Au Fond Du Couloir

18 avril 2016 - 9h34

"Et pourquoi pas moi ?"

Son ton ne laissait aucun doute quant à l'insistance avec laquelle le docteur Samuël allait presser sa supérieure. N'ayant aucune envie de se donner en spectacle devant toute son équipe, Déborah Bonnaire, cheffe du Service Entretien et Conservation du Site-Aleph, déclara :

"On a déjà abordé le sujet ensemble, Anatole, je peux rien faire pour toi, dit-elle avec une fermeté désespérant de clore le sujet. Tout le monde, la réunion est terminée, je vous laisse retourner à vos travaux."

Pas dupes, celles et ceux qui n'avaient pas encore rassemblé leurs affaires le firent à la hâte, bien décidés à laisser au plus vite la scène à Samuël et Bonnaire qui, eux, ne bougeaient pas. Une fois la pièce vidée, l'astronome se leva enfin de sa chaise et se rapprocha de sa supérieure avec une combattivité renouvelée. Toujours debout et prête à rejouer leurs dernières discussions une fois de plus, Bonnaire le coupa pile au moment où il ouvrait la bouche :

"Arrête de te faire du mal Anatole. Je te l'ai déjà dit mille fois, je ne décide pas des budgets du service. Je comprends ta frustration mais c'est comme ça, c'est pas négociable.

Malgré sa lassitude, une sincère compassion s'exprimait dans sa voix. Une compassion que connaissaient bien tous les membres de son équipe, puisque tous avaient déjà pu bénéficier de son soutien sans faille face à leur hiérarchie. Touché de l'intérêt qu'il la savait lui porter, il contrattaqua plus calmement, avec juste un soupçon de mauvaise foi :

- Je sais que tu décides pas, mais quand même, c'est toi qui fait le prévisionnel. C'est gentil de nous consulter sur nos besoins pour la prochaine période, mais si c'est pour jamais en tenir compte, je vois pas l'intérêt !

- Bien sûr que tu le vois, rétorqua-t-elle en croisant les bras, piquée par son reproche injuste. J'ai besoin de savoir ce dont tu as besoin, ce dont tout le monde a besoin, pour aiguiller au mieux la répartition des budgets. Mais à nouveau, la décision finale ne m'appartient pas.

Fulminant d'incompréhension, Samuël haussa les épaules en même temps que le ton :

- Alors pourquoi est-ce que j'ai pas le droit à une petite rallonge ? Rien n'a été débloqué depuis le départ de Marguerite ! Soit on trouve quelqu'un pour la remplacer, soit je continue de faire le travail de deux personnes mais il faut me renouveler le matos si on veut que je puisse tenir le rythme.

Son élan contestataire se fracassa contre un mur. Bonnaire avait beau avoir envie de le soutenir dans ses démarches, elle ne disposait réellement d'aucun levier d'action. La nouvelle paix mondiale avait fortement affecté les ressources de la Fondation, et aux yeux de cette dernière, les travaux d'un astronome en charge de surveiller les astéroïdes qui risqueraient d'impacter le Site-Aleph n'était pas une source de dépense prioritaire.

"Tiens le rythme, t'as pas le choix. Si tu craques, on confiera tes missions à quelqu'un d'autre et tu seras réaffecté", aurait-elle dit si ces mots ne se lisaient pas sur son visage. Depuis peu, une réaffectation était tout sauf une bonne nouvelle, une manière polie de vous faire comprendre que votre travail n'était plus jugé utile que si vous portiez une combinaison orange.

Tout le monde n'avait pas encore conscience de cette nouvelle réalité. Samuël n'en savait encore trop rien, mais il comprenait sans mal l'air abattu de Bonnaire, air qui l'invitait - le suppliait - d'en rester là pour de bon. Il soupira en baissant les bras. Tournant les talons pour abandonner la salle de réunion, il entendit derrière lui, d'une voix qui ne s'assume pas :

- Désolée…"

La porte close derrière lui, il releva les yeux pour observer le grand couloir qui s'étendait sur sa gauche. Tout au fond, son bureau. De l'autre côté, la caféteria. Ils étaient encore quelques-uns à y discuter, groupés en petits cercles fermés de trois ou quatre. Alors qu'il y rentrait pour se faire couler un café, les voix se firent plus étouffées, les regards plus fuyants.

