Bien à l'abri derrière la vitre du fourgon, Paul Kim frissonnait pourtant. Habitué au climat du Colorado, les Shetlands étaient bien plus froids, pluvieux et venteux qu'il n'aurait pensé et sa simple chemise bleue ne le protégeait guère. L'un des agents en treillis lui avait bien passé une blouse blanche, mais ils avaient refusé de monter le chauffage. Le plic-ploc régulier des gouttes qui tombaient du bob de chasseur commençait à taper sur les nerfs du chercheur.
« Et vous, vous venez pour quoi exactement ? tenta un des agents, fusil à lunettes sur les genoux.
— Accréditations ? maugréa le docteur en fusillant le tireur d'élite du regard.
— 3 au moins pour tout ce qui concerne un SCP animalier, lui répondit ce qui ressemblait à un officier. FIM Delta-4, on vous a envoyé le taxi de luxe.
— Oh ! Et bien, je suis touché, ajouta l'américain d'origine asiatique en ajustant ses lunettes sur son nez. Pour tout dire, je viens à propos du dernier entrant, numéro… 519-FR, conclut-il en vérifiant sur son téléphone.
— Ah ! Il nous met tous mal à l'aise celui-là, renchérit le premier agent. Je veux dire, c'est bizarre non ? Il n'a pas l'air dangereux, mais à chaque visite c'est… brrr, comme si quelque chose hurlait en nous.
— Oui, son dossier m'interpelle également, ma hiérarchie aussi. C'est pour cela que je… »
Paul Kim fut interrompu par une sonnerie de réveil sur son téléphone. Immédiatement, il mit la main à son sac à dos, et en sortit un pilulier. Trois cachets blancs, que le chercheur avala sans eau.
« Ce n'est rien, juste un traitement préventif, mentit à moitié le docteur. Nous sommes encore loin de la base ? »
« Docteur Kim, je ne comprends toujours pas la raison de votre venue. »
Alexa Earl sirotait son thé dans un bureau au pur style colonial, affichant de nombreux trophées de chasse au mur. Derrière elle, une tapisserie mouvante semblait agir à la manière d'un miroir, à la seule exception que les reflets étaient imprimés sur du poil sans cesse changeant.
« Nous sommes allés tous les deux à la cellule de SCP-519-FR, et qu'y avons-nous vu ? Rien de plus que ce que son dossier indique, juste un moustique, certes un peu silencieux. Pourquoi avoir traversé la moitié de la planète pour ça ?
— C'est vrai, je n'y ai aussi vu qu'un moustique. Un banal et ennuyant moustique, rétorqua le chercheur. Pourtant, voyez-vous, je sais qu'il y a plus. Permettez-moi une métaphore. Si je vous invite à un spectacle de magie, vous risquez d'être soumis à des phénomènes inexplicables. Pour nous, versés dans l'anormal, quelqu'un qui téléporte des cartes ou qui vomit des foulards peut paraître… commun, simpliste même, relevant presque d'un certain ennui. Pourtant, parce que c'est un spectacle de prestidigitation, parce que le comédien se place d'une certaine façon, avec un certain rythme, vous saurez qu'il cache quelque chose. Il est évident qu'il y a un truc, et même s'il est parfois impossible de le voir, on peut le deviner. C'est, à vrai dire, mon travail. Je m'efforce de penser aux choses auxquelles je sais que les autres ne peuvent pas penser.
— Vous provenez bien de la Division Mémétique, docteur ? s'inquiéta quelque peu la directrice du Site-Yod, dont le thé semblait avoir refroidi d'un coup.
— Pas exactement. J'ai décollé d'un Site au Colorado il y a de cela… quatorze heures, dans un bâtiment oublié baigné dans l'ombre inexistante d'un mégalithe invisible. Madame Earl, ce que je vais vous dire n'est pas confidentiel par volonté mais par nature. Rassurez-vous, vous possédez techniquement les accréditations nécessaires pour entendre ce que je vais dire et, pour être honnête, je suis persuadé que vous l'avez déjà entendu, puis oublié. Permettez-moi de me présenter. Je m'appelle Paul Kim et je travaille à la Division Antimémétique. »
Alexa Earl se repoussa dans son fauteuil. Qu'est-ce que cet énergumène racontait ? Il n'y a pas de Site dans le Colorado. La prétendue "Division Antimémétique" n'existe pas. Et surtout, surtout, ce moustique était tout à fait normal ! Un simple moustique, juste un peu lent et silencieux. C'est exactement pour ça que, sous sa propre validation, les spécialistes du Confinement l'avait classifié…
Euclide.
Euclide ? Pour un moustique ? Bon, à vrai dire, si c'est juste un moustique, il a beau être lent et silencieux, on pourrait s'attendre à ce que ce soit difficile de le conserver dans sa cellule de confinement. Surtout vu la taille de la porte, pourtant nécessaire à ce qu'il rentre. Earl ressentit une douleur passagère, comme si une idée venait de s'écraser contre son cerveau et frappait sur les portes pour se faire entendre. Pourtant c'était logique, il fallait une très grande porte pour ce moustique… banal ?
