Bien Urbain
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Salim appuya si fort sur la poignée que tout l'appartement vibra légèrement, mais la porte était verrouillée.

« Où est-ce que tu vas ?! », beugla sa mère, enveloppée dans la fine vapeur chaude de son repassage, reposant lourdement son fer sur la planche à repasser.

Son ton, déjà sévère, fut pourtant royalement ignoré. Salim était en train de furieusement chercher dans les paniers et les boîtes à chaussures de l'entrée la clé qui lui permettrait de sortir.

« Salim ! J'te parle ! »

« Qu'est-ce tu veux, putain ?! », rétorqua le presqu'adulte à l'aube de sa majorité.

Lorsqu'ils se disputaient, leurs accents marocains se faisaient nettement plus forts, ce que Salim détestait : pas parce qu'il avait honte de ses origines — il se sentait justement plus marocain que français — mais parce qu'il n'aimait pas associer instinctivement son pays de naissance à leurs brouilles perpétuelles.

« Tu m'parles autrement, t'entends ?! », répondit sa mère en contournant sa planche, prête à le confronter plus directement, mais le garçon céda avant.

« J'vais voir un pote, lâche-moi, ok ? »

« À 22 heures ? »

Sous la nervosité de ses gestes, Salim envoya valdinguer un bac en osier qui se fracassa au sol en répandant le contenu entier de petite monnaie d'un gobelet en ferraille. Il tchipa et grommela bruyamment :

« C'est bon, me casse pas les couilles comme si j'avais cours demain ! »

« Ah, ça, j'ai bien compris que Môssieur est bien content d'être desco ! Et ça, ça t'donnerait toutes les excuses pour faire ton prince, hein ? Y a quoi à faire à cette heure ? Quand est-ce que tu vas te trouver un travail ? »

La voix de plus en plus grondante, mais aussi de plus en plus basse, Salim trouva enfin la clé sous une botte, s'en saisit et tourna la serrure comme s'il était pourchassé :

« C'est bon, j'vais trouver, j'vais trouver. »

N'ayant plus la force de stopper physiquement son fils devenu trop grand, Maha regarda l'adolescent claquer la porte et dévaler les escaliers. La face tordue d'une grimace de colère, elle soupira et se remit à sa table. Les vêtements de Salim furent repassés avec plus de précaution que d'habitude.
Elle n'était pas sûre qu'il trouverait sa place dans cette ville.

Salim non plus n'était pas sûr. Le bruit de ses pas dans la cage d'escalier était assourdissant à force d'échos sur les murs gris couverts de tags, ce qui avait l'avantage de l'empêcher de réfléchir et de ruminer la dispute qui venait de se dérouler. Il tâta, dans sa poche, un petit sachet contenant des cristaux verdâtres dont il n'était même plus sûr de connaître l'origine. Ce qui était important, c'était que son contenu valait de l'argent ; lui-même ne fumait qu'avec ses potes, et les soirées se faisaient rares, en plein septembre.

Tandis qu'il entama une nouvelle volée de marches, une inscription à la bombe noire assombrissant le mur juste en face de lui se révéla, interrogeant d'une façon étrangement ciblée.

Que fais-tu ?

Salim ignora le tag et descendit d'un autre étage. Mais ici, un autre l'attendait. Dans de grandes lettres exagérées dont le « O » était un œil cartoon injecté de sang, on pouvait lire :

Tu m'ignores ?

« Commence pas, toi aussi », marmonna Salim, qui n'a pas su, cette fois, s'empêcher de regarder. La lumière des néons clignota, ce qui était plutôt commun pour un HLM de la banlieue, en particulier ceux de la capitale, mais le jeune homme ne l'interpréta pas ainsi. Il leva les yeux vers le faux plafond et siffla.

« Quoi, t'as un truc à dire ? Vous allez tous me faire chier, là ? »

Il n'attendit pas de réponse et descendit encore plus vite, manquant plusieurs fois de se tordre la cheville en dévalant parfois jusqu'à trois marches d'un seul coup. Arrivé au rez-de-chaussée, il eut un temps de pause : la porte du hall avait disparu. Il n'y avait qu'un mur de plâtre blanc et sale, encore plus terne et déprimant que le carrelage froid qu'il accompagnait. Aucune sortie de secours, aucune fenêtre, plus aucune issue. Ne restait plus que la timide lumière rouge de sécurité au-dessus de l'emplacement théorique de l'ouverture.

« Hé, Paris, j'te jure… »

Il s'approcha du mur, menaçant comme si ses poings d'humain pouvaient faire quoi que ce soit contre un cul-de-sac apparu de nulle part.

Peut-être était-ce ridicule, de l'appeler Paris. Trop évident, trop naïf, mais Salim était un enfant quand il avait eu l'idée de ce nom. Il ne pouvait pas avoir beaucoup de recul dessus : sa relation avec la cité était secrète, une discrétion voulue par Paris elle-même. Et Salim étant alors le seul juge de la qualité du surnom, Paris est resté.

Il tambourina du poing contre le mur et avertit entre ses dents.

