La Naissance par la Guitare

Certaines personnes aiment dire que ceux qui n'apprennent pas de l'Histoire sont condamnés à la répéter. Il serait plus juste de dire que c'est l'Histoire qui est condamnée à se répéter elle-même.
- Extrait de La Guerre la plus fraîche : Mémoires d'un critique, Anonyme

Alors que le soleil se couchait sur la Seine, la migration commença. C'était lent au début, avec quelques personnages franchissant les eaux par le pont. Alors que le ciel s'assombrit, les voyageurs se multiplièrent. Ils arrivèrent à vélos, par bateaux, taxis et camions. Quelques-uns marchaient. D'autres couraient. Le soleil se coucha complètement derrière l'horizon, et la migration cessa. La foule, maintenant composée de quelques centaines de personnes, avait atteint sa destination, se fondant avec les nombreuses personnes qui étaient déjà là. C'était l'heure de fermeture de Sommes-Nous Devenus Magnifiques, et l'exposition finale était sur le point de commencer.

Sommes-Nous Devenus Magnifiques ouvrait ses portes un mois tous les dix ans, et les fermait quinze minutes au coucher du soleil. Une grande affiche collée au mur de la galerie mentait sur la raison de cette fermeture en dix-sept langues différentes. L'affiche identifiait le temps de pause comme, entre autres, un temps pour déjeuner (en français), un temps de nettoyage (en anglais), un temps de salissement (en allemand), et une pause fumeur obligatoire (en swahili). En vérité, la galerie ne fermait pas durant ces quinze minutes. Elle était simplement déplacée à l'extérieur.

Les portes de l'exposition se fermèrent, et une dernière personne se précipita entre elles. Elle portait une guitare patinée sous son bras. La personne s'appuya contre un côté du bâtiment et commença à accorder sa guitare. Lorsqu'elle eut fini, elle releva la tête, découvrant la foule pour la première fois.

"Ah !" s'écria le Guitariste, feignant la surprise. "Qui pourriez-vous tous être ?"

La foule éclata en un rugissement sonore alors que des centaines de voix se levaient pour répondre à la question.

Le Guitariste claqua sa langue. "Ça ne le fera tout simplement pas," dit-il. "Vous devez choisir un porte-parole venant d'entre vos rangs si vous voulez être entendus." Il fit une pause, ajustant quelques cordes de la guitare. "Allez, faites votre choix. Choisissez quelqu'un qui parlera. Personne en particulier."

Comme elle le faisait toutes les nuits, la foule se sépara pour révéler un homme serein et bien habillé. L'homme s'avança devant la foule et fixa le Guitariste du regard. La foule retint son souffle. L'homme toussa, et l'Échange commença. C'était une ancienne performance, qui avait été scénarisée il y a des décennies. Alors que les deux acteurs parlaient, les membres de l'audience murmuraient les lignes des acteurs, ayant vu l'Échange des douzaines de fois auparavant.

"Et qui êtes-vous ?" demanda le Guitariste.

"Je suis, comme vous l'avez demandé," répondit l'homme, "Personne en particulier."

"Pourquoi êtes-vous ici ?" demanda le Guitariste, faisant un signe à la foule. "Qu'espériez-vous accomplir en vous réunissant devant moi ce soir ?"

"Nous sommes venus pour être cools."

"Pourquoi ne pas piquer un plongeon dans le fleuve alors ?" répondit le Guitariste avec un sourire. La foule gloussa. La blague n'était pas particulièrement drôle, et n'avait pas bien mûri après mille répétitions, mais la foule riait toujours.

"Nous sommes là pour écouter de la musique."

"Est-ce que vous avez quelque chose en tête ?" demanda le Guitariste en grattant paresseusement un accord.

"Une musique spéciale, volée du futur." L'homme retira son chapeau.

Le Guitariste grimaça. "Ah, mais le futur vient après." Il plaça sa main sur le manche de la guitare. "C'est lui qui me la volera."

L'Échange était terminé. La foule applaudit, puis se tut alors que le Guitariste commençait à fredonner. Il essaya quelques notes avant de sentir que sa voix s'était accrochée au bon ton. Il fredonna un peu, puis sa voix reprit. Il essaya une nouvelle fois, et sentit l'emprise dans sa gorge se déchirer, laissant échapper une voix profonde et rauque. Le Guitariste ouvrit la bouche et chanta.

Mon frère, prête donc l'oreille
Et aide-moi si tu es capable
Car je n'ai pas vu un seul orteil
De l'Homme très Charitable.

Ils ont dit qu'il n'avait pas l'âme pour la prison
Ni les talents pour travailler dans l'art
Le Cirque ne l'a pas appelé, non
Il a aidé depuis le départ.

Eh bien si la manne vient des cieux
Alors elle atterrit au-dessus de nos têtes
Mais ne te renfrogne pas, car l'Homme Pieux
Nous gardera nourris, c'est ce qu'il décrète.

Oh, la Fabrique fonctionne toujours
Les cheminées expulsent la fumée
La ligne d'assemblage a de beaux jours
Le surveillant n'a pas l'air de blaguer.

Mon frère, prête donc l'oreille
Et aide-moi si tu es capable
Car je n'ai pas vu un seul orteil
De l'Homme très Charitable.

L'Homme Charitable a dit "pas d'inquiétude ici"
L'Homme Charitable a dit de ne pas pleurer
Il a dit qu'il frappait aux portes jusqu'au Paradis
Et que personne ne pourrait l'ignorer.

Sur les quais j'ai vu des Geôliers ici
Les Geôliers n'ont jamais pigé
Le Geôlier demande toujours si
J'ai vu l'Homme de Charité.

L'Homme Charitable travaille sur un machin
Bien profondément sous terre
Mais je n'ai pas croisé son chemin
Depuis qu'les geôliers sont venus voir d'ce côté de la barrière.

Mon frère, prête donc l'oreille
Et aide-moi si tu es capable
Car je n'ai pas vu un seul orteil
De l'Homme très Charitable.

Le Guitariste baissa la tête, et la foule applaudit. L'homme sourit et bascula son chapeau, s'évaporant dans la cohue. Les portes de la galerie se rouvrirent, et le vent se leva, portant la chanson jusqu'aux lèvres de l'artiste qui la chanterait pour la première fois, des années plus tard.


Quelque part entre les chanteurs, dans une petite maison à New York, un insomniaque tapotait son stylo contre une feuille de papier. Il devait écrire une lettre de la plus haute importance, ne concernant rien de moins que le sort de l'humanité, mais il ne trouvait pas les bons mots. À vrai dire, l'auteur de la lettre commençait à douter de sa propre cause.

Une brise entra par la fenêtre, et le papier ondula sous le stylo. L'écrivain se leva pour fermer ses volets, puis se figea. L'espace d'un instant, il fut certain d'avoir entendu une voix flotter dans la pièce avec le vent. Puis, il retomba sur son siège et se mit à écrire, la voix et la fenêtre oubliées.

Dans l'intérêt de partager tous les miracles de Dieu avec le plus petit de Ses enfants, et dans l’intérêt de l'humanité dans son ensemble, j'ai le plaisir d'annoncer la formation d'une nouvelle organisation qui œuvrera à la libération de ceux qui vivent dans la pauvreté, la dépression et les affres de la mort. Cette organisation sera connue sous le nom de Fondation Caritative de la Manne. Puisse-t-elle prospérer pour les générations à venir, et toute l'humanité avec.

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