« Parmi les mèmes, ces idées contagieuses qui se répandent à travers nos esprits comme une maladie à travers nos corps, ces construction informationnelles parasitaires et nomades, il existe un sous-monde, encore plus spécifique. Des idées qui refusent d'être partagées. Qui s'enfouissent loin de la perception, qui tuent leurs porteurs, ou parfois bien pire… Nous avons été formé à réagir à ce genre de cauchemar de scientifique, d'idée impossible à analyser, de paradoxe de la conscience. Et je pense, très franchement, que ce moustique est porteur d'un tel antimème. »
Earl avait la tête qui tournait. Non, ça ne pouvait pas être possible. Comment penser à une pensée qui refuse qu'on pense à elle ? Comment dire l'indicible ? Ce Paul Kim devait être un affabulateur, une sorte d'escroc très élaboré qui avait réussi à s'introduire jusque dans son bureau, pour lui extorquer elle ne savait quoi. De toute façon, il semblait obsédé par SCP-519-FR, ce misérable moustique tout à fait standard qui ne posait pas plus de problèmes qu'un moustique non-anormal, et c'est pourquoi…
Et c'est pourquoi il était confiné au Site-Yod, sous un Niveau de Menace Orange.
Non. Juste non. Quelque chose clochait. Alexa Earl pianota violemment sur son clavier, cherchant le rapport sur ce putain d'insecte. 511-FR, 512-FR… Juste ici. Elle cliqua rageusement, sentant poindre une migraine qu'elle aurait juré doué de conscience, frappant non pas sa boîte crânienne mais le logiciel qu'elle hébergeait.
Objet no : SCP-519-FR
Niveau de Menace : Orange ●
Classe : Euclide
Procédures de Confinement Spéciales : SCP-519-FR est confiné dans une cellule de 50x50 mètres renforcée de l'aile des anomalies volantes du Site de Confinement Armé-Yod.
La directrice devint livide. Comment ? Pourquoi ? Qu'est-ce qui s'était passé pour que SCP-519-FR soit ainsi contenu ?
« Calmez-vous, Madame, je vous en prie, tenta de rassurer l'antiméméticien en lui attrapant la main. Je sais que cela peut faire un choc, mais rassurez-vous, vous n'avez pas failli à vôtre tâche, vous n'êtes pas idiote, pas plus que vous n'êtes possédée. Regardez. »
Kim sortit de son sac une planche de bois, sur laquelle deux tables en perspective cavalière avaient été gravées.
« En regardant ce dessin, à votre avis, quel est le parallélogramme le plus fin ? demanda-t-il d'une voix douce.
— …Celui de gauche, répondit d'une voix blanche Alexa Earl.
— Et pourtant, regardez ce qui se passe si on les met côte à côte, rétorqua le chercheur en détachant les deux pièces de bois, simplement posées dans les trous de la planche. Ils sont identiques ! On a beau le savoir, il est strictement impossible de ne pas voir l'un comme plus long et l'autre comme plus large, on peut presque suivre le moment où notre perception bascule. Vous voyez, c'est un phénomène hors de notre portée qui se trame là.
— Donc, vous voulez dire qu'en dépit de tout ce que me hurle mon cerveau, ce moustique n'est pas juste silencieux ? articula lentement la directrice.
— Exactement. Maintenant, c'est à nous de deviner ce qui est caché. Cet antimème a l'air de nous empêcher de voir ce qui cloche, mais du fait que l'objet est correctement confiné, on peut en déduire qu'il ne désintègre pas toute notre capacité de réflexion. C'est comme un texte à trou si vous voulez, il nous faut remonter le raisonnement que vous et vos équipes ont réalisé il y a plusieurs jours quand l'objet est arrivé.
— Le secret peut se cacher dans les PCS à votre avis ? demanda Earl, au regard de ce que leur lecture avait provoqué chez elle.
— Mmmhh, c'est un bon début. Laissez-moi regarder. Si on ne peut pas se faire la remarque immédiatement en voyant le moustique, on peut cependant déduire qu'il n'est pas évident de le confiner, mais aussi qu'il est finalement assez dangereux. Vous voyez pourquoi ?
— Et bien, je ne pense pas que ce soit pour des raisons de reproduction. Pas de mesure d'élimination, pas de mesure de comptage, et surtout pas du tout de sang pour nourrir les larves.
— Très bien, quoi d'autre, alors ? Vous pensez qu'il peut créer une substance, se téléporter, qu'il est fait d'une matière étrange ?
— Non, plus, c'est impossible, répondit Earl en secouant la tête. Sa salle est dépourvue d'ARS, et la seule substance présente dans sa cellule est sa nourriture. On lui en donne juste assez pour qu'il survive d'ailleurs, d'après les vétérin… »
Du nectar doit être importé du Site-43 et stocké dans une chambre froide à proximité du confinement, distribué à hauteur de 3 litres par jour.