« Tu joues à quoi, bouffonne ? Tu crois que ça va pas se faire gauler, un HLM sans entrée ? Au premier voisin, c'est foutu, alors déconne pas, wesh. »

Il tourna sur ses talons, ferma brièvement les yeux pour laisser le temps à Paris de se réorganiser et pivota à nouveau. L'entrée était à nouveau là, mais une odeur humide et désagréable emplit l'air. Au vu de la flaque sur son chemin, Salim pensa brièvement que Paris exprimait son chagrin en chouinant, mais une forte fragrance d'urine de sans-abri le prit au nez.

« Connasse. »

Il prit de l'élan et sauta par-dessus, non sans faire un doigt d'honneur à la caméra de sécurité au passage. Si elle l'avait vraiment voulu, elle aurait fait la flaque plus grande, ou aurait dispersé des crottes de chien derrière, mais l'adolescent lui reconnut au moins la classe de s'en tenir à l'insulte et de ne pas aller jusqu'à l'affront.

Il enfourcha sa moto, dont le moteur débridé crachait un bruit du tonnerre, et fonça à travers la ville.

Passé son quartier, la cité était de plus en plus dense. Les axes routiers ne se désemplissaient pas malgré l'heure tardive et ils venaient de construire une sixième tour de bureaux sur la ligne d'horizon devant sa fenêtre. Plus la vie avançait, moins il voyait d'arbres et d'animaux. Même les pigeons se faisaient rares.

Le frais de la nuit battait contre son casque. Il soupira plus que d'accoutumée sur le trajet : maintenant fâché avec Paris, celle-ci n'allait pas lui faire de fleur. Pas de raccourci, cette fois-ci, ni de signalisation chanceuse. Il allait se bouffer tous les feux rouges et connaître les joies de la circulation telle que vécue par le commun des mortels. Salim maudit intérieurement Bilal de lui donner rendez-vous aussi loin… Mais c'était Bilal qui avait l'argent, alors c'était Bilal qui décidait. Comme ses clients vivaient dans la ville d'à côté, il préférait faire ses transactions de manière à faire le moins de trajet possible dans les quartiers, à la fois pour éviter de payer trop cher en carburant, mais aussi pour esquiver les flics qui y traînaient. C'était donc à la frontière de la campagne, dans une petite zone résidentielle proche d'un parc que le duo devait se rejoindre, ce qui donnerait à Salim l'occasion de voir un peu de vert. Les immeubles disparaissaient, les bâtiments s’aplatissaient et l'herbe entourant les routes était parfois devinable à la lumière des phares. Salim vit même un panneau « Attention : traversée d'animaux », représentant un cerf en plein bond. Pris d'ennui, il se dit qu'il en faudrait, de la chance, pour en voir un, à son époque… S'il devait foncer dans quelque chose, ce ne serait pas une bestiole imprudente, mais plutôt un-

« WESH ! »

Sa voix mi-outrée, mi-paniquée, fut complètement noyée par son casque et le klaxon automatique du camion sans pilote qui manqua de le renverser dans un rond-point. Après avoir fait un violent écart et redressé sa trajectoire, les mains tremblantes sur son guidon, Salim n'oublia pas de noyer le poids lourd d'insultes malgré l'absence de conducteur à son bord.

« FILS DE CHIEN ! FILS DE PUTE D'AMAZON DE MERDE ! »

Cela faisait maintenant cinq ans qu'Amazon n'employait plus un seul humain pour ses véhicules de marchandise tous automatisés et autorisés à circuler sur les voies rapides et les périphériques des grandes villes. Et en cinq ans, ils s'étaient déjà taillés une solide réputation d'assassins, les drones à roulettes se faisant une spécialité de circuler légèrement au-delà des limitations de vitesse pour tenir les délais du géant américain, les transformant en des bolides imprévisibles de quarante tonnes redoutables.

Salim fut pris d'un horrible doute. Paris venait-elle d'essayer de le tuer ? Il secoua la tête. Non seulement il ne ressentait pas son influence, si éloigné du centre-ville, mais en plus, si Paris avait voulu le tuer, elle ne se serait sans doute pas ratée. Même l'hypothèse de la frayeur intentionnelle pour le pousser à rentrer chez lui ne tenait pas : Paris n'était pas si méchante. Elle était comme une seconde mère pour lui, même s'il ne l'aurait jamais admis.

Il grogna un dernier juron pour se concentrer à nouveau sur la route et appuya sur l'accélérateur.

★ ★ ★

Salim roula doucement sur l'herbe humide, ne désirant ni faire déraper son précieux véhicule dans une bouse de vache, ni attirer l'attention des voisins habitués à la tranquillité avec son moteur des enfers.

Bilal était là, proche du terrain de pétanque du coin, phares éteints, sa silhouette à peine discernable, en train de fumer une cigarette par la fenêtre ouverte de sa voiture. Le modèle était si ancien que la batterie électrique commençait à faire autant de bruit qu'un modèle à essence.

« Salut », marmonna à peine Salim en descendant de sa moto.

