L’homme était étendu sur la table d’examen, nu, la peau presque bleue, des marques rouges autour du cou. Autour du corps, Angmar et Holbein préparaient leurs outils, une ribambelle d’objets étranges, voire inquiétants. Ils avaient mis des combinaisons blanches, des protections sur leurs pieds et leurs cheveux, ainsi que des gants et des visières. Holbein était toujours plus protégé qu’Angmar, à cause de l’étrange liquide qui coulait souvent de ses mains et de sa bouche.
Esqueleto avait lui aussi mis une combinaison blanche, évidemment trop grande pour lui, et une protection sur la tête, bien qu’il n’ait pas de cheveux. Il trouvait ça amusant, c’était comme une casquette. Assis au bureau, il tenait fermement son stylo en main, attendant qu’Angmar lui dise quoi noter. S’il se tenait bien, il aurait le droit de regarder d’un peu plus près et piaffait d’impatience.
— C’est parti, Esqueleto. Tu es prêt ?
— Oui, répondit-il, contenant difficilement sa joie et son empressement.
Il avait déjà écrit la date, le nom de cet homme, que Holbein et Angmar avaient appelé Albert, et ce mot étrange : strangulation. Apparemment, ça voulait dire "étrangler". Esqueleto ne comprenait pas toujours, mais Angmar avait dit qu’il lui expliquerait. Alors il attendait.
— Très bien, alors on commence.
Holbein prit un couteau à la lame fine et acérée et ouvrit le corps sur tout le ventre et deux lignes en diagonale, comme un Y. Le bruit de la chair coupée fit froncer le nez à Esqueleto, qui n’avait jamais entendu ça auparavant. C’était plus de la surprise que du dégoût, et son impatience se fit de plus en plus pressante.
— Tu veux savoir comment se passe une autopsie, Esqueleto ? Si tu veux, je t’explique les étapes.
— Oh oui oui !
Alors au fur et à mesure, Angmar lui expliqua. Esqueleto écoutait avec grande attention. Angmar était patient, savait employer des mots simples. Lui et Holbein n’avaient pas besoin de parler, ils savaient exactement quoi faire, quand le faire, quels outils se donner et à quel moment. De toute façon, Holbein ne pouvait pas parler.
— Il y a une fracture nette de l’os hyoïde, démontrant clairement une strangulation.
"cassure osse ioid", nota Esqueleto d’une écriture maladroite. Il n’avait aucune idée de la façon dont ça s’écrivait.
— Os hyoïde ?
Angmar lui montra le haut de son cou, sous le menton, avant de continuer son long examen. Les incisions étaient terminées et Holbein s’affairait à trancher veines et artères pour extraire les organes, les peser et les examiner attentivement. Il les plaçait dans des plateaux, un pour chaque organe, pour les observer plus tard. Esqueleto le vit jeter un regard à Angmar, qui hocha la tête. Holbein se tourna vers le jeune squelette et d’un mouvement de bras lui fit signe de s’approcher. Émerveillé et empli de fierté, il vint voir. Holbein se décala d’un pas pour lui faire une place.
— Oooooh !
Le corps était ouvert, laissant apparaître les organes. Il voyait les viscères, repliées comme une sorte de spirale, le cœur qui semblait encore battre, pompant désespérément du sang qui ne circulait plus, l’estomac qui reliait les viscères à sa bouche ouverte par une sorte du tuyau, et, au milieu, un grand vide laissé par les poumons qu’Holbein avait retirés et mis sur un plateau. Esqueleto toucha ses côtes et vit que le cadavre n’en avait pas.
— Pourquoi il a pas les côtes ?
— Elles étaient brisées, on les a enlevées.
Holbein lui montra un plateau, dans lequel se trouvaient des bouts d’os. Esqueleto ne l’avait pas marqué sur sa feuille, il courut le faire.
— Il est tombé et il a cassé ses côtes ?
— Ou la personne qui l’a tué les a cassées. On ne sait pas encore, on verra.
Esqueleto réfléchit. Il n’avait aucune idée de la raison de ces fractures.