Le Service Entretien et Conservation du Site-Aleph ne contenait aucune brute dans ses rangs, aussi tous partageaient la même culpabilité privilégiée de ceux qui ont accès aux moyens que seul Samuël se voyait refuser. Malgré ça, personne ne souhaitait remettre en question les dernières attributions budgétaires. Pas tant par peur des conséquences que par conviction que non, en effet, son travail ne méritait pas plus de ressources. Se sentant peu invité dans les cercles de discussion, Samuël se servit un second café et partit en direction de son bureau.

Le long couloir du service lui semblait particulièrement interminable aujourd'hui, la monotonie des néons blafards et grésillant n'étant perturbée que par les quelques portes qui se fermaient sur son passage. Pas toutes, heureusement. Installé dans les sous-sol d'Aleph, le service rassemblait tous les gestionnaires des flux nécessaires à son bon fonctionnement : circuits d'eau potable et des eaux usées de toute sorte, conduits d'aération et entretien des systèmes de filtration, réseaux de chauffage et contrôle de l'humidité, extermination des nuisibles etc. Tous les circuits utilitaires qui ne touchaient pas aux besoins spécifiques de la gestion d'une anomalie relevaient du SEC.

Atteignant finalement son bureau, Samuël se dirigea machinalement vers son fax pour y récupérer ses quotidiennes notes de service. La première, commune à tout le couloir, était d'une constance qui confinait à l'ennui. Tous les réseaux étaient en bonne forme et aucun incident n'était à déplorer. Il s'assit derrière son ordinateur, vieille machine qui crachait les poumons qu'elle n'avait pas pour faire tourner tous ses calculs. Après s'être assuré qu'aucun n'affichait de résultat inquiétant, il reprit sa lecture.

Comme depuis quelques semaines maintenant, la note du DRH répétait avec insistance la nécessité de ménager les ressources de chaque secteur afin de garantir le bon fonctionnement de bla bla bla… S'il avait lu la note avec un peu plus d'attention, Samuël aurait remarqué la mise en garde qui suivait, expliquant avec une subtilité toute administrative que la récente pénurie de personnel de Classe D forçait le DRH à plus de sévérité en cas de manquement professionnel.

Son brief personnel n'était pas plus hors du commun : ses missions de surveillance devaient se poursuivre sans que le moindre changement ne soit indiqué. On attendait de lui toujours les mêmes rapports, toujours à la même heure, toujours selon les mêmes standards. Ce qui avait changé en revanche, c'est qu'on avait collé au bas de sa note ce qui avait l'habitude de se trouver sur celle de la Dr Marguerite Broquet.

À son arrivée dans les rangs de la Fondation six ans plus tôt, c'est elle qui a accueilli Samuël, qui lui a montré les ficelles de l'organisation et qui l'a aidé à s'y retrouver aussi bien professionnellement que personnellement. Devenue une proche, son brusque départ trois semaines plus tôt l'avait laissé dans une incompréhension totale. Personne dans le service ne semblait savoir ce qui l'avait motivé, et Bonnaire, d'un ton évasif, évoquait simplement une retraite anticipée. Samuël, qui partageait son bureau, n'avait toujours pas eu le cœur à se débarrasser des affaires de sa collègue.

Perdu dans ses pensées, il entendit à peine que quelqu'un grattait à sa porte avant de l'ouvrir carrément.

"Tiens, dit l'intrus en jetant une plaque noire sur son bureau. Si on attend que tu t'en occupes, elle va rester là des années.

Pestant sous le coup de la surprise, Samuël ramassa l'objet. C'était l'une des deux plaques qui ornaient son bureau : "Dr Marguerite Broquet, astronome". Il releva des yeux chagrinés vers Tannen, un colosse responsable des circuits d'eau potable du Site.

- Merci, Lucien. Honnêtement, ça me fait encore trop bizarre pour que je l'enlève moi-même.