Bilal ne lui répondit pas, le toisant comme un PDG alors que sa coiffure pleine de dreads aurait été boudée par n'importe quel agent de recrutement. Salim n'était ni son fournisseur le plus assidu, ni son plus lucratif : il attendait d'autres personnes plus intéressantes, mais l'adolescent s'était raccroché au rendez-vous de façon un peu lourde. Bilal avait eu pitié.
Il lui lança un coup de menton :

« T'as combien ? »

« J'sais pas, cent-cinquante. »

Le sachet était lourd comme une pomme. S'il s'était fait contrôler avec ça sur lui, il aurait risqué gros, mais en ville, il ne risquait rien, Paris se chargeant de le dissimuler de l'attention des patrouilles. Si le réseau de dealers connaissait sa relation particulière avec la cité, il aurait eu une bien plus haute place dans la hiérarchie implicite des quartiers, mais le secret devait être tenu. Les conséquences auraient été trop nombreuses. Il n'était même pas sûr que Paris accepterait de voir son existence révélée.
Ironiquement, ce qui le rendait spécial ne pouvait pas l'aider à trouver sa place, même dans l'illégalité. Aux yeux des autres, il restait le « gars perdu ».

Bilal sortit une balance électronique cachée sous la banquette arrière pour peser la marchandise, mais quand il se retourna vers Salim pour lui prendre le sachet, celui-ci s'était tourné vers les fourrés du parc.

« Y t'arrive quoi ? Donne. »

« J'ai entendu un truc. »

« T'es con ou quoi ? C'est un marcassin, j'en sais rien, on s'en branle. Donne, gros citadin. »

L'expression fermée, insultée, mais n'allant pas jusqu'à se permettre de lui jeter la drogue au visage au risque de ne pas être payé, Salim lui glissa le sachet entre deux doigts, l'aura froide.
Pendant que Bilal éclairait les chiffres de la balance avec son portable pour distinguer la mesure, il marmonna :

« J'te jure, vous, les gars de banlieue, dès que vous sortez en campagne, vous crisez dès que vous voyez un lapin, ça fait tiep, un peu. »

« C'est bon, vas-y, y a cent-cinquante grammes, j'ai vérifié, donne la thune. »

« Ta gueule », répondit l'acheteur sans conviction.

Il se mit alors à fouiller dans les poches de son manteau, ce qui prit une éternité, l'adolescent se contorsionnant dans tous les sens dans l'habitacle de sa voiture pour ne pas avoir à sortir dehors. Salim suspecta qu'il n'avait pas que des ingrédients légaux, dans sa cigarette, ou bien qu'il prenait son temps exprès pour tester sa patience et asseoir sa supériorité. Pour manifester son agacement, il cracha sur le côté et regarda vers les fourrés qui-

Qui avaient grossi.

Et qui avançaient.

Vers eux.

« Put- »

Il n'eut même pas le temps de voir ce que c'était que son cerveau lui hurla de se projeter en arrière. La forme était sombre, sauvage, animale. D'un seul geste du groin, la voiture de Bilal fut projetée en un salto terrible dont sortit deux bruits qui allaient hanter Salim pour le restant de ses jours : le crissement du métal froissé et le hurlement de terreur de Bilal, étouffé par la violence du mouvement qui vidait l'air de ses poumons.

La voiture atterrit sur le toit, faisant taire son occupant, probablement assommé. Le moteur de la voiture ronronnait toujours et les phares s'allumèrent accidentellement, éclairant la bête.

En reculant sur les fesses, Salim eut un gémissement épouvanté. C'était un sanglier gigantesque, de la taille d'un fourgon, sale, les traits difficiles à percevoir dans les ombres marquées du couple de lumières vives : ses yeux noirs sans âme reflétaient les lueurs comme un orbe de magie noire, sa gueule baveuse laissait s'échapper des dents longues comme des avant-bras et ses naseaux respiraient un air insufflé d'une odeur pestilentielle de purin et d'herbe humide.

Le monstre ne lui prêta aucune attention. Il rua et se jeta à nouveau sur les restes de la voiture, les bruits de mécanique continuant de provoquer son instinct belliqueux. Salim essaya vainement de crier pour attirer l'animal ailleurs, mais le cri mourut dans sa gorge. C'était de toute façon trop tard : de tout son poids, le sanglier s'appuya sur le ventre de l'habitacle et écrasa le véhicule. Dans toute l'horreur de la scène, il piétina différentes zones au hasard jusqu'à défoncer le moteur qui mourut dans un crachotement.

Dans la manœuvre, il était certain que toute trace de vie avait disparu de l'intérieur de l'auto. Comme un étrange pruneau métallique pressé, un liquide ocre s'écoula discrètement de la jointure d'une portière.

Salim hurla enfin.

Son cerveau reptilien fut le seul responsable de sa survie, entraîné depuis ses jeunes années à fuir la menace des groupes rivaux et de la police au moindre signe louche. La tétanie du choc passée, il sauta sur ses deux pieds et fonça vers son bolide. Autour de lui, des maisons lointaines avaient allumé la lumière à leurs fenêtres et des silhouettes observaient la scène avec prudence et horreur. Égoïstement, Salim espéra que leur curiosité attirerait le sanglier, mais il n'en fut rien.

