J’habite dans une impasse.
Il y a un lampadaire en bas de mon impasse, à gauche de l’entrée.
Je passe donc souvent devant le lampadaire en bas de mon impasse.
Moins souvent, je passe tout seul devant le lampadaire en bas de mon impasse.
Et un peu moins souvent encore, je passe devant ce lampadaire en bas de mon impasse quand il fait nuit.
Quand je m’approche du lampadaire en bas de mon impasse, il décide soudain de devenir taquin, disons même farceur.
C’est comme si le bruit de mes pas poussait le lampadaire en bas de mon impasse à se faire tout timide, ou peut-être avare.
Je ne me fais absolument pas d’histoires, je le dis sans craindre de passer pour un benêt : le lampadaire en bas de mon impasse s’éteint à mon arrivée.
Je raconte souvent cela aux gens avec qui j’ai l’occasion de discuter, mais non, j'en suis certain, le lampadaire en bas de mon impasse ne possède aucun capteur sur lui.
Si vous voulez mon humble avis, je pense que le lampadaire en bas de mon impasse n’aime tout simplement pas me voir, et qu’il ferme son grand œil jaunâtre dès que je pointe le bout de mon nez.
Mes amis un peu plus versés sur l’ésotérisme m’ont suggéré qu’il fallait peut-être alors y voir la visite d’un défunt, comme Mamie, paix à son âme, dans les caprices du lampadaire en bas de mon impasse.
Il est vrai que cette hypothèse est plus difficile à réfuter, d’autant plus que le lampadaire en bas de mon impasse ne s’amuse qu’avec moi, laissant toujours de la lumière aux autres passants ou à mon père, quand il me ramène en voiture.
Mais quoiqu’il en soit, et bien qu’il ne semble pas être un grand adepte de mon faciès, je sais que le lampadaire en bas de mon impasse éprouve une certaine tendresse envers moi ; en effet, il me recouvre de son voile tamisé du moment que je l’ai dépassé.
En somme, j’ai probablement exagéré la supposée animosité que le lampadaire en bas de mon impasse peut me réserver, je dirais en fait qu’il est plus cyclothymique que méchant, et qu’il n’est pas dangereux du tout, à moins peut-être pour mes nerfs qui sont de toute manière fragiles de nature.
Non vraiment, le lampadaire en bas de mon impasse n’est pas conscient ou hanté ; et si un monstre ou esprit maléfique est à l’origine de ces tourments de pacotille, il n’est pas près de chez moi, sinon j’aurais déjà eu l’occasion de l’observer sous sa forme éthérée ou bien physique et aurais alors entrepris de m’inquiéter au moins un peu.
Je me réjouis donc, car si je n’ai affaire qu’à une ampoule capricieuse lorsque je reviens au bercail après une nuit d'errance, je ne peux imaginer ce qui arrive à d’autres, victime de toits vicieux, de fusibles sadiques ou de sang maudit : ces gens qui se sentent suivis parce qu’ils le sont vraiment, ces gens qui finissent par s’en cogner la tête contre les murs, ces gens à qui n’a pas été accordée la chance d’avoir un lampadaire en bas de mon impasse pour seule singularité du quotidien, ces gens qui ne peuvent fermer l’œil car ils peuvent sentir le souffle chaud de leur propre ombre dès qu’ils ont le dos tourné, ces gens qui se rongent jusqu’à l'os à l’idée d’allumer leur caméra lorsqu’ils appellent leurs proches, de peur qu’on ne leur fasse une simple remarque :
Derrière toi.