Aussi Lentement Que Possible

John Milton Cage Jr (1912-1992), un compositeur américain quelque peu excentrique, était célèbre pour ses compositions sans ponctuation musicale, obligeant l'interprète à se fier à des descriptions d'atmosphère plus ou moins abstraites pour jouer ses morceaux. D'après lui, c'était ce facteur d'imprévisibilité et de chaos qui était l'élément le plus intéressant de l'art, et de la musique en particulier.

D'autres de ses œuvres relèvent de la performance pure et simple - par exemple, 4'33'' est un morceau composé de quatre minutes et trente-trois secondes de silence, et les seules indications pour le jouer reposent sur des actions à réaliser par l'interprète : fermer le couvercle du piano, le rouvrir, etc. Il s'agit d'une provocation de la définition même de la musique, et d'après Cage lui-même suite à la première interprétation du morceau, "[les gens] n’ont pas ri – ils ont juste été irrités quand ils ont réalisé que rien n’allait se produire, et ils ne l’ont toujours pas oublié trente ans après : ils sont encore fâchés."

Une autre œuvre expérimentale de Cage créée en 1985 s'intitule Organ²/ASLSP (As SLow aS Possible, "aussi lentement que possible"). Cage a choisi délibérément de ne pas préciser à quelle lenteur exacte ce morceau de huit pages devait être joué. Partant de ce principe, une performance artistique subventionnée par des dons a débuté en 2001 dans l'église Saint-Burchardi de Halberstadt, en Allemagne, sur un orgue dédié à jouer cette œuvre le plus lentement possible à l'échelle humaine : en faisant durer chaque note de quelques mois à plusieurs années. La performance est prévue pour se terminer en 2640, soit 639 ans après son commencement.

Il convient alors de se poser la question : la musique a-t-elle nécessairement besoin d'un auditeur ? Cesse-t-elle d'être de la musique lorsque aucun être vivant ne possède une espérance de vie le rendant capable de la percevoir dans son intégralité ?

Existe-t-il un être vivant physiquement capable d'apprécier cette œuvre ?


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La Grande Viande Rayée court très vite. Mais c'est un être faible, parce qu'elle n'a pas de voile sur le dos. C'est le chef qui l'a dit. Les ancêtres nous ont donné des voiles pour faire de nous des êtres supérieurs.

Elle a trop chaud pour continuer à courir, et elle doit se reposer à l'ombre d'un conifère. Ça fait quatre jours que je la traque et que je l'épuise, inlassablement. Pouvoir chasser à l'ombre comme en plein soleil sans devoir se reposer comme un être faible, c'est le grand pouvoir des êtres supérieurs. Encore un peu de patience et toute la tribu mangera à sa faim.

Je sors de ma cachette en crachant et en sifflant, et elle se force à reprendre sa course. Je sais ce qu'elle cherche. La Grande Viande Rayée est un animal des temps anciens, comme on n'en voit plus aujourd'hui. Du temps de l'âge de l'eau, il y avait des marécages, et il y avait beaucoup de Viandes Rayées qui régnaient sur l'eau saumâtre. Mais les temps ont changé, l'âge du soleil est venu, et les marécages se sont presque tous asséchés du temps où le grand-père de ma grand-mère était un œuf. Je sais que ma proie ne peut pas vivre très longtemps hors de l'eau. Et là où je la repousse depuis quatre jours, elle n'en trouvera pas.

Elle s'effondre enfin le cinquième jour, en plein soleil de midi, la peau tendue comme un tambour de cérémonie. Sa respiration est sifflante. Ses yeux sont voilés et secs. L'énormité de ce que je viens de faire s'abat sur moi, et il n'est plus question d'êtres supérieurs et d'êtres faibles. Comment une telle bête peut-elle encore exister à notre époque ? Depuis combien de temps n'avait-on pas vu une créature telle que la Grande Viande Rayée ?

Est-elle la dernière survivante ?

J'hésite, la lance levée. J'ai fait souffrir une créature pendant cinq jours, une créature ancienne, faible mais respectable, et peut-être que personne n'en verra plus jamais de telle.

Mais je repense aussi aux enfants et aux vieillards de la tribu, secs et cassants comme des brindilles, qui n'ont rien mangé depuis dix jours. Et cela fait des lustres que nous n'avons pas croisé d'autre tribu. Peut-être sommes-nous les derniers, nous aussi ?