- T'en fais pas, reprit l'autre avec camaraderie. Comme d'hab', si on peut s'aider, c'est toujours ça de bon.

Toujours frustré par la réunion du matin, Samuël reprit ses papiers et lâcha :

- Dis ça aux pinces qui font les budgets. Ils sont marrants, mais à la longue, je vais pas pouvoir m'en sortir tout seul.

- À ce propos, dit Tannen d'un air gêné. Je devrais recevoir un nouvel ordinateur d'ici la fin de semaine. Je peux te refiler celui que j'ai en ce moment, il me semble qu'il est un peu moins vieux que le tiens nan ?

Touché par la proposition, l'astronome s'enfonça dans sa chaise en reprenant un air calme et contrit.

- T'embêtes pas, va. Le temps de tout réinstaller sur une nouvelle machine et de régler les mille soucis de compatibilité, je suis pas sûr que ça vaille le coup. Nan, ce qu'il me faut, c'est quelqu'un d'autre dans l'équipe. Quelqu'un qui puisse surveiller le ciel avec moi, qu'on puisse s'épauler dans l'analyse de nos résultats, même juste qu'on puisse partager la responsabilité de ce qu'on a à faire.

- Je comprends… après, je veux pas être méchant, mais peut-être que tes reponsabilités sont pas assez lourdes pour ça ?

- Ben c'est exactement ça le problème, ce serait bien d'avoir un poil plus de considération.

Samuël ne voulait pas admettre que Tannen avait raison. Il avait beau le savoir au plus profond de lui, il était incapable de se concevoir autrement qu'à travers le regard que ses collègues portaient sur lui. Comprenant qu'il n'arriverait pas à le faire changer d'avis d'un coup, Tannen essaya de le faire relativiser.

- Tu sais, je suis vraiment pas sûr que la Fondation ait jamais essayé de faire croire que c'était sa spécialité, la considération. Nous ça va, c'est facile, on est dans les bureaux, loin des anomalies. Mais les autres ? Toutes les personnes qui sont au charbon, qu'elles soient en blouses blanches ou en combis oranges ? Je pense que ça leur manque encore plus.

- Ouais sûrement, maugréa l'autre. Enfin, je suis sûr que t'as plein de choses à régler avant l'arrivée de ta nouvelle machine de guerre. File t'en occuper avant qu'on change d'avis et qu'elle arrive dans mon bureau.

Concluant la conversation sur un rire, Lucien Tannen laissa Samuël seul dans son bureau, le regard déjà absorbé par ses travaux.


24 avril 2016 - 7h35

Cinquante minutes avant l'impact.

L'astéroïde TC2016DF, baptisé à la hâte, vient d'être détruit par les défenses du Site-Aleph.

À peine cinquante minutes avant de s'y écraser.

Samuël repose son téléphone dans un long soupir. Il fixe la pile de rapports qui dépasse presque l'écran de son ordinateur, faxés toutes les trois minutes au service de sécurité aérienne. La nouvelle les avait fait hurler, à raison. Détecté à peine deux heures plus tôt, l'astéroïde était une menace sérieuse qui ne leur laissait qu'un temps de réponse très limité. L'astronome bénit leur réactivité sans faille et le professionnalisme avec lequel ils avaient déployé des moyens colossaux en si peu de temps.

Mais lui ? Comment avait-il pu rater ça ? Il fouilla ses documents jusqu'à retrouver les premiers relevés qui l'avaient alarmé. S'il remontait encore un peu… oui, ils étaient là. Les premiers signaux typiques de la collision entre un impacteur et les couches supérieures de l'atmosphère. S'il avait vu ces données dès leur impression, il aurait pu donner l'alerte sept heures plus tôt. Le problème aurait été réglé sans que la moindre goutte de sueur ne colle à la peau de personne et sans nécessiter une débauche de dispositifs d'urgence.

"Comment ?" se demanda-t-il encore. La réponse était toute simple : il était seul. Seul et fatigué. Malgré les moyens colossaux de la Fondation, il ne pouvait surveiller du ciel qu'une tranche de 3° par heure, et la quantité de données à analyser le forçait à passer presque tout son temps assis à son bureau. De nuit, il n'était pas rare que son rythme de travail diminue, parfois considérablement.