Derrière lui, l'odeur d'herbe tiède s'intensifia. Rendu sourd par la panique, il n'eut aucune idée de la proximité du titan quand il releva sa moto et démarra en trombe, même si les tremblements du sol sous ses pieds et le grommellement de l'animal qui résonna dans ses oreilles lui donnèrent une vague idée.

Il enclencha l'accélérateur sans se retourner, esquivant les barrières du parc à la dernière minute et en les entendant se faire disloquer à peine une seconde après son passage. Il serra son guidon à s'en blanchir les phalanges, les dents serrées, les prières musulmanes s'entrechoquant dans sa tête avec les pensées confuses de la terreur.

Quand il réalisa qu'il n'entendait plus le souffle du sanglier, le compteur de vitesse indiquait toujours 130 kilomètres par heure. Il avait quitté le village depuis longtemps et s'était enfoncé dans la campagne dans sa fuite hasardeuse. Il lui fallut un quart d'heure entier pour ralentir et décider de revenir en ville pour se mettre en sécurité. Il n'allait sûrement pas s'arrêter ici pour souffler, même s'il y avait songé, car la vue d'une grande oasis de verdure au milieu d'un champ proche lui faisait craindre la présence d'un autre monstre. Alors il s'en alla.

Il eut raison.

Tu es bien loin de ton nid, songea un daim aux cornes d'or, niché dans ces mêmes broussailles, d'un air qui semblait déçu de ne pas avoir été repéré.

Il se dressa sur ses sabots et observa les phares de la moto disparaître derrière une colline. Il était si grand que si Salim s'était retourné, il aurait pu apercevoir une haute silhouette de quatre mètres coiffée de bois d'or semblables aux mains griffues d'un riche géant, la lune reflétée sur le métal noble.

Quand le moteur de l'engin s'estompa dans le vide campagnard, SCP-038-FR se mit à marcher.

Je devrais m'occuper de toi avant que tu ne deviennes un problème.

★ ★ ★

L'air frais sur son visage lui fit réaliser très en retard qu'il avait oublié son casque là-bas, mais il ne serait pas allé le chercher pour tout l'or du monde. La lueur blanche agressive et électrique de l'éclairage public se rapprochait et finit même par l'envelopper. Il n'était encore que dans la petite périphérie de la ville. D'une voix frêle, il murmura, sa plainte largement noyée par le boucan de son pot d'échappement :

« Paris, j't'en supplie, ramène-moi plus vite… »

D'habitude, peu importe à quel point il chuchotait, elle l'entendait. Mais là, soit elle était encore trop faible à cet endroit, soit elle l'ignorait royalement. Il se frustra.

« Il s'est passé un truc, j'ai failli crever, s'teup, c'pas le moment, allez ! »

Les rares autres conducteurs qui l'environnaient s'arrêtèrent au feu rouge, tout comme lui. Paris n'était pas là. Il grogna, et choisit finalement de démarrer, grillant le feu et traversant une rue de toute façon déserte. Il se mordit la lèvre. Le monde entier semblait vivre sa paisible routine nocturne comme si rien ne s'était passé une demi-heure plus tôt à trente kilomètres de là.

Que faire ? Il n'était pas question d'appeler la police : au vu du barouf qu'il y avait eu, nul doute que les flics étaient déjà sur place, et il savait d'expérience qu'il valait mieux faire profil bas quand la police était impliquée. Connaissant cette société, ils seraient passés très vite outre le monstre et auraient demandé ce qu'il faisait là en premier lieu, ou pire, l'auraient considéré comme responsable pour une raison quelconque.

Mais être déjà persuadé qu'aller chercher des secours était une mauvaise solution ne l'amenait pas vers la bonne.
Actuellement, il était seul.

Le front trempé de sueurs froides, il choisit d'accélérer sur la longue ligne droite du périphérique, maintenant certain qu'il n'aurait pas l'aide de raccourcis de la part de Paris. À son grand malheur, une section de travaux réduisit la largeur de la route et le força au ralentissement et à la cohabitation avec les voitures des autres oiseaux de nuit. D'autres pilotes plus audacieux que lui auraient sans doute profité de la zone d'arrêt d'urgence pour foncer quand même, mais sans casque, Salim n'avait pas envie de prendre davantage de risques. Il n'avait pas fui un sanglier de dix tonnes pour mourir dans un accident juste ensuite.

Il profita du calme de sa conduite plus tranquille très peu de temps.

Un écureuil apparut à ses côtés, courant dans la même direction comme s'il poursuivait une voiture. Sa proximité et son apparition subite sur la route firent faire un écart nerveux à Salim qui pesta :

« Putain de pute de wesh ! »

Tout en gardant un œil sur la voiture devant lui, l'adolescent jeta des regards nerveux sur le petit animal, qui restait à son niveau.

« Qu'est-ce que tu fous là, toi ? Casse-toi, dégage, tu vas t'faire écraser, connerie de rat de merde ! »

Il craignait que la bestiole stupide ne saute dans ses roues et le fasse déraper, en plus de complètement dégueulasser son pneu de tripes et de sang. D'un mouvement sec du poignet, Salim manœuvra pour doubler la voiture de devant et s'éloigner du rongeur, mais avant qu'il ne puisse s'écarter, l'écureuil s'élança sur sa jambe.