Mon peuple doit manger. Mon peuple doit survivre.

Ma lance achève la Grande Viande Rayée, et le dernier son qui s'échappe d'elle me donne l'impression d'avoir reçu la lance à sa place. Pardon. Pardon, pardon. Nous devons vivre. Nous devons vivre.


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Il y a vingt-sept générations, Thamik la Savante, guide du peuple du sud, se posa la question suivante : s'il nous est difficile de marcher en plein vent à cause de la voile sur notre dos, peut-on utiliser le vent pour pousser un objet possédant une voile ? C'est ainsi qu'elle fabriqua le premier Chariot à Voile, qui permettait d'avancer plus loin et plus vite.

Les Chariots à Voiles sont bientôt devenus des Chars à Voiles, et le peuple du sud se rendit maître de la Terre et de la mer en l'espace de trois générations.

Nos villes sont grandes. Nos œufs sont sains et colorés. Nos enfants sont beaux et forts. Chaque jour, nous sommes plus nombreux, et il a fallu tout mécaniser pour satisfaire une telle population. Tout cela demande beaucoup de bois à brûler, et les villes sentent la sève de conifère et l'écorce roussie où qu'on s'y trouve. Mais cette odeur me rassure et m'indique que je suis à la maison.

Mon clan familial, celui qui a le signe des ingénieurs gravé sur l'épaule, travaille à améliorer la forme des Chars qui se déplacent sur la mer, afin de pouvoir aller encore plus loin et découvrir s'il existe un autre continent. Moi, je travaille sur un projet encore plus fou : je veux être la première à faire voler un Char à Voile comme les libellules. Je sais que c'est possible. Je sens dans ma voile que c'est possible. Le problème principal, c'est la poussée initiale ; il faut beaucoup de sève combustible, sous une forme terriblement concentrée, pour chaque essai de décollage. Et les bois du nord sont presque épuisés.

Un ouvrier bûcheron, paniqué et nerveux, court vers moi et me dit que Trois Dents, le légendaire gardien des bois du nord, a encore attaqué les ouvriers. Un frisson parcourt ma voile. Trois Dents est une créature unique, dangereuse, gigantesque, dont le territoire s'est réduit comme une mare au soleil depuis que nous avons commencé à abattre le bois pour le brûler ; sa race terrorisait les plaines, mais nous avons conquis les plaines depuis bien longtemps, et il ne reste plus que lui, terré dans le bois. Ses canines sont aussi longues que mon avant-bras.

Je me demande combien d'ouvriers nous allons encore perdre aujourd'hui.

Un hurlement de bête retentit pendant que je me hâte vers les lieux de l'incident - une flamme vivante, énorme, court entre les arbres avec désespoir. Je cligne des yeux ; c'est en réalité un animal gigantesque, cherchant à éteindre le feu qui lui dévore l'échine. Trois Dents brûle sous mes yeux, probablement victime d'un ouvrier qui a tenté de se défendre en lui jetant de la sève combustible enflammée. Rouge, orange, doré, horrible - la terrible beauté du spectacle me frappe, et je reste figée sur place.

Trois Dents, gardien des bois du nord, devenu dieu du feu contre sa volonté, aveuglé par la fureur et la douleur, me renverse dans sa course. J'ai le souffle coupé. Je tente de me relever, de respirer normalement, mais impossible. C'est seulement à ce moment que je me rend compte que sa patte a brisé ma cage thoracique.

Il heurte un arbre, puis un autre, avant de s'écrouler à son tour, terrassé. A travers un voile de souffrance, je le vois se faire consumer par le feu, le vent et la sève qui nous rendent si forts, et les crépitements font presque chanter sa carcasse.

Là où nous allons tous les deux, existe-t-il des Chars qui volent dans la brise, comme les libellules ?


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Écailles Carrées et moi, nous avançons sous le soleil brûlant. Mes mauvais yeux ne distinguent que des ombres et des lumières, mais mon vieil ami, lui, sait qu'il faut que nous trouvions de l'eau, et me guide dans sa direction. Et moi, je sais le défendre contre les bêtes féroces. Ensemble, nous sommes plus forts.

