Le Site Minerva est en pleine agitation : c'est aujourd'hui qu'arrivent les nouvelles recrues pour le Département de Recherche Mémétique. J'ai passé toute la matinée à recevoir des données sur les nouveaux arrivants et à corriger la liste des participants aux tests de résistance aux dangers-cognitifs, pour ne pas perdre de temps. Je me dirige vers le bureau du Cinquième Surintendant, pour lui apporter la liste des candidats choisis. D'habitude, c'est au directeur-adjoint de s'occuper de ça, mais cette année, il a pensé que ce serait bien de prendre des vacances, et c'est pourquoi le Cinquième Surintendant a décidé de me me refiler tout le boulot.
J'arrive à la porte de son bureau et je frappe, avant d'attendre une réponse. Deux voix étouffées peuvent être entendues à l'intérieur, puis…
"VA CRAMER EN ENFER, SEPTIÈME ! TOI ET TOUTE LA S-REM !"
… Oh, mon Dieu. Quelques secondes plus tard, la serrure se déclenche et j'entre. Le Cinquième Surintendant est à son bureau, l'expression de son visage cachée, comme toujours, par un agent mémétique tatoué sur la joue droite. Malgré cela, il est facile de constater qu'il est de mauvaise humeur.
"J'espère pour vous que vous avez de bonnes nouvelles”, dit-il les dents serrées. La discussion avec le Septième Surintendant a dû être plus tendue que d'habitude.
"Oui monsieur. J'ai la liste de ceux qui participeront à l'examen d'aujourd'hui. Sur ces 102 personnes, environ un quart font déjà partie de la Fondation, avec des fonctions n'étant pas en lien avec le Département. Actuellement, 83 personnes sont déjà arrivées et ont été dirigées vers la salle de conférence."
Le Surintendant tape quelque chose sur son ordinateur et acquiesce.
"Parfait. Allez-y et occupez-vous de la réunion et des tests. Là tout de suite j'ai autre chose à faire, mais je rencontrerai ceux qui auront le niveau plus tard. Autre chose ?"
"Non, monsieur." Nous restons silencieux quelques secondes. Puis je tente ma chance et lui demande :
"Tout va bien ? Je vous ai entendu hurler tout à l'heure."
Il soupire et me regarde (enfin, je crois) : "Oui, le Septième Surintendant a trouvé à redire sur les derniers tests du projet Delta-2 : il a commencé à me dire que mes tests n'étaient qu'une excuse pour m'accaparer des cobayes et faire mes petites affaires, et qu'à la prochaine réunion, il ferait un rapport au Premier Surintendant. Je vous jure, s'il me réduit les fonds… Bref, laissez tomber. Vous feriez mieux de vous grouiller : les tests commencent dans un quart d'heure et vous devez donc faire la réunion de présentation, comme il se doit."
Je regarde l'horloge et je sursaute. J'ai effectivement perdu trop de temps. Je salue rapidement et je m'éloigne du bureau. D'accord, m'occuper des tests et parler face à une foule de personnes n'est pas vraiment ce que je préfère, mais c'est toujours mieux que de rester avec le Cinquième Surintendant quand il est de mauvaise humeur.
La salle est un genre d'amphithéâtre d'université, gradins occupés par les candidats et un espace libre au milieu. Sous les yeux de tous. Youpi…
Je prends mon courage à deux mains et j'avance, regardant autour de moi et étudiant les visages des présents. J'attends quelques secondes, puis je prends la parole :
"Bonjour à tous, et merci d'être venus. Pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis le docteur Ludovico Draghi, chercheur de niveau 3 du Département de Recherche Mémétique, et assistant du Cinquième Surintendant, et je suis là pour vous donner des indications sur l'événement d'aujourd'hui.
"Donc, les 102 candidats devront passer un test, dans lequel sera évaluée leur résistance mémétique, nécessaire pour pouvoir travailler en sécurité, que ce soit avec les agents mémétiques que nous créons et utilisons, ou avec les SCP présents sur le site. Le test consiste en une exposition à 25 agents mémétiques spécialement créés pour l'occasion et il vous faudra dépasser un score de 115 sur l'échelle normale ou 14 sur 25 sur celle de Verdi-Quinto. Des exceptions seront faites pour ceux qui feront preuve d'une résistance rare. Est-ce que vous avez des questions ?“
Je m'arrête pour reprendre mon souffle. La salle, à l'exception de quelques murmures, est silencieuse, puis je continue :
“Bien sûr, je vous déconseille vivement de tricher : vous pourrez dire que vous avez réussi le test, mais au premier mème au-dessus de votre seul seuil de tolérance, vous deviendrez des légumes. Mais si ça vous convient…” Ils deviennent soudainement beaucoup plus attentifs. Je fais encore une pause, puis je reprends. “Parfait ! Si tout est clair, vous allez maintenant faire des groupes. Quand nous vous appellerons, vous vous lèverez et vous vous dirigerez vers mes collègues vers cette sortie, qui vous emmèneront vers les salles spéciales. Commençons. Groupe 1 !”