— Le foie est éclaté, il a du prendre un coup extrêmement violent dans le ventre.
Finalement, Esqueleto prit sa feuille pour noter tout en restant à proximité. Il s’assit à une table à roulettes près de Holbein et Angmar. S’il ne touchait à rien, peut-être qu’ils ne le renverraient pas à sa place.
— Bonne idée d’avoir pris ta feuille, ça t’évite de devoir courir à chaque fois au bureau pour écrire.
Esqueleto se sentit emplit de fierté. Il s’appliquait à être sage et à bien faire, parce qu’il aimait les félicitations.
— Il est possible qu’il ait été passé à tabac avant d’être étranglé.
— C’est quoi passé à tabac ?
— Il s’est fait taper dessus.
Esqueleto hocha la tête pour montrer qu’il avait compris. Un petit sentiment de tristesse s’empara de lui. Il se souvint de son dernier moment en tant que "vrai" petit garçon. Le grand boum, le grand bruit, le feu. Son papa et sa maman hurlaient, il avait chaud, il avait mal, et n’arrivait plus à respirer. Il se rappelait de la voiture qui arrivait à toute vitesse en face de celle de ses parents, puis l’incendie. Il se rappelait du craquement de son cou, de sa douleur insupportable à la tête, et les cris de ses parents qui lui perçaient les tympans. Il sentait l’air lui manquer, ses os lui trouer la peau et les organes, le sang couler de sa bouche, alors qu’il n’arrivait plus à bouger. Il avait hurlé, à s’en casser la voix, à s’en faire éclater les poumons, appelant ses parents, appelant au secours.
Il avait fermé les yeux, espérant que ça calmerait la douleur et le manque d’air. Mais rien n’y avait fait. Il avait lentement glissé vers le silence et le flottement dans un ciel complètement noir, alors que son esprit avait fini par ne plus rien ressentir. Il était mort à cause du traumatisme crânien et par asphyxie, ainsi que de brûlures au troisième degré. Mort en entendant son papa et sa maman hurler de terreur et de désespoir, des cris qui résonnaient encore dans sa tête des fois la nuit. À partir de là, il ne se rappelait plus de rien. S’était-il, comme Albert, retrouvé sur une table d’examen, découpé comme un bout de papier, ses organes sortis et pesés ? Des gens s’étaient-il penchés sur son cadavre pour savoir comment il était mort ? Comment s’était-il retrouvé dans ce musée, à l’état de squelette mais en vie ?
— Esqueleto ?
Il releva la tête. Angmar et Holbein l’observaient, inquiets.
— Esqueleto, ça va ?
— J’étais triste. J’ai eu une autopsie aussi ?
— Certainement, je ne sais pas, ce n’est pas moi qui l’ai faite, répondit Angmar.
Esqueleto soupira. Il ne voulait plus y penser.
— Je veux continuer à vous aider.
Angmar recousait le ventre d’Albert, qui avait retrouvé ses organes. L’autopsie était finie. Holbein avait déjà enlevé sa combinaison et la jetait dans une poubelle jaune spéciale. Il avait mis les plateaux et les outils dans la salle de lavage et se lavait les mains. Après avoir fini, il s’approcha d’Esqueleto et prit la feuille du compte rendu pour la lire. Ses yeux parcouraient attentivement le papier, ses lèvres s’étirant parfois d’un petit sourire ou riant clairement. Esqueleto attendait la réaction de celui qu’il considérait comme un "tonton".
— J’ai fait correctement ?
Holbein leva le pouce et hocha la tête. Il ne pouvait pas parler à cause de sa bouche cassée mais savait très bien se faire comprendre. Esqueleto se sentit de nouveau fier. Si Holbein était content, ça voulait dire que c'était très bien.
— Je suis content d’avoir bien fait.
Holbein lui caressa le crâne en souriant du mieux qu’il le pouvait. Esqueleto se jeta dans ses bras et ferma les yeux en soupirant.
Ici avec les autres pour s’occuper de lui, il ne risquait plus de se faire écraser par une voiture.