Mon clan m'a chassé parce que j'ai volé de l'eau et de la nourriture, et son troupeau l'a chassé parce qu'il est vieux et fatigué et attire les prédateurs. Peu après, les miens ont encerclé son troupeau et en ont tué tous les membres. J'ai gravé le signe de ma famille sur son dos, et il est devenu mon nouveau frère, même s'il est une bête, et je suis devenu le sien, même si je ne lui ressemble pas.

Pour passer le temps, je lui raconte une histoire. Autrefois, il existait une civilisation très avancée, qui maîtrisait une magie perdue. Cette magie de vent et de flammes permettait de faire bouger des machines terribles et puissantes, et les magiciens devinrent les maîtres de la Terre. Mais la magie avait un prix, un prix qui devait être payé en bois, et les magiciens, dans leur quête avide de puissance, brûlèrent les forêts jusqu'à ce que l'air s'empoisonne et que la mer s'étouffe. Aujourd'hui, la Terre est un vaste désert, et nous en avons hérité. Notre peuple est simple et pauvre, mais le monde a cessé d'être généreux même avec nous, et nous mourrons à petit feu, à cause de l'avidité de nos ancêtres magiciens. C'est là notre leçon, Écailles Carrées : tout se paie un jour, et la Terre est cruelle envers ses enfants ingrats.

Mon ami marche soudain d'un pas décidé vers des formes sombres, au loin. Je pense que ce sont des rochers, ou peut-être des restes d'arbres isolés. Difficile à dire, avec mes yeux. Si c'est un ancien point d'eau, peut-être pourrons-nous vivre encore un peu plus ?

Écailles Carrées gratte le sol et renâcle. Sa tête à pointe dodeline pendant qu'il creuse. Il a senti de l'eau, c'est certain. Je creuse avec lui, du mieux que je peux. Ma voile cuit au soleil, et mes mains me font mal, mais je ne peux pas m'arrêter de penser au goût et à la fraîcheur de l'eau.

Soudain, le sable devient humide, et je pousse le cri de victoire de mon clan, un triple sifflement partant dans les aigus. Écailles Carrées creuse de plus belle, avec désespoir, et je sens le creux se remplir d'eau sous mes doigts. Mais quelque chose ne va pas. L'odeur est forte, mauvaise, comme celle d'une créature morte en plein soleil. Ma joie s'éteint brutalement. Ce n'est pas de l'eau. C'est sans doute une de ces anciennes choses créées par les magiciens de jadis, le liquide néfaste dont ils se servaient pour leur sorcellerie et leurs maléfices.

Je m'en éloigne instinctivement, mais Écailles Carrées, assoiffé et rendu à moitié fou par le soleil brûlant, plonge la tête dedans.

Affolé, je lui crie de ne pas boire, que cette chose va le tuer, mais mon ami n'est qu'une bête, et il boit le liquide maléfique à grandes goulées. Subitement, il relève la tête, et est pris de tremblements incontrôlables, avant de vomir, encore et encore, toute cette sorcellerie qu'il a pris pour de l'eau salvatrice. Horrifié, je le sens basculer et s'affaisser dans le sable à mes côtés. Il est trop tard. Ma voile tremble comme sous l'effet d'un vent glacé.

Je le veille jusqu'au soir, puis toute la nuit. Parfois, il tente de se relever ; parfois, il pousse un gémissement. Je lui raconte d'autres histoires, je lui parle de la grande plage au bord de l'océan dans le ciel, où s'en vont tous nos ancêtres disparus. Là-bas, le sable est doux et éternellement frais, et il y a de l'eau à ne plus savoir qu'en faire. Je le rassure, je lui dis que je suis à ses côtés, que je ne lui en veux pas, oh non, Écailles Carrées, je ne t'en veux pas, tu ne pouvais pas savoir, tu ne pouvais pas comprendre. Écailles Carrées, je suis là. Regarde, le soleil est presque levé. Tu es si fort, si fort. Tu as tenu toute la nuit, pour moi, pour ne pas me laisser seul dans le noir. Tu es ma famille, tu es mon ami, je suis là, ne meurs pas, par pitié, je n'aurai pas la force de vivre tout seul, non, ne t'en vas pas, non, je t'en prie, reste encore un peu avec moi -

J'ai hurlé le chant de deuil de mon clan lorsqu'il est mort, et j'ai continué de le faire plusieurs jours durant, sans bouger, jusqu'à ce que mes forces me quittent à mon tour.


Existe-t-il un être vivant physiquement capable d'assembler toutes ces notes si espacées pour les percevoir comme une mélodie ?