Je conduis mon petit groupe vers la salle dédiée. Ils sont pour la plupart tout juste arrivés au sein de la Fondation et me bombardent de questions sur notre travail ici. Les collègues des autres sites marmonnent entre eux, évitant soigneusement de m'aider à répondre aux assauts des recrues. À la fin, je rejoins le bureau et je laisse dehors avec un garde, pendant que je prépare le nécessaire : un set de casques et d'écouteurs, l'ordinateur pour les cartes, puis des sachets pour le vomi, des anti-vomitifs et de l'aspirine. Après avoir fini, j'appelle le premier, un agent du Site Vesta, nommé Federico Raia.
Tout de suite, un mastodonte d'au moins deux mètres, avec une barbe blonde touffue et les yeux sombres, entre dans le bureau, regardant autour de lui d'un air circonspect et s'assied face à moi, me fixant méchamment.
"Donc, vous êtes Federico Raia, Agent de niveau 2 au site Vesta, c'est bien ça ?” Il se contente de grogner et de hocher la tête, me tendant sa carte nominative. Je la passe au scanner et j'attends les résultats.
"Très bien, le serveur a confirmé votre identité. Vous pouvez mettre le casque."
"Je dois vraiment faire ce test avec un gamin ? Non parce que je voudrais pas que vous me grilliez le cerveau." commente-t-il en ricanant.
"Je sais ce que je fais." je coupe. Il grogne d'un air ennuyé et enfile le dispositif. "Parfait. On commence."
Je regarde l'écran de l'ordinateur, cherchant avec quel agent mémétique je pourrais commencer.
"Les agents mémétiques que vous verrez ne provoqueront que des maux de tête. Dites-le moi si ça vous gêne. Et souvenez-vous : ne mentez pas, ou ça fera plus mal après."
"Bien sûr, bien sûr. J'ai entendu les histoires sur ce que ces dessins peuvent faire, et sur ce que vous faites avec eux."
Je ne réponds pas, sélectionnant directement un Classe XII. Immédiatement, Raia commence à jurer et enlève le casque.
"Putain vous faites quoi, vous voulez me faire crever ?" me hurle-t-il presque dans les oreilles. Malgré les dégâts pour mon audition, je l'ignore et me concentre sur l'ordinateur.
"Mmh, vous ne résistez pas aux Classe XII. Je peux donc en déduire que ceux de classe supérieure sont trop puissants pour vous."
"Douze ? Vous êtes parti de douze ?" hurle-t-il, jetant le casque sur la table.
"Je confirme. L'ordre des agents mémétiques auxquels vous êtes soumis est aléatoire, afin d'éviter les falsifications. Et puis douze c'est moins de la moitié. Ça devrait être une rigolade pour un membre du Département”, réponds-je avec un sourire sarcastique. Il essaie de dire quelque chose, mais échoue lamentablement. Et ce gorille voudrait entrer au Département ? Mais bien sûr ! Si ça se trouve, il est là uniquement pour la possibilité d'augmenter son salaire !
"Bien, si vous voulez bien remettre le casq-
"VA TE FAIRE FOUTRE, JE ME CASSE !" Sans me laisser finir, l'agent se lève et sort en claquant la porte. Ignorant les voix confuses des autres candidats, je prends le casque et vérifie s'il fonctionne encore. Heureusement, il est seulement un peu abîmé sur un bord mais le reste fonctionne bien. Au moins, je n'aurai pas de rapport à faire, je suis certain que le Cinquième Surintendant a déjà tout vu à travers la caméra de surveillance. Je suis presque triste pour ce pauvre Raia. Presque.
"Prochain ! Monica Raini, entrez, je vous prie."