« WESH ! »

Il agita la jambe comme un forcené, s'explosa le mollet contre sa moto dans le processus mais parvint à envoyer valser la petite furie sur le bas-côté. C'était la goutte d'eau : entre la douleur et la frayeur, Salim tonna, excédé :

« Nature de SALOPE ! Vous m'voulez QUOI, c'pas POSSIBLE ?!  NIQUEZ VOS MÈRES ! »

Il se retourna, déterminé à ne plus jamais quitter la ville de sa vie, pour vérifier que l'animal avait bien cessé son harcèlement.
Mais non.

Il pensa d'abord qu'il ne s'agissait pas du même écureuil. Celui-ci était plus gros, pratiquement de la taille d'un lapin. Il avait, en tout cas, la même détermination que le premier et courait vers sa roue arrière comme si sa vie en dépendait, même s'il perdait du terrain.

Alors il commença à gonfler.

Le cœur de Salim tomba dans son ventre. Ce n'était pas un animal normal, ça n'était pas une petite bête incohérente au mauvais endroit au mauvais moment. Cette bête-là était ici pour lui, c'était maintenant certain.

À chaque phase de sa course, à chaque bond sur le goudron, à chaque élancée vers sa plaque d'immatriculation, l'écureuil grossissait d'un coup, les muscles pulsant sous sa fourrure drue comme un organe d'ogre. Au saut suivant, ça avait la taille d'un chat. Au suivant, d'un chien.
Il ne fallut que peu de temps pour que le petit écureuil ait la taille d'un grizzli, tout en gardant toute l'aisance et la rapidité d'un rongeur habile.

Il était temps d'accélérer pour Salim.

« PUTAIN- »

Cette fois, sa voix se cassa, brisée par le froid et la panique. Alors, saisi d'un silence intense plein d'adrénaline, il écrasa son accélérateur comme il ne l'avait jamais écrasé. Au diable le casque.

Derrière lui, l'écureuil avait cessé de grandir mais n'avait pas perdu en détermination. Son élan associé à la puissance de ses quatre pattes donnaient l'impression qu'il allait s'envoler pour fondre sur l'adolescent. Gêné par les voitures, l'animal finit même par directement sauter sur leurs toits, enfonçant la carrosserie des véhicules dans un tonnerre de klaxons d'automobilistes épouvantés, mais dont il ne se souciait guère, sa queue touffue battant dans tous les sens et arrachant des rétroviseurs au passage.

Pourquoi lui ? Pourquoi lui, et pas les autres ? Devant Salim, un motard avait sauté de son énorme cylindrée pour s'écarter de la course-poursuite. Il espérait que l'écureuil change de cible, préférant cette proie stationnaire, mais le cauchemar sauta par-dessus à presque 100 kilomètres par heure.

Le moteur de l'adolescent crachotait.

« PARIS ! PUTAIN, PARIS, JE SUIS EN VILLE, LÀ, NON ? »

Un croisement approchait. Ce n'était pas son tour : le feu était rouge et une myriade de phares indiquait clairement qu'il y avait de la circulation.

« PARIIIIIIS ! RAAAAAAH, MERDE ! »

Il garda l'accélérateur enfoncé. Il n'avait pas le choix, il fallait prier pour que ça passe, il ne pouvait pas s'arrêter. Derrière lui, il entendait très clairement les griffes du monstre racler sur le bitume.

Il traversa la double voie comme une flèche. Un klaxon de poids lourd fit vibrer tous ses os ; ça n'était pas passé très loin, mais au moins, ça mettait quelques véhicules en obstacle à l'écureuil qui-

Qui sauta par-dessus, et plana, deux fines membranes de chair s'étant développées du bout de sa patte jusqu'au bout de son flanc. Il atterrit quelques mètres derrière lui et reprit sa course.

Mais Salim ne suivait plus les cabrioles du monstre. Il ne faisait que compter les réverbères, essayait de repérer les zones les plus goudronnées, les espaces où le début de banlieue était la plus dense, la plus bétonnée, la plus urbaine. Il manqua de faucher deux hommes en taillant un très large virage sur un trottoir, ce qui lui fit perdre suffisamment de vitesse pour que la bête ait un regain d'énergie afin d'entamer les derniers mètres en quelques mouvements et… Pour qu'elle se fasse rentrer dedans par un fourgon blindé noir comme un corbillard, brisant chacun de ses os et enfonçant à peine le pare-choc du véhicule, qui freina dans un terrible bruit de crissement de freins.

Salim, lui, termina sa course dans une montagne de sacs poubelles abandonnés ici par une récente grève d'éboueurs. Le choc fut si brutal qu'il n'était pas tout à fait sûr que c'était Paris qui l'avait protégé : il avait juste eu de la chance. En se relevant, il vit que le fourgon non plus n'avait pas été envoyé par son amie la ville : estampillé “SCP”, plusieurs hommes armés en tenue militaire en descendaient déjà. Ils se mirent à tirer quelques salves dans le corps frémissant de l'écureuil qui agonisait, mais gigotait encore.

Salim se releva tant bien que mal, mais une douleur le prit à la cheville. À tous les coups, il se l'était tordue. Il fit à peine un demi-pas avant de devoir s'accrocher à un poteau.