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Pour prouver qu'on n'est plus un poussin, il faut attraper une des bêtes les plus rapides des sous-bois. Les martres-chiens comptent, mais elles grimpent aux arbres, alors c'est difficile. Les coureurs-sauteurs, avec leur long nez, sont des cibles trop faciles. C'est bon pour les petits emplumés trouillards qui ont encore leur dent de naissance au bout du bec. Moi, je veux que maman soit fière de moi. Je veux capturer un cheval. Ça n'est pas très grand, mais ça court terriblement vite, et comme c'est rayé, c'est très difficile à voir dans les grandes fougères. Pas autant que le Petit Rapide, le fantôme tacheté des sous-bois, la Bête que Nul ne Peut Attraper, mais vraiment pas loin.

J'en ai déjà laissé fuir quatre depuis ce matin, des chevaux. Les petites bêtes qui se sont installées dans mes plumes me picotent, et le cuir de mes habits me gratte parce qu'il a été mal tanné. La grande plume voyante qu'on a attachée sur ma tête pour l'épreuve rend la traque encore plus difficile - c'est le but. Si seulement j'étais une pondeuse et pas un mâle, on ne m'obligerait pas à faire toutes ces pitreries pour devenir respectable.

Un léger bruissement dans les fougères me fait tourner la tête. Si c'est un cheval, c'est un très petit cheval, mais ça serait mieux que rien, et la journée de l'épreuve est déjà très avancée. J'attrape discrètement mes bolas et je me place en position d'attaque quelques instants avant que le cheval sorte des fougères en quête de nourriture plus tendre.

Le sang bat soudain à tout rompre dans mes oreilles. L'animal est petit, brun et tacheté, plus difficile encore à voir sur le sol du sous-bois, et surtout, il a davantage de doigts aux pattes. Je ne l'ai jamais vu, mais l'ainé des chasseurs nous en a parlé tellement souvent lors des veillées que je le reconnaîtrais entre mille. Cet animal n'existe encore que parce que tous ses congénères plus lents ont déjà été chassés lors des épreuves. C'est la Bête que Nul ne Peut Attraper. C'est Petit Rapide.

Je vais soit me couvrir de gloire, soit me couvrir de honte.

Petit Rapide est une bête extrêmement nerveuse. Je vois ses oreilles bouger en tous sens pendant qu'il mâche des mousses au pied des arbres. Il sursaute au moindre pépiement dans les branches et tourne la tête, l'air inquiet. Pas question de l'approcher. Il va m'entendre, c'est sûr. Tous ceux qui ont voulu le poursuivre se sont fait distancer en moins d'un instant, il est célèbre pour ça.

Je fais tournoyer mes bolas, et ses oreilles se lèvent dans ma direction. Je n'aurai droit qu'à un essai, et c'est sûr qu'il va s'élancer dans les fougères dès qu'il entendra l'arme arriver. Il faut que je l'envoie dans la direction où il va s'enfuir. Gauche ou droite ? Une chance sur deux. On va dire gauche. Si ça rate, je n'aurai qu'à attraper une martre-chien à la place, et ça fera une bonne histoire de chasse à raconter.

Petit Rapide fait un bond vers la gauche dès l'instant où je lance mes bolas. Ils s'entortillent dans ses pattes et il retombe brutalement contre une grosse racine avec un craquement sinistre. Sa tête et son cou font un angle bizarre.

Je l'ai fait.

J'ai attrapé la Bête que Nul ne Peut Attraper. J'ai enfin une place en ce monde.

Je pousse un hululement de joie tellement fort qu'il fait s'envoler toutes les petites bêtes des frondaisons.


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Le soleil brille haut dans le ciel, et la grande cité de verre et de pierre le reflète et le démultiplie en un millier d'étoiles. Aujourd'hui est un grand jour, celui de la Fête des Dents. Même le ciel semble le savoir. Rien n'est plus triste qu'une célébration sous la pluie, où tout sent la plume mouillée et la boue.

D'après les historiens, la Fête des Dents date de temps immémoriaux où nous n'étions encore que des chasseurs-cueilleurs sans écriture et sans science. A l'époque, les dents d'animaux étaient des armes de choix, et les prédateurs avec les dents les plus imposantes étaient les plus vénérés par nos ancêtres. Fatalement, lorsque nous avons commencé à avoir les moyens de tuer ces prédateurs, leur vénération est devenue secondaire ; rien n'importait davantage que de s'emparer de leurs dents, pour s'approprier leur gloire.