J'entends des murmures à l'extérieur, puis la porte s'ouvre. Raini entre timidement, probablement effrayée par l'agitation de tout à l'heure. Pour être honnête, c'est un joli changement, comparé à l'autre imbécile : des yeux verts brillants, cheveux châtains coupés juste sous la mâchoire, traits doux, et…
Un instant. Tachycardie. Respiration accélérée. Étrange sensation de légèreté dans la tête et poids sur l'estomac. De deux choses l'une : soit je suis en train de mourir (si ça se trouve, Raia m'a jeté le mauvais œil), soit je suis sous l'effet d'un agent mémétique de Classe-VIII. Je vais devoir demander des explications au Cinquième Surintendant plus tard. En attendant, je me concentre sur la candidate qui s'est assise devant moi, me regardant presque avec terreur. La sensation au niveau de l'estomac s'intensifie, devenant presque gênante. En est-elle la cause ? Je ne vois pas de glyphes sur son visage ; peut-être sur les vêtements ? Laissons tomber, pour le moment j'ai bien d'autres choses à penser.
"Je vous en prie, ne vous faites pas de souci pour ce qui vient de se passer : au Département, nous ne sommes pas vraiment appréciés, c'est pour cela que les gens ont tendance à mal réagir quand ils interagissent avec nous. On s'y habitue avec le temps.” Je souris légèrement. Elle hoche la tête mais ne semble pas convaincue. “Donnez-moi votre carte, s'il vous plaît."
Et donc Ludovico a fini. Il ne manque désormais qu'un petit nombre de personnes pour la fin des tests, donc je ferme la capture d'écran qui me montre les images des salles d'examen, et je me remets au travail. Le coup de téléphone du Septième Surintendant m'a vraiment énervé, c'est pourquoi je suis de mauvaise humeur. J'espère au moins que nous aurons beaucoup de recrues cette année ; l'an dernier nous avons perdu trop de personnel, entre les incidents, les affrontements avec le CFO, et les transferts, et même les départs à la retraite.
Je m'arrête pour admirer le glyphe que je viens tout juste de finir, un Classe-XVII paralysant qui sera utilisé dans une opération de la SSM-I pour servir de leurre aux agents du CFO. Ce ne sera pas mon œuvre la plus importante, mais c'est toujours une joie de donner forme à mes idées. Pour moi, ce glyphe a la même beauté et la même élégance que l'agent mémétique qui protège SCP-001-IT, et que celui qui dissimule mon identité, et que tant d'autres œuvres que j'ai déjà créées. Je souris à la perspective d'années de création, et je m'accorde une petite pause.
Après seulement cinq minutes, quelqu'un frappe à la porte. Quatre fois ; c'est Ludovico, les tests doivent être finis. Le battant s'ouvre et mon assistant entre dans mon bureau.
"Monsieur, les tests sont finis."
"Excellent. - je souris, bien qu'il ne puisse pas me voir. - Comment ça s'est passé ?"
"Euh… pas bien. Seulement onze personnes ont dépassé le seuil minimum, ainsi que deux autres avec une résistance rare. Au total, treize personnes ont les capacités requises pour faire partie du Département, cependant…"
"Seulement treize ? - je l'interromps, haussant un peu le ton. - Décevant."
"Je le sais. Cependant, toutes les personnes ayant réussi ont atteint le score minimal de 132. De plus…"
"J'ai compris, c'est bon. Allons leur donner les résultats. Ah, et avant que j'oublie : j'ai vu l'incident avec Raia. J'ai fini par l'arrêter et je l'ai soumis au test : un médiocre neuf sur vingt-cinq. De plus, il ne voulait pas coopérer, mais finalement il n'a pas opposé trop de résistance." Je me lève et me dirige vers la porte, jouant avec les feuilles dans les poches de ma blouse. Maintenant, on passe à la partie la plus amusante de l'introduction.
Mon entrée dans la salle provoque, ce qui est compréhensible, beaucoup d'agitation. En même temps, il est peu fréquent de voir quelqu'un dont le visage est presque invisible ; je peux donc excuser les murmures de stupeur des recrues. Je me mets au centre de la salle, et prends la parole :
"Bonjour, mes chers collègues. Je suis le Cinquième Surintendant, directeur du Département Italien des Recherches Mémétiques. Aujourd'hui, vous avez passé un test et je vous remercie d'avoir considéré ce sujet d'études comme digne de lui accorder de votre temps et de votre attention. Cependant, j'ai le regret de vous informer que seuls treize d'entre vous ont réussi à atteindre le seuil minimum de résistance prévu, et donc qu'eux seuls auront la possibilité de poursuivre leur carrière ici."