Une agente courut vers lui. Ses muscles se tendirent alors, pensant son heure venue, mais au lieu de faire parler le canon de son semi-automatique, elle aboya :

« Hé, toi, avance vers la ville ! Vers le centre-ville, allez ! »

Elle postillonnait, sa bouche tordue révélant la cicatrice réparatrice corrigeant un vilain bec de lièvre. La difformité ne lui retirait pas son autorité : Salim n'avait pas besoin qu'on le lui dise deux fois. Et ce n'était pas une cheville tordue qui allait l'arrêter.
Il sautilla avec énergie sur une seule jambe, la douleur ignorée grâce à ses tempes battantes qui lui faisaient encore plus mal.

« Paris..? », demanda-t-il entre deux souffles.

Une fragrance de cuisine le prit au nez. En pleine banlieue, loin de tout restaurant, ce n'était pas normal. C'était une odeur d'étoilé, d'oignons poêlés venant tout droit des hauts quartiers de Paris.
C'était un bonsoir inquiet et réconfortant. Un signe qu'il savait traduire.

« Paris, aide-moi à marcher, frangine, s'teup… »

Il avait les yeux presque fermés, à la fois par fatigue, mais aussi pour permettre à son amie de s'organiser comme elle le désirait. Ses joues noires étaient brillantes de larmes, les yeux irrités par la vitesse. Il s'écroula sur le côté, droit sur le matelas d'un sans-abri remarquablement hygiénique. Paris pouvait bien l'emprunter un instant.

Il était enfin en ville.

La lumière des lampadaires avoisinants diminua pour accommoder sa mine endolorie. S'il s'était décidé à marcher quelques mètres de plus, elle aurait pu amener le HLM entier à lui, mais le Roi était maintenant dans son royaume et il pouvait s'écrouler où il le souhaitait.

« Paris, c'était fou. C'était dingue, c'était n'importe quoi, plus jamais je sors, plus jamais… »

Il mit ses mains sur ses yeux et pleura pour de vrai, la moitié du crâne enfoncé dans l'épaisse literie grisâtre et humide. Ça faisait longtemps qu'il n'avait pas pleuré. Il pensa à sa mère, et son image ne partit pas de son esprit.

« Qu'est-ce qui se passe, Paris ? »

Il se redressa sur ses coudes, l'air hagard.

« C''pas normal, tout ça. Il se passe un truc, un truc grave, hein ? Tu le sens, dis ? Raconte, frangine. »

Le métal des parcmètres vibra, les bouches d'égout soufflèrent, les attaches des décorations de Noël couinèrent au vent : la ville lui répondit, porta les sons jusqu'à lui. Des bruits de bête, de muscles animaux qui gonflent, de végétaux qui luttent contre le béton : aux quatre coins de la ville, la Nature battait comme une marée verte contre les frontières des quartiers. Il entendit des cris, des coups de feu venant probablement de l'espèce de police secrète aperçue plus tôt, des rugissements de porcs, de chats, le déchirement des chairs qu'ils dévoraient, et leurs râles d'agonie face aux Hommes qui les abattaient et luttaient contre eux.

Il ne ressentit rien.

Il venait de le vivre, tout ça, et exposé ainsi, porté par le vent, ça n'avait plus de sens. Son cerveau se mit en pause.

C'était égoïste, mais il était à sa place.
En sécurité.
Il n'était pas responsable de ce qui se passait.
Il voulait juste vivre tranquille.
Il ne devait rien à personne.

N'est-ce pas ?

Quel roi fainéant.

Il fallait au moins une menace dix fois plus grande pour le ramener à la réalité.

Salim.

Celui qui connaissait son nom était un cerf titanesque aux bois d'or, mais ce n'était pas sa taille qui le fit réaliser l'ampleur du problème qui venait de se manifester. Au pied de l'animal, le bitume se désagrégeait pour ne devenir que du gravier et une masse noire à l'odeur forte qui souffla complètement celle des viandes de luxe des hauts quartiers. Les lampadaires qu'il frôlait fanaient comme des fleurs pour ne devenir que des morceaux de métal bruts et longilignes, pendant que les façades des bâtiments semblaient fondre en de gros blocs de minerai qui s'écroulaient avec fracas.

Malgré le chaos, des herbes hautes perçaient le mazout dans le sillage du cerf, sillage qui n'était qu'une mort verte, une mort belle et fantastique, promise par les yeux brillants de la bête.

Salim n'eut pas la présence d'esprit de répondre sur le moment. Il sauta sur son pied valide et recula faiblement, réalisant à cet instant précis la contrainte de toute cette soirée sur son corps.

Salim, ça ne sert à rien.

Cette menace aux airs de bienveillance, doublée par la répétition d'un nom qu'il ne devrait pas connaître, anima une colère réflexe mais teintée d'une frayeur blanche.

« T'es qui. Tu es qui et tu veux quoi. »

Car il était évident que cette bestiole était quelqu'un. Sa voix pleine d'échos sonnait dans sa tête ; il ne réalisa même pas que la mâchoire du démon ne bougeait pas.