Et rien n'était plus glorieux qu'une dent de grande baleine carnivore, énorme, dentelée et tranchante.

Aujourd'hui, à l'heure de la technologie qui nous permet de multiplier les proies artificiellement par milliers, être un grand chasseur collectionneur de dents est une chose du passé, mais la traditionnelle Fête des Dents existe toujours, comme un vieil habit que personne ne peut se résoudre à jeter même s'il ne va plus à quiconque.

Tout le monde est descendu sur la plage avec ses plus belles plumes d'apparat, de part et d'autre du chemin qui mène à l'autel au dessus de l'océan, celui où l'on fait les sacrifices à Grand-Mère, la dernière grande baleine carnivore. Des poussins au duvet recouvert de poudres multicolores et parfumées s'avancent, répandant des pétales et des ailes de papillons sur le chemin, avec l'air concentré mais comique qu'ont les petits à qui on confie une tâche très simple. Puis ce sont les musiciens, avec leurs tambours de bois rare et leurs maracas à dents de chevaux. Enfin, un cri de joie parcourt la foule, et la grande matriarche de la ville s'avance, parée de voiles et de coquilles rouges si finement ciselées qu'on les croirait transparentes. Derrière elle, un serviteur de la caste des éleveurs multiplicateurs apporte un cochon dernier modèle - ceux qui sont modifiés pour être plus savoureux et plus dociles - et un grand couteau-scie traditionnel, orné de canines tranchantes. L'année sera-t-elle bonne ? Seule Grand-Mère peut le dire. Pour ceux qui y croient encore, du moins.

Le cortège arrive à l'autel, et la foule retient son souffle.

Un chant d'appel à Grand-Mère. Un hurlement de cochon terrorisé, qui se termine en gargouillis. Le sang brille de mille feux sous le soleil. Il faut que je pense à respirer ou je vais tomber dans les pommes.

Mais Grand-Mère ne vient pas.

Un murmure inquiet commence à s'élever.

Soudain, la mer bouillonne, et le dos de la dernière grande baleine carnivore apparaît, perçant les flots, provoquant l'allégresse. Mais les cris de joie se changent rapidement en hurlements d'horreur. La chair pend sur son échine comme un sac, et une odeur pestilentielle se répand jusqu'à la plage. Est-elle morte ? Pourtant elle nage vers nous ! Comment peut-elle encore nager ?

"C'est un présage de mort !" hurle un vieillard aux plumes argentées. Même moi qui ne croit pas à ces choses-là, je suis très secoué.

Grand-Mère heurte brutalement l'autel, faisant vaciller un des piliers qui le maintiennent au-dessus des flots, et la plateforme, le cochon mort, le serviteur et la matriarche, tous se retrouvent projetés dans les vagues meurtrières, tandis que notre idole s'échoue sur la plage, à moitié décomposée, répandant sa pestilence, et nous jugeant du regard vitreux de ceux qui n'ont plus que quelques instants à vivre.

Le vieillard aux plumes argentées s'est réfugié en hauteur, sur un rocher couvert de varech, et il hurle "C'est pire ! C'est bien pire qu'un présage de mort !"

Qu'est-ce qui pourrait bien être pire qu'un présage de mort ?


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Je crois que je suis la dernière personne encore sensée. S'il y en a d'autres comme moi, ça fait plusieurs mois que je n'en ai pas croisé, et cette ville était le dernier bastion connu face à la Peste Lente.

Mes collègues chercheurs ont tous disparu les uns après les autres. Plusieurs ont choisi de se suicider lorsque nous avons tous compris qu'il était trop tard pour tenter de manufacturer une résistance génétique à la Peste Lente, et que de toutes manières, notre matériel était insuffisant - parmi eux, ma fiancée Naxari a décidé de se jeter du haut des remparts au lieu de se coller un pistopieu contre le crâne. Elle s'est cassé le dos en bas, et des malades ont aussitôt accouru pour la dévorer encore consciente. Ils fourraient des poignées entières de ses plumes tachées de sang dans leur gorge comme des déments. J'en ai vu deux s'étouffer sur place. Un troisième était tellement occupé à arracher des lambeaux de chair de ses bras qu'il n'a pas vu un prédateur arriver, celui qui s'est installé dans les ruines de la ville et qui a une gueule aussi grande qu'une foutue poubelle.