"Mais ne vous laissez pas abattre ! Bien que cette voie vous soit fermée, n'oubliez pas que vous êtes parmi les meilleurs dans votre domaine de connaissance, et que vous avez été choisis pour servir la Fondation. Accomplissez votre devoir avec fierté et dévouement et vos efforts seront récompensés en conséquence. Qui sait : parmi vous se trouve peut-être un des prochains Surintendants, voire même un O5 !"
Je fais semblant de ricaner mais j'en profite pour évaluer attentivement les réactions du “public”. Comme je le pensais, la plupart sont trop agités et curieux de savoir s'ils ont réussi le test pour remarquer qu'ils ne sont pas aussi nombreux qu'au départ, mais certains se rendent compte du nombre légèrement différent de candidats. Ceux du site Vesta sont blancs comme des linges.
"Bien évidemment, les mauvais comportement seront punis en conséquence. Vous devez savoir que l'un des candidats a eu un comportement très désagréable : il a agressé un de mes subordonnés, et endommagé du matériel de test -je vois Ludovico sursauter mais rien d'autre. - Après une petite discussion, je l'ai invité à vous faire une démonstration sur l'efficacité des agents mémétiques. Gardes, amenez monsieur Raia, je vous prie."
Deux soldats ressortent, et lorsqu'ils reviennent, ils ont avec eux l'agent du site Vesta. Il me fixe avec épouvante mais ne peut qu'avancer comme un condamné à mort vers l'échafaud. Évidemment, je ne le tuerai pas, mais il n'a pas besoin de le savoir, n'est-ce pas ?
"Ah, agent Raia ! Je vous remercie d'avoir pu vous libérer ; ce n'est pas facile de trouver quelqu'un d'aussi sympathique que vous qui veuille collaborer avec tant de courtoisie !"
Je crois qu'il s'est mis à pleurer. Oh bon dieu, en fait il pleure vraiment !
"Je vous en supplie… - gémit-il pitoyablement – Je… je ne voulais pas, laissez-moi partir…"
"Hem… non. Je ne peux pas. Allons, vous êtes un agent de la Fondation et vous vous mettez à pleurer pour deux dessins ?"
Il continue à bredouiller quelque chose, mais j'ai décidé de l'ignorer. S'il croit que le Second Consul ne torture pas ses prisonniers juste parce qu'ils se mettent à pleurer ou à supplier, il se trompe grandement. Avec un calme calculé, je sors l'un des divers agents mémétiques que j'ai toujours sur moi et je cherche lequel serait le plus adapté pour montrer l'exemple aux nouveaux, faisant attention à ne pas leur montrer involontairement.
"Vous êtes un monstre !"
Hein ?
Je lève les yeux.
Un type au quatrième rang s'est levé et me regarde avec colère. Et maintenant que j'y pense, j'avais commencé à noter une étrange absence de 'glorieux défenseurs de la morale'.
"Monsieur…" Ludovico fait un pas en avant, mais je l'arrête d'un geste de la main. Je repose les feuilles et je monte les gradins jusqu'à arriver au morveux qui a ouvert le bouche. Il semble s'être rendu compte qu'il a fait une énorme erreur, et se rassied sur sa chaise, les yeux écarquillés fixés sur les miens.
"Excusez-moi mais on n'entendait pas très bien de là-bas, surtout avec l'autre parasite qui continue à pleurer. Vous vouliez me dire quelque chose ?"
Silence de mort. Classique.
"Mh ? Rien ? Bien, laissez moi vous dire deux trois petites choses, et que les autres m'écoutent !" Je m'arrête pour m'assurer que le message est passé. “Si vous pensiez que la Fondation était le monde des Bisounours, vous faites une très grave erreur. Ça fait quinze ans que j'en fais partie, et je sais donc des choses que vous ne savez pas. Laissez-moi donc vous expliquer comment fonctionnent EXACTEMENT les choses ici.”
"Avant toute chose, avez-vous lu le leitmotiv de la Fondation ? 'Sécuriser, Contenir, Protéger'. Beaucoup, en sachant qu'ils feraient partie d'une organisation secrète, ont pensé qu'ils deviendraient des héros, des défenseurs de l'humanité, engagés dans une glorieuse bataille contre le mal. Si c'était ce que vous pensiez, vous allez être déçus."