Renverser la balance. Il est temps, Salim.

« Arrête de répéter mon nom comme si tu m'connais. »

Mais je te connais. Sinon, pourquoi mettrais-je autant d'efforts à me débarrasser de toi ?

Il n'eut pas besoin d'en donner l'ordre pour qu'une vague de mauvaises herbes constituée de ronces, d'orties et de lauriers tentaculaires grimpe sur le goudron et se précipite vers lui à la vitesse d'un cheval au galop, mais bien avant que l'attaque ne parvienne à l'adolescent, figé par la stupeur, le sol explosa. Des morceaux d'asphalte furent arrachés du sol par l'irruption brutale de tuyaux de gaz et la rupture de fils électriques qui embrasèrent l'assaut végétal dans une tornade de feu.

Salim fit de son mieux pour rester impassible face à la défense de Paris, même si ses yeux lui faisaient mal, asséchés par la proximité relative de l'explosion. À travers le brasier, le Cerf ne cessa de le fixer.

Exactement ce que je craignais. À force de vous laisser mariner dans vos biomes artificiels, de nouveaux esprits se créent. Regrettable, il y a beaucoup à faire.

Il sauta par-dessus le brasier en un bond et sa fourrure resta immaculée.

Il était bien plus proche, à peine à une vingtaine de mètres.

Salim ne sut pas pourquoi, mais il sentit qu'il ne devait pas fuir. Peut-être était-ce à cause du fait que cette créature semblait le considérer comme une menace et que coller à cette attente était une priorité. Quoique, pour être parfaitement honnête, il n'avait pas l'air de grand chose face au géant aux cornes d'or. Et pourtant, ce dernier avançait à pas prudents. La ville était en train de se défaire sous ses sabots, mais derrière l'adolescent grondait toute la rage de la Cité : les moteurs hurlants, les grincements des usines, les flashs des sirènes, le poison des toxines, l'âpreté du macadam.

Peut-être était-ce de ça dont le Cerf avait peur.

Peut-être que c'était pour ça qu'il voulait le tuer.

Salim baissa le nez sur un vélo que le monstre venait de changer en un monticule de morceaux de ferraille intouchés, comme fraîchement sortis de terre.

« T'as pas l'air de beaucoup nous aimer, hein ? Tout ce qui est à nous, tu le détruis ? »

Le Cerf bomba le torse. L'humain était habitué aux signes subtils de la ville, il reconnut bien là de l'orgueil.

« Tu te sens protégé, avec ta magie à la con ? »

Le Cerf s'arrêta et présenta ses cornes. Il se préparait à charger.

Rien de ce qu'a pu créer votre part de la Balance ne peut me toucher. C'est un simple fait.

Un souffle d'air chaud sortit de ses naseaux.

Si tu te laisses faire, tu peux en finir rapidement, sans souffrir davantage.

Sa jambe lui faisait encore mal. Il ne pouvait pas fuir.
Juste faire confiance.

« Ben ramène-toi, alors, fils de pute. »

Le Cerf étendit son influence. Deux immeubles s'effondrèrent tandis qu'il se rua sur lui, toutes cornes dehors prêtes à empaler, renverser, déchiqueter.

Salim ferma les yeux.

Tout comme tous les motards de la capitale de ces cinq dernières années, le Cerf fut très surpris par le camion de livraison Amazon en plein excès de vitesse qui venait de débouler à sa gauche. Si le chauffeur avait eu un conducteur, il aurait été également très surpris que la voie rapide sur laquelle il se trouvait venait soudainement de déboucher sur un mur épais de centrale électrique avec un animal disparu sur le chemin. On pouvait remercier Paris pour ça.

Bien entendu, le Cerf eut le réflexe d'intensifier la lueur de ses cornes pour faire revenir la matière composant le camion à sa forme première, mais ce qu'il y avait de beau avec la physique des accidents de la route, c'est que peu importe leur forme, vingt-cinq tonnes de métal en mouvement lancé à 145 km/h restaient du métal en mouvement.

Salim ne put s'empêcher de tressaillir lorsque le coup de vent causé par le passage du véhicule le fouetta. Il n'osa pas rouvrir les yeux tout de suite, mais il entendit tout : le corps du Cerf projeté contre le mur, le mur abattu par la violence du choc, la dizaine d'appareils électriques à haute tension qui flambèrent tous les alentours.

Quand le brame d'un Cerf commença à faire vibrer son crâne, il fut sûr de deux choses : premièrement, il n'était pas mort. La bête n'avait pas l'air d'être de ces choses que l'on tue.

Deuxièmement, il l'avait tout de même blessé. Et énervé.

Paris braqua les spots d'un théâtre éventré par les dégâts sur son visage pour le forcer à reculer. Salim grimaça et tituba en arrière sur sa cheville blessé. Il chuta sur le cul.

C'était le peu qu'il fallait de distance pour que la ville le porte ailleurs. Le silence le choqua tout de suite : il se crut sourd un instant. Il se toucha le torse, les cuisses, le visage, pour vérifier que sa mère pourrait se réjouir d'avoir un fils entier de retour à la maison. Il poussa un soupir cassé et pleura d'un rire nerveux sans larmes.