Je continue les recherches, mais à quoi bon ? A quoi bon si je suis la dernière personne sensée sur Terre ?

Je ne sais plus quoi faire. J'ai tellement peur.

Mais j'ai encore toute ma tête.

Je crois que tout ce que je peux faire, c'est consigner ce qui s'est passé. Comment la civilisation a disparu. Je ne vais pas l'écrire sur un polydisque, personne ne pourra plus lire ça dans le futur, si jamais par miracle nous survivons à ce cauchemar. Je vais le graver sur une bonne vieille plaque d'ardoise.

Donc. Un jour, les bio-ingénieurs qui travaillaient à rendre les proies dupliquées de plus en plus dociles et de moins en moins conscientes ont complètement merdé. Depuis un bon moment, l'industrie alimentaire rencontrait un gros problème : à force de modifier génétiquement les bêtes pour qu'elles soient sans aucune volonté ni conscience, celles-ci ne mangeaient plus rien. Donc : problème. La génétique était dans une impasse, alors des virologues sont venus à la rescousse.

A la base, le virus était sensé détruire pour de bon toute conscience chez des proies non-dupliquées tout en leur donnant constamment faim, afin de pouvoir continuer à les engraisser. Un rêve d'éleveur. Et au début, ça marchait du tonnerre. Mais on ne sait pas trop comment, le virus a muté, et quarante-trois ans plus tard, il est devenu d'un seul coup transmissible à d'autres espèces.

Nous y compris.

Je sais que je suis contaminée. J'ai faim.

Le problème, c'est que l'action du virus sur un cerveau sapiens est tellement lente au début qu'on a mis deux ans à s'en rendre compte, jusqu'à ce que d'un seul coup, la majorité de la population se retrouve dans des dispensaires à se plaindre de ne plus pouvoir réfléchir normalement et d'avoir de plus en plus faim. Et à ce stade, il était déjà trop tard pour trouver une solution à ce qu'on a surnommé la Peste Lente.

La Peste Lente détruit partiellement le cerveau et démultiplie la faim. C'est très pratique sur des herbivores. C'est un abominable cauchemar sur des carnivores comme nous.

Je sais que je suis contaminée. J'ai faim. Mais j'ai encore toute ma tête.

Où est Naxari ? J'ai tellement peur.

Les rues sont remplies de malades au regard fixe qui s'attaquent les uns les autres, à vue, sans sommation, et s'égorgent en hululant comme des rapaces en furie.

Je ne sais plus pourquoi j'écris sur cette ardoise. Je crois que ça fait des jours que j'écris dessus. Mais j'ai encore toute ma tête. J'ai faim. Ces rations, c'est vraiment de la merde.

Naxari, j'ai faim.

Sortir. Faim.

Support de perf cassé, très pointu, très bonne dent. Il faut chasser. Faim. Pour arrêter la faim, il faut tuer. Peur. Nax ? Faim.

Peur. Tuer la gueule de poubelle. Chasser, tuer, manger, tuer la faim. Tuer la faim.

Bonne viande bonne chasse mangeons la faim.


Si un tel être vivant existait, quelle serait sa réaction face à une mélodie que lui seul peut entendre ?


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Ça fait des jours que la shamane est partie dans la montagne. Les adultes murmurent qu'elle s'est peut-être cassé quelque chose et qu'il faudrait aller la chercher. Son apprenti, lui, déclare que les os parlent d'une longue attente, et qu'elle est donc toujours en train de guetter un signe.

J'ai hâte qu'elle revienne avec mon totem.

Pourvu que ce soit un bon animal.

J'ai quand même un peu peur, parce que les jeunes de la tribu finissent tous par partir dans un voyage d'initiation où ils souffrent mille morts pour se rapprocher de leur totem. Nahélo, un de nos meilleurs chasseurs, s'est coupé les auriculaires pour avoir le même nombre de doigts que son totem, l'aigle. Mejka, grâce à des heures de souffrance sous l'aiguille à encre, s'est fait tatouer une tête de lynx sur tout le visage, et elle fait très peur aux enfants. Sahulen, notre chef, est allé vivre des mois parmi les coyotes, et il en garde des cicatrices impressionnantes.