"Mais vous voyez, il y en a un autre, qui me paraît bien plus important et que j'ai adopté comme leitmoiv personnel, ainsi que l'a fait tout le Département : 'Nous vivons dans l'ombre pour que les autres puissent vivre dans la lumière. Nous ne sommes pas des héros, nous sommes des serviteurs qu'on peut sacrifier. Nous sommes ceux qui offrent leur savoir, leur âme, leur vie même, pour que les autres puissent vivre sans craindre l'inconnu et l'anormal. Les biologistes du site Asclepio ? Ils utilisent du personnel de Classe-D pour étudier d'abominables maladies. Les agents des FIM ? Ils sont en première ligne contre ceux qui ne confinent pas les anomalies mais qui les utilisent à leurs fins."
"Et pour finir, ces bons à rien de la Réglementation Éthique savent qu'à vouloir appliquer les 'droits inaliénables', nous n'arriverons à rien. Alors je vous le dis clairement : en entrant à la Fondation, vous avez renoncé à vos âmes. Vous êtes seulement en train de choisir à quel diable vous allez la vendre."
Je redescends les marches de la salle silencieuse. Je rejoins le centre de la salle et me rassieds.
"Si c'est bien clair, je pense que nous pouvons en rester là. Monsieur Raia, je m'excuse de vous avoir dérangé pour rien, vous pouvez y aller. -l'homme semble revivre alors qu'il est emmené dehors. Tant mieux pour lui. - Ludovico va maintenant allumer le projecteur, et vous résultats apparaîtront sur l'écran au-dessus de moi. Ceux dont le nom est surligné en gris n'ont pas réussi le test et sont priés de sortir de la salle. En fonction du curriculum que vous avez fourni, vous serez redirigés vers le site le plus adapté à vos compétences. Ceux qui faisaient déjà partie de la Fondation seront renvoyés sur les sites auxquels ils sont affectés. Ceux dont le nom est surligné en rouge, restez ici pour les dernières instructions. Si vous n'êtes pas d'accord avec mes méthodes de travail, vous pouvez sortir avec les autres."
Après quelques secondes, les premières personnes se lèvent et vont vers la porte. Je les regarde s'en aller, qui déçus, qui soulagés, mais tous perturbés par mes propos. Peut-être est-ce vrai, peut-être suis-je un monstre, mais au fond, ils en deviendront tous un eux aussi. Ce n'est qu'une question de temps et d'expérience.
Enfin, devant moi, une salle presque vide. Les treize élus sont restés assis et m'observent, attendant mes instructions. Je détourne le regard et je note, amusé, que le type qui m'avait traité de monstre est parmi eux. Prévisible.
Avec un orgueil que j'ai du mal à dissimuler, je me lève et leur passe devant, Ludovico à à peine deux pas derrière moi.
"Mes chers collègues, je vous souhaite la bienvenue au Département de Recherche Mémétique."
Le chaos du recrutement est enfin fini. Après avoir expliqué au nouveaux le programme de leurs recherches pour les mois à venir, je rentre dans mon bureau pour consulter leurs CV et les résultats de leurs tests, afin de leur assigner le tuteur le plus adapté.
"Finalement ça s'est bien passé, monsieur." commente Ludovico depuis son bureau, en préparant toute la documentation nécessaire. J'acquiesce.
"Je suis d'accord : les années précédentes, il y en avait toujours deux ou trois qui partaient tant de potentiel gâché… Laissons tomber, le temps est précieux et nous n'en avons que peu. Parlez-moi plutôt de nos nouveaux apprentis."
"Bien sûr." Il approche et me donne une pile de feuilles. À bien y regarder, il a l'air nerveux, mais je décide de laisser couler. "Donc : la première qualifiée de l'année est Sara Orlandi, une milanaise de 26 ans, diplômée de psychologie avec d'excellentes notes. Elle a totalisé un total de 162 points sur l'échelle standard, soit 17 sur 25 sur l'échelle de Verdi-Quinto."
"Impressionnant. D'après ce que je lis, elle a été repérée par la Fondation parce qu'elle utilisait un mémétique de Classe XI qu'elle a elle-même créé pour traiter certains de ses patients atteints de dépression. Je suis stupéfait, très peu sont capables de créer des memes avec de tels effets sans avoir reçu de formation ."
"Vous devriez vous occuper d'elle. De sa formation, je veux dire."