Il ne réalisait pas ce qui venait de lui arriver, ce qu'il venait de faire.

Ce n'était qu'un roi qui ne sentait pas sa couronne.

Aux frontières de la capitale, l'enfer continuait, mais la Fondation SCP regagnait du terrain, mourrait dans l'ombre pour qu'il puisse vivre dans la faible lumière des néons de son hall d'immeuble et profiter d'un peu de répit. Car d'ici 24 heures, son monde allait changer du tout au tout. La nature leur avait déclaré la guerre, et il en serait l'un des principaux acteurs.

Le monde l'avait forcé à trouver sa place. Ce n'était pas forcément ce qu'il voulait, mais il avait tout le reste de sa vie pour s'y adapter.

Il ne pouvait pas fuir cette responsabilité là. Il y avait déjà, dehors, dissimulés sur le parking, une dizaine d'hommes et de femmes qui avaient repéré les fluctuations de réalité émanant du garçon. Un tel affrontement ne pouvait passer inaperçu, et au vu de la guerre qui approchait, nul doute qu'il ne finirait pas SCP, mais plutôt recruté.

Une agente avec les traces d'un ancien bec de lièvre sur la bouche poussa doucement la porte du hall sans même avoir besoin de clé.

Mystérieusement, elle était déjà ouverte.

La porte du hall s'ouvrit timidement. Il faisait froid ! Mais ça ne stoppa pas le petit Salim, qui trotta à l'extérieur avec un ballon de basket presque aussi gros que lui.

Il était tard, mais il venait de se fâcher avec sa mère. Et quand sa mère se fâchait, elle pleurait beaucoup ensuite et ne faisait plus attention à lui, préférant se morfondre sur de vieilles photos qu'elle refusait de lui montrer, en disant qu'elle lui « parlera d'elle un jour ».

Il ne savait pas de qui elle parlait, et du haut de ses six ans, c'était difficile à deviner.

Il repéra le terrain de basket et s'y dirigea. La place sportive, peu éclairée, était glauque à souhait. Les rares lampes aux quatre coins du terrain projetaient de grandes ombres sur les immeubles avoisinants, dont les fenêtres jaunâtres scrutaient le petit homme comme autant d'yeux. Mais il ne s'en souciait pas. Salim était un enfant curieux qui semblait presque plus mal à l'aise en intérieur qu'en extérieur. Le boucan du centre-ville ne semblait jamais le gêner, les pots d'échappement ne le faisaient jamais tousser, et même dans les ruelles les plus sombres, il s'y baladait comme dans des sentiers champêtres, inconscient de tous les dangers urbains.

Il s'entraîna à faire quelques paniers pour imiter son joueur de basket préféré. À l'arrière de son jeune crâne, toutefois, il ne pouvait s'empêcher de penser à sa mère restée là-haut, à la raison de ses pleurs, à sa façon de le surprotéger sauf quand elle fondait en larmes et où il ne se sentait plus exister à partir de ce moment, à la photo de la petite fille qu'il avait cru voir dans ses affaires un jour, à la manière qu'avaient les professeurs de son école de parler plus gentiment à sa maman à lui comparé aux autres. Ça lui faisait rater ses tirs.

Même si ses petits bras y étaient sans doute pour quelque chose.

Naïvement, il tourna le dos au panier et lança en arrière, sans voir sa cible. S'il ne regardait pas, peut-être avait-il plus de chances de réussir !

Après un silence bien long où il craignit que la balle allait lui retomber sur la tête, il entendit son rebond sur le sol dur, sans avoir entendu le cerceau du panier vibrer. La déception ne le ralentit que peu de temps : il alla chercher le ballon et réessaya. Que ça augmente ses chances ou non, il en allait maintenant de sa fierté personnelle encore en plein développement. S'il réussissait, il pourrait le dire à sa mère, et ça lui remonterait peut-être un peu le moral !

Il lança, la langue tirée pour se concentrer. Il sentit que le tir était médiocre, beaucoup trop faible. Mais il entendit le filet du panier se tendre !

Il se retourna tout de suite et réceptionna par réflexe le ballon qui revenait dans ses bras.

Le panier était tordu vers lui, si proche qu'il fit un pas en arrière. On aurait pu croire qu'un dinosaure était venu et avait plié le poteau métallique de soutien comme une herbe, mais Salim eut un autre instinct, son imaginaire visualisant plutôt la tête d'un diplodocus penchée avec curiosité.

Ça voulait peut-être jouer ?

Il ferma les yeux, et lança le ballon au hasard. Il entendit à nouveau le panier vibrer.

Il sourit.

L'univers n'était pas sage, il fallait un empereur partout
De la montagne à la plage, de la toundra au bayou
Il fallait l'instinct de mages pour maîtriser le tout

Certains étaient des Dieux, d'autres des animaux
Certains étaient les deux, d'autres n'avaient pas de mot
Le destin fit au mieux, à chaque barque son ruisseau

Les Hommes étaient nouveaux, et leur monde un écueil
La Balance, contre leur culot, leur fit un triste accueil
Mais le destin fit un duo, un grand dieu d'orgueil
Composé d'un marmot, et de l'esprit du deuil

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