Quand la shamane m'a dit que son totem était le porc-épic, j'ai commencé par rire, mais elle m'a regardé droit dans les yeux et m'a dit que dans sa jeunesse, elle avait passé des jours à se planter des aiguilles dans le corps pour tenter de mieux comprendre son totem. C'est seulement là que j'ai compris d'où venaient tous ces petits points sur sa peau.

Enfin, au soir, le guetteur lance un cri pour annoncer le retour de la shamane. Elle est revenue ! Elle connaît mon totem !

Pourvu que ce ne soit pas le porc-épic.

Elle s'avance près du feu, et dispose devant elle des pierres étranges de la montagne, toutes en spirale, comme des escargots. Puis elle sort ses os à musique de son sac, et dans le silence solennel de la tribu, elle joue un air accompagné de sons gutturaux. J'ai vraiment la frousse. Mais je dois savoir.

Enfin, elle pose les os et tourne son visage vers les étoiles : "J'ai parlé aux pierres, et j'ai parlé aux os. Quel est le totem de cette petite fille ? Les pierres et les os ne savaient pas. Alors j'ai parlé aux étoiles, et j'ai parlé au bois. Et le bois m'a dit, porte ton regard tout en bas au lieu d'en haut, et tu sauras."

Elle entrechoque les os pour ponctuer son discours. J'ai beaucoup de mal à respirer. Papa serre mon épaule pour me rassurer.

"Alors j'ai regardé dans la grande forêt, et j'ai vu ce qui m'a semblé être un arbre qui marchait. Et le bois m'a dit, regarde mieux. Et j'ai vu le plus grand cerf qui puisse exister. Oui, ce cerf avait des bois aussi grands qu'un homme, et la puissance de dix ! Mais il était aussi très vieux, et il a porté son regard vers moi, oui, droit vers moi. Et il s'est couché à l'orée du bois. Et j'ai su. Oui ! J'ai su qu'il était son totem !"

Les os ponctuent une nouvelle fois le récit.

"Le plus grand des cerfs vit à travers cette enfant. Il lui a confié son existence par delà la mort. Comme lui, elle sera vigilante et forte, intuitive et gracieuse, puissante et aimable."

Elle me tend alors un morceau d'os qu'elle a gravé en forme de ramure de cerf, et j'éclate en sanglots de joie. Je serai digne. Oui, je serai digne. Je serai tout cela, pour le dernier grand cerf.


S'il existait, pourrait-il distinguer une mélodie discordante, ou une série de bruits sans rapport entre eux, d'une aria ou d'un concerto ? Aurait-il une sensibilité artistique qui lui soit propre ? Ne devrait-il pas développer un sens de ce qui est musical ou non très éloigné du nôtre ?


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Bon, ben ça y est. Il fallait bien que ça arrive. On m'avait collé à la surveillance de Fatu, le dernier rhinocéros blanc du Cap, dans le cas d'un potentiel Évènement Muan lié à 300-FR, mais je ne pensais pas que ça se produirait aussi vite. Un espèce d'activiste de je ne sais trop quelle cause à la con a déjoué la sécurité et il est venu coller une balle à la bestiole. Il s'est fait tacler instantanément par le personnel, mais le mal était fait.

Pendant son arrestation, il hurlait en boucle que les ressources de la planète étaient limitées, et que c'était dégueulasse de dépenser des millions pour tenter de garder en vie le dernier membre d'une espèce éteinte pendant que des gens crèvent de faim dans la rue. Comme si les zoos pouvaient légalement dépenser leurs crédits dans l'humanitaire. Logique ? Quelle logique ?

Les vétos font tout ce qu'ils peuvent, mais la bestiole est clairement foutue. Je regarde ses derniers instants à travers les moniteurs de la salle de surveillance. Mon jeune collègue touille son café au lait, l'air prodigieusement désintéressé par les évènements.
"Et maintenant ?
- Je crois qu'ils tentent une sorte d'électrochoc version rhinocéros.
- Non, je veux dire, et maintenant ? On fait quoi ?
- On attend que ça soit terminé et que l'animal disparaisse, on amnésie les vétos, et on envoie l'enregistrement à l'équipe de recherche.
- C'est tout ?
- C'est tout."