"Mmh… ça ne serait pas une mauvaise idée. De plus, un autre assistant serait bien plus pratique. Et puis, je pense que votre formation est complète, donc je pense pouvoir me dédier à cette tâche."
Ludovic acquiesce et prend le deuxième rapport. Cependant, ses mouvements sont brusques et imprécis, et, comme je l'avais prévu, il laisse tout tomber par terre. Durant un instant, nous regardons tous les deux les feuilles éparpillées au sol, puis il soupire et se penche pour les récupérer. Je fais semblant de n'avoir rien vu, mais soudain, il murmure : Ah, c'est plus grave que je le pensais”. Cela me met la puce à l'oreille et je décide de lui parler, bien que je n'en aie pas envie.
"Qu'est-ce que vous avez ?" Il me regarde, surpris et silencieux, et donc j'insiste : “Vous avez dit que 'c'était grave'. Vous êtes malade ?"
"Non, mais j'ai peur d'avoir été exposé à un Classe VIII. C'est la première fois que je suis aussi distrait et nerveux et je ressens un malaise généralisé."
"Clas- Ah, c'est vrai, vous êtes assez sensible à cette classe. Peut-être avez-vous regardé les agents mémétiques des tests ? Mais en théorie vous avez reçu un vaccin antimémétique, donc vous ne devriez pas avoir de problèmes."
"Non, monsieur, je pense qu'un des candidats avait un glyphe ou un agent mémétique sur lui, et qu'il m'a influencé avec."
"Peut-être… de quel candidat vous parlez ?"
"De la quatrième qualifiée. Monica Raini, ingénieur informatique de 24 ans venue de Venise. Elle-"
"Ludovico, on réfléchira bureaucratie après. Qu'est-ce qui vous fait penser que vous êtes sous l'effet d'un agent mémétique ?"
"C'est simple : quand elle est entrée dans la salle, j'ai ressenti des symptômes anormaux, mineurs comparés à ceux des classes les plus élevées auxquelles je suis sensible. C'est pour cela que je pense qu'il s'agit d'un Classe-VIII."
"Et quels étaient ces symptômes ?"
"Tachycardie, respiration accélérée, confusion et mal au ventre. Et après l'exposition, je me suis surpris plusieurs fois à penser au sujet en question."
Attendez.
Non.
C'est impossible.
Il ne peut pas être aussi débile.
"Hem… Ne serait-ce pas un moyen un peu élaboré de me dire que cette fille vous plaît ? Parce que-"
"Non, monsieur."
Je me masse le front. Je sais parfaitement qu'au Département, à cause de nos “capacités”, nous ressentons différemment les émotions par rapport aux autres (je suis le premier à avoir ce problème), mais là c'est dramatique ! Je ne connais qu'une personne aussi bête que ça, et c'est…
"J'avais oublié, vous êtes le frère d'Alessandro…"
"Que voulez-vous dire ?"
"Que la connerie est génétique."
Il me regarde, encore plus confus. C'est à la fois triste et pathétique, et même quelqu'un comme moi ne peut pas ne pas ressentir de la peine. Je dois l'aider, ne serait-ce que pour ne pas vivre avec la conscience qu'il existe quelqu'un d'aussi émotionnellement incapable.
"Écoutez, on va faire comme ça : si ce que vous m'avez dit est vrai, on ne peut pas faire semblant de l'ignorer. Vous allez donc la prendre comme apprentie. Ainsi, vous pourrez me rapporter toutes les évolutions de l'affaire."
"C'est une excellente idée ! Merci, monsieur, je savais que j'allais trouver une solution en discutant avec vous."
J'acquiesce. "Évidemment. Bon, je vois qu'il se fait tard. Je dirai donc qu'il est l'heure de partir. Vous pouvez y aller, je fermerai."
Ludovico me salue et s'en va, de meilleure humeur qu'avant. Je regarde l'horloge et je prends le téléphone.
Valeria doit savoir ça.
Il est sept heures et demi lorsque je sors de l'appartement qu'on m'a donné hier, et je me dirige vers le bloc administratif du Site Minerva. Aujourd'hui débute ma nouvelle vie à la Fondation SCP, et je veux que les choses démarrent du bon pied. Je n'y crois toujours pas : sur cent-deux personnes, je suis arrivée quatrième ! Enfin je pourrai vraiment comprendre ce que sont ces rêves et ces images qui accompagnent mes émotions depuis que je suis née. De plus, je serai entourée de personnes comme moi, qui ne me considéreront pas comme étrange ou folle, et qui ne me parleront pas seulement par compassion. Je suis si heureuse que je pourrais exploser !
