tes foutus monstres plus tard. Là, on ne sait pas s'il y a d'autres créatures de ce genre prêtes à nous sauter dessus depuis les murs, et je n’ai aucune envie que le bilan de morts de Fields Spring augmente sous ma responsabilité. Maintenant, je ne vais pas me répéter une troisième fois, tout le monde sort.

Déconfite, la biologiste déposa le précieux petit insecte sur le plancher et quitta la maison en silence. Sans gambader. Sans tressauter. Juste en marchant.

Capitaine Payne sortit de la maison en trombe après elle. Son téléphone était déjà à son oreille et elle pouvait déjà l’entendre crier son nom en hurlant quelque chose du genre : ''Je veux savoir qui est le bouffon qui l’a envoyée ici !'' Bissegger le regarda s’éloigner derrière un camion blindé. Ses remarques ne la blessaient pas particulièrement. Elle en avait l'habitude. Elle était surtout triste de voir deux hommes monter la garde à l’entrée, ce qui l’empêchait d’y retourner en douce. Elle commençait tout juste à s’amuser, et là…

Soupire. La biologiste se tourna pour jeter un dernier coup d’œil à la maison, histoire d’immortaliser chacun de ses détails dans sa mémoire. La butte de terre sur le terrain. Les tuiles orangées sur les murs. Les lilas qui caressaient les fenêtres. La Sonoma bleue garée à côté de l’allée. Les ombres mouvantes derrière le treillis.

Bissegger plissa les yeux. Elle n’hallucinait pas, quelque chose bougeait sous la maison. Elle regarda autour d’elle et ne vit son binôme nulle part. Visiblement, le système de pairs fonctionnait à merveille. Elle retrouva un léger sourire puis contourna la maison.

Ça grattait. Quelque chose grattait derrière le treillis. Sa curiosité ainsi que sa mémoire musculaire prirent le dessus et elle retira habilement une des sections de l’enchevêtrement. Son sourire reprit de l’ampleur. Elle s’agenouilla dans des roches puis plongea son regard dans les ténèbres.

Il y avait une tête décapitée sous la maison. Elle semblait vaguement féminine, mais tout compte fait, ce détail n'avait presque aucune importance. Bissegger aperçut immédiatement une multitude de pattes arachnides qui se tortillaient hors de la bouche, entraînant la tête hors de sa portée. Il y avait une créature vivante à l'intérieur de cette tête, et la biologiste en conclut que c'était l'une des choses les plus cool qu'elle ait jamais vues. Tellement de questions lui venait à l’esprit. Comment est-ce qu’elle avait fait pour s’insérer dans cette tête ? Elle s’imaginait difficilement le processus ; c’était comme essayer de faire rentrer un parallélépipède dans une boîte de sardines. Pfff, peu importe. Les pattes velues de la créature se faufilèrent au travers d’un œil et semblèrent faire un signe de bonjour à la biologiste. Le cœur tout chaud, elle rougit. Quelle galanterie ! Elle se sentait conquise par la mignonitude de ce petit troglodyte.

— Coucou toi, chuchota Bissegger en tendant la main vers la créature. Tu ressembles à un Peter. Je vais t’appeler Peter, si ça te va. Tu veux qu'on soit amis ?

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