Il sirote son café. J'ai initialement envie de lui faire une remarque désobligeante sur son manque de réaction, mais son phlegme commence à être contagieux. Après tout, c'est vrai, on ne peut rien faire. Ce qui est fait est fait. L'espèce est éteinte. Notre taff est fini. Il faut collecter les données et aller de l'avant.

Il tend soudain l'oreille.
"C'était quoi, ça ?
- Qui donc ?
- Ce bruit. J'ai entendu un bruit. Repasse l'enregistrement."

Rembobinage. Vétérinaires en panique, rhinocéros mort, électrochocs, rebelote. Voix d'humains affolées, bruits de pas, choc des instruments. Je n'entends rien de particulier. "Ça. Là", me dit-il à la fin de l'enregistrement.

J'ai beau tendre l'oreille, impossible de percuter de quoi il parle.
"Ça ressemble à quoi, ton bruit ?
- Une sorte de note très sourde, très grave, comme un basson. T'es sûr que t'entends rien ?
- Rien. Il paraît qu'il y a des fréquences qu'on n'entend qu'à un certain âge et plus du tout en vieillissant, c'est peut-être une connerie comme ça."

Je récupère notre matos et je m'apprête à lever le camp, mais le jeune fixe toujours les écrans, maintenant éteints, avec un air d'intense anxiété.

"C'était un sale son," marmonne-t-il enfin en jetant son gobelet dans la corbeille. "Un sale, sale son, comme un genre de monstre marin qui gronde au loin."


Partant de là, à une certaine échelle, tous les types de sons existants de l'univers ne pourraient-ils pas former chacun leur propre mélodie ?


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Monsieur le Directeur,

En tant que coordinateur des recherches portant sur SCP-300-FR, je tiens à vous faire part d'une nouvelle théorie alarmante émise par l'équipe au sujet des Évènements Muan.

Comme vous le savez, depuis que l'extinction du Hocco mitou (Mitu mitu) en 2044 et le subséquent déclenchement de l'Évènement Muan correspondant ont permis d'enregistrer un son à basse fréquence de nature anormale, il a été convenu d'analyser tout enregistrement sonore réalisé au cours d'un tel évènement afin de pouvoir collecter des données suffisantes pour comprendre le sens de ce son. Dix-neuf ans et vingt-cinq Évènements Muan plus tard, nous sommes en mesure de livrer nos premières conclusions.

L'anomalie est étonnamment similaire aux pulsations à basse fréquence émises par le réseau de structures cristallines du quatrième organe de SCP-300-FR ; cependant, en raison de leur espacement géographique, nous n'étions pas en mesure de les décoder de la même manière que le message émis par l'entité. D'autre part, certains Évènements se produisant hors de notre contrôle, il nous a paru clair que ledit message resterait à jamais incomplet, surtout compte tenu du fait que la partie que nous analysons n'est qu'une minuscule fraction d'une suite de sons qui a débuté il y a des millions d'années.

En dépit de cela, une petite partie de l'équipe, menée par le Docteur Massawa, a continué ses recherches sur cette suite de sons, mais dans une direction différente. Selon elle, il fallait prendre le problème à l'envers, à la manière de Turing : non pas tenter de décoder cette suite pour savoir quelle était sa signification, mais théoriser sa signification afin de pouvoir la décoder. Partant de ce principe, un rapprochement a été fait avec le message émis par 300-FR, et une théorie a été formulée.

L'entité, dans son message, déclare que son "peuple" "chantait" "dans les étoiles" et que c'est ce "chant" qui a "appelé" l'entité désignée comme "Oiseau Equinoxe". Bien que le "peuple" auquel appartenait 300-FR s'exprimait a priori au moyen de sons longs à basse fréquence, le Docteur Massawa pense que cette partie est mal interprétée par la majorité des lecteurs de la transcription du message, et qu'il faut en réalité comprendre ce "chant" comme la suite de sons à basse fréquence formée par une série d'Évènements Muan, interprétée par une force ou une entité distante comme un "appel" voire un "signal" lui indiquant la présence de "nourriture".

Cette entité théorique et l'appel de celle-ci dans notre continuum espace-temps, selon l'interprétation généralement admise du message de 300-FR, auraient pour résultat probable un scénario YK.

Face à ce constat alarmant, il devient vital d'éviter à tout prix tout nouvel Évènement Muan dans les années à venir.

Que proposez-vous ?

- Dr Júlio Silva


Cet hypothétique auditeur existe-t-il ?

























































































































































































































OUI.

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