Après un court arrêt à la cafétéria, je me dirige dans le hall principal pour consulter le panneau d'affichage, où il a été dit qu'on trouverait les noms de nos tuteurs. Cependant, je dois être en avance, parce qu'il n'y a personne à part le classement d'hier. Il n'y a pas grand-chose que je puisse faire ; il est donc mieux que j'en profite pour étudier le plan. Le site est immense, me perdre serait une catastrophe.
Les candidats d'hier finissent par arriver, et se mettent à discuter de tout et de rien. Je découvre que la majeure partie d'entre eux a étudié l'art ou la psychologie, à part moi, et qu'ils ont eu de grandes difficultés relationnelles au cours de l'année. Puis, nous passons au Cinquième Surintendant, et nous en arrivons tous à la conclusion qu'il ne faut surtout pas l'énerver, mais que dans l'ensemble, il n'est pas si mauvais. Juste… dangereux, voilà.
"Ah, vous êtes tous là ? Parfait, je peux donc immédiatement vous lire la liste."
Nous nous retournons : c'est le même chercheur qui ma fait passer le test hier est arrivé par un couloir latéral, amenant avec lui les noms de nos instructeurs.
"Donc, quand je dirai votre nom, levez la main, je vous dirai le nom et le bureau de votre instructeur, et vous pourriez aller. Si vous avez du mal à le trouver, demandez à un garde de vous accompagner. Commençons. Sara Orlandi ?" Une petite nana aux longs cheveux châtain foncé et aux yeux bleus lève la main. "Assignée au Cinquième Surintendant, bureau 1, premier étage. Enr-"
"Attendez ! - l'interrompt Orlandi, qui, naturellement, s'est tendue. - Comment ça, au Cinquième Surintendant ??"
"Le score que vous avez obtenu était si élevé que vous assigner à quelqu'un d'autre n'aurait rendu service à personne. De plus, comme moi aussi j'ai déjà un apprenti, il aura besoin d'un deuxième assistant qui pourra l'aider dans l'avancement de ses missions. Enrico Giusti et Miriam Lombardi ? Assignés au directeur-adjoint Michele Ferraro, bureau 3, premier étage."
"Monica Raini ?" Je lève la main. "Assignée à Ludovico Draghi, donc à moi, donc attendez ici."
Il continue, mais j'arrête de le suivre. Je suis surprise : à le regarder, il ne semble pas avoir plus de vingt-cinq ans, et je ne pensais donc pas que ce serait lui mon instructeur. De plus, il a dit être l'assistant du Cinquième Surintendant, et j'imaginais donc qu'il était bien plus expert qu'il en avait l'air.
Je l'observe pendant qu'il parle. Il est grand et très maigre, les cheveux châtain foncé assez longs et désordonnés, ses yeux d'une couleur similaire et fréquemment recouverts par une mèche qui n'a de cesse de lui retomber sur le visage. Il n'a pas une apparence mature ou autoritaire, mais il transpire la connaissance et la sécurité dans tous ses gestes, ses paroles et ses expressions.
Tout compte fait, ça pourrait être bien pire. Pauvre Sara Orlandi.
Draghi finit de lire la liste et la placarde sur le tableau d'affichage, puis me fait signe de le suivre. Il m'emmène à travers les couloirs, s'arrêtant de temps en temps pour me montrer les choses que je me dois de bien connaître, comme les cellules des SCP confinées sur le site, les laboratoires principaux et pièces les plus importantes. Après ce petit tour, nous entrons dans son bureau.
Ce n'est pas très grand, occupé en grande partie par deux bureaux. Les deux ont des ordinateurs fixes, une imprimante et un scanner, et le plus grand a un téléphone et deux piles de documents. La pièce est bien illuminée, par une fenêtre en face de l'entrée. Dans l'ensemble, c'est accueillant.
“Ça me plaît."
"Vous avez dit quelque chose ?"
J'ai parlé à haute voix ? Oh, merde, tuez-moi !
"Ah, non, non, rien !"
Il n'a pas l'air convaincu mais se contente de hausser les épaules et de s'approcher d'une petite étagère que je n'avais pas remarquée. Après quelques instants, il en sort deux livres et les pose sur le pose sur le plus grand des deux bureaux.