« Oh. Madame, je vois que vous l'avez aussi, ne conceptualisez pas trop cette pensée, laissez-la au fond de votre esprit, ou elle risque de disparaître !
— Putain de merde, Kim, qu'est-ce que c'est que cette horreur qu'on confine ! s'emporta Earl. Et pourquoi est-ce qu'un truc aussi… enfin aussi évident ne nous a pas sauté aux yeux ! C'est l'éléphant dans le couloir !
— Calmez-vous, Madame, répéta le chercheur. C'est assez commun en antimémétique, ce genre de problèmes. Bon, maintenant qu'on sait ce que c'est, il va falloir mettre le rapport à jour. Il reste malgré tout une question. Vous savez où a été trouvé l'anomalie ?
— Laissez-moi regarder dans les registres… Je sais que ça a été renseigné dans le dossier complet. Une minute… »
Sur l'écran de la directrice, les chercheurs s'étaient contenté d'un lapidaire :
Lieu de découverte : Un endroit tout à fait banal et quelconque pour y trouver un moustique de ce genre.
« Docteur, je crois que nous avons un soucis, fit-elle en tournant l'écran.
— Oh. On dirait bien que l'antimème de ce moustique s'étend à tout ce qui a rapport à lui, énonça le docteur, fasciné. Nous sommes donc fixés : il provient bien d'un lieu anormal. Qu'est-ce que vous avez d'autres dans ce rapport de découverte ?
— D'après ce que je lis, on a retrouvé sur lui de la poussière. Elle contenait du béton, de la rouille de fer, et une espèce de champignon. Mais comment a-t-on pu passer à côté de tout ça ?
— C'est normal, Madame, je vous rappelle que ce moustique n'a presque rien de spécial et c'est bien pour cela qu'on doit fouiller. Ce champignon, aucun signe distinctif ?
— Les notes en bas de page indiquent qu'il ne pousse qu'à des profondeurs très élevées, rien de plus. »
Un endroit très profond, contenant de l'acier et du béton, assez anormal pour qu'il lui paraisse parfaitement banal, totalement du genre à renfermer des moustiques qui n'ont presque rien d'anormal, sous la responsabilité de la branche Francophone…
« Docteur ? Tout va bien ? s'inquiéta Earl en voyant Paul Kim, la tête sous le bureau.
— Oui, oui, tout à fait. Je réfléchis juste. Vous voyez, j'ai beau être à la Division Antimémétique et avoir des méthodes, des traitements, des réflexes pour ne pas me faire avoir par ce genre d'anomalie, j'ai quand même été totalement happé par l'antimème et j'ai du me forcer lourdement à me souvenir de ma raison ici. C'est d'ailleurs vous qui me l'avez rappelé. C'est absolument fascinant, je n'avais jamais vu construction mentale pareille. Comme si ce moustique cherchait à tout prix à paraître ennuyant…
— Ce qui est certain, c'est que c'est un incroyable camouflage, répondit la directrice, habituée des prédateurs anormaux. Imaginez : même avec tous les sens du monde, même avec les meilleurs réflexes possibles et les défenses les plus robustes, la proie est proprement incapable de comprendre ce qui ne va pas, de déceler le danger, de ressentir l'anormal. C'est vraiment fabuleux ! La couverture parfaite, qui consiste non pas à se couvrir mais à juste faire apparaître sa présence comme attendue et banale. On ne se souvient jamais du visage d'un inconnu lambda, pas plus que de la couleur d'une voiture ordinaire. C'est comme si, par nature, la voiture était décrétée ordinaire et donc qu'on ne s'en souvenait pas ! Fascinant.
— Fascinant, mais aussi terrifiant, Madame. Imaginez, si quelqu'un avait réussi à comprendre et imiter ces moustiques, il pourrait être partout, à chaque coin de rue, dans chaque forêt et sur le sommet de chaque montagne, à manipuler l'anormal en pleine lumière sans même que cela ne nous interpelle une seule fois… »
Alexa Earl eut tout à coup un flash. Une révélation. Se levant brusquement, elle tendit la main à Paul Kim, tout en appelant son secrétaire d'une pression de bouton.
« En tout cas, Docteur Kim, cet entretien était passionnant ! J'espère que nous aurons l'occasion de travailler à nouveau ensemble, je vous enverrai une copie du rapport mis à jour !
— Pardon ? Mais enfin, nous.. »
Il ne put pas finir sa phrase, le secrétaire d'Alexa Earl le conduisant "poliment" hors du bureau. La porte claqua derrière lui, laissant la directrice du Site-Yod parfaitement seule. Elle décrocha son téléphone et composa un numéro. Trois sonneries, puis une voix masculine.
« Oui, allô Geoffrey ? Oui, c'est Alexa. Dis-moi, tu es toujours à la tête du comité de création de FIM ? »