"Alors, avant de commencer, présentons-nous comme il se doit. Je suis Ludovico Draghi, chercheur de niveau 3 et assistant du Cinquième Surintendant. J'ai 24 ans, je viens de Rome, et je n'ai aucune idée de comment on assure une formation.” Il sourit nerveusement. Soudainement, le halo d'autorité qui émanait de lui jusque là s'écroule, montrant qu'au fond, c'est quelqu'un de normal (enfin, il faudrait que la Fondation soit normale). Je me rends compte que je suis restée silencieuse trop longtemps, et je prends donc la parole.
"Alors… Je m'appelle Monica Raini, j'ai 24 ans et je suis vénitienne. J'ai un diplôme d'ingénieur en informatique et… je n'ai jamais rien enseigné dans ma vie, donc je ne pense pas pouvoir vous aider."
"Ah, dommage, un peu d'aide ne m'aurait pas déplu. - il rit, mettant sa main devant sa bouche. - Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas besoin d'être aussi formels, je ne suis pas du tout un ancien ! Et puis zut, nous avons le même âge, donc tu peux me tutoyer. Si ça ne te gêne pas, bien sûr, je ne veux pas te mettre mal à l'aise."
"Non, non, c'est bon ! En fait, merci d'y avoir pensé."
"Parfait. Donc, passons aux choses sérieuses : pour commencer, j'ai fait mettre à jour l'ouverture magnétique de la porte ; elle reconnaît maintenant ta carte. Mon ordinateur et la boîte des documents n'appartiennent qu'à moi, naturellement. Si tu as besoin de quelque chose, demande avant. Je travaille de huit heures à midi, puis de quinze à vingt heures, sauf le mercredi. En fait ce n'est pas vrai, car le Cinquième Surintendant trouvera toujours quelque chose pour me faire bosser ce jour là. Mais laissons tomber. En parlant de ça, je visite souvent les autres site de la Fondation pour le compte du Cinquième Surintendant, mais dans les premiers temps, tu ne m'accompagneras pas."
"Tu t'occupes de quoi ?"
"En général, je fais des inspections, j'apporte des messages importants, sinon, étudier des anomalies mémétiques. Ça me rappelle que la semaine prochaine je pars pour Deus et je serai absent pour quelques jours. Ils ont eu un souci et ils nous ont demandé de nous en occuper. Rien de très grave, heureusement."
"En ce qui concerne ta formation, je compte t'enseigner les bases de la mémétique et comment utiliser en toute sécurité les programmes que nous utilisons pour notre travail. Si tu as besoin de quelque chose, ne te gêne pas pour demander, ou regarde dans ce livre."
Je prends le livre le plus petit. Les pages sont recouvertes de glyphes, de graphiques et d'explications, ainsi que de notes et de petits dessins. Je commence à lire les premières pages, prise d'une furieuse envie de découvrir le plus de choses possibles sur la mémétique, mais un petit rire me détourne du livre.
"Je vois que ça t'intéresse ! Alors je te laisse à tes études. Je t'ai fait préparer un bureau et un ordinateur, tu peux t'y asseoir et arranger l'espace comme tu en as envie.” Il se lève et me tend la main. “Je sais que le Cinquième Surintendant vous l'a déjà dit à tous hier, mais je pense le faire de façon un peu personnelle, étant donné que je suis ton tuteur et tout ça tout ça. Donc, je te souhaite la bienvenue au Département. J'espère que tu te sentiras bien avec nous.”
Je reste quelques instants immobile à le regarder. Ses yeux sont fixés sur les miens, son regard est une paradoxal mélange de chaleur et de cruauté, de gentillesse et de froideur. Devant moi une énigme, quelque chose que je ne réussis pas encore pleinement à comprendre.
'Vous êtes seulement en train de choisir à quel diable vous allez la vendre.'
Ce serait donc lui mon diable, celui à qui je sacrifierai tout ce qui rend humaine ? Ce serait donc ce regard que je verrai à chaque fois que je me regarderai dans un miroir ? Cette perspective terrifiante en vaut-elle la peine ?
Il semble se rendre compte de mon conflit intérieur, parce qu'il sourit légèrement, comme pour me dire “On est tous passés par là”. Je prends une ultime seconde pour me décider, puis je me lève aussi, et lui serre la main.
“Je… Je l'espère aussi.”
Et c'est comme ça que j'ai vendu mon âme à la Fondation.