Détendant enfin ses muscles crispés, il se convainquit qu'il n'avait rien raté. En fait, il avait fait du mieux qu'il pouvait avec le peu qu'on lui accordait. Et, percuta-t-il avec fureur, il avait passé des semaines à mettre sa hiérarchie en garde contre cette exacte situation.

En une série de courts mouvements brusques, il vida sa tasse de café, empoigna les derniers rapports au sommet de sa pile et se leva, prêt à sortir de son bureau comme une furie. Il remonta le long couloir du service à grandes enjambées, remarqua à peine le rassemblement de toute l'équipe dans le mess et claqua la porte du bureau de Bonnaire.

"Anatole, commença-t-elle, visiblement pas d'humeur.

- Non, la coupa-t-il en jetant ses papiers devant elle, je m'en fiche qu'on en ai déjà parlé. Regarde, là. À cinquante minutes prêt, c'est tout le secteur H12 qu'on perdait. Combien de fois est-ce que je vais devoir vous le dire avant que vous m'écoutiez, mmh ? À moins que vous attendiez un drame ?

Samuël laissa un silence pesant s'installer. Virulent, il reprit en s'agitant de partout dans le petit bureau de sa supérieure qui le regardait d'un air désespéré. Visiblement très préoccupée, il n'était pourtant pas certain que l'incident qu'il lui expliquait en soit la cause. Après avoir fini son histoire, il conclut d'un ton grandiloquent :

- On a eu de la chance cette fois, Déborah. Sans ça, on courrait droit à la catastrophe, et on peut pas se permettre de compter sur le hasard. Je fais mon boulot, autant que je peux, aussi bien que je peux, mais c'est pas suffisant. Un jour, que j'espère le plus lointain possible, ça suffira pas, on pourra pas réagir à temps. Je ne suis pas infaillible et…"

La porte du bureau de Bonnaire lui coupa la parole. Sans s'annoncer, un inconnu entra dans la pièce avec une assurance désagréable. Ne trouvant aucune réponse dans les yeux de sa cheffe, Samuël se retourna vers l'intrus en costume noir.

"Madame Bonnaire, dit-il avec une fausse gentillesse et en pointant Samuël de la main, un imprévu dans votre emploi du temps ?

- Aucunement, Monsieur l'agent, répondit-elle d'une voix tout sauf sereine. Le docteur Samuël passait juste me voir à titre informel. Il était d'ailleurs sur le point de partir."

Confus, ce dernier scruta le visage de Bonnaire. En calmant ses pensées, il réalisa que c'était en fait la première fois qu'elle s'exprimait depuis qu'il lui avait coupé la parole en entrant. En la regardant bien, elle avait l'air profondément mal à l'aise, sentiment qui se communiqua rapidement à toute la pièce. Voyant que l'agent lui tenait la porte avec un demi sourire, il se déroba, vite poussé par la porte qui se refermait carrément sur lui.

Dehors, il capta enfin la présence de tous ses collègues rassemblés dans le mess. Toutes et tous le regardaient, hagards, comme s'il venait de tenir tête au diable en personne. Assise au milieu du groupe, la docteure Torbie pleurait sans discontinuer. À ses côtés, quelques collègues essayaient de la rassurer maladroitement.

"Justine ?" demanda-t-il faiblement.

C'est Tannen qui sortit du groupe pour le prendre à part et lui expliquer la situation, visiblement énervé :

"T'étais où bordel ? Ça fait deux heures qu'on est tous là, à essayer de trouver une solution. Tu lis pas tes mails ?

- Je… j'avais une urgence, bégaya l'autre.

- Ouais bah nous aussi ! éructa Tannen, avant de reprendre son souffle et de continuer tout bas. Excuse-moi, c'est juste qu'on sait absolument pas quoi faire. Y a eu une brèche de pathogène, mais même pas un truc anormal. Un problème de filtre à air défectueux, le virus s'est dispersé et les deux chercheurs en charge des tests en sont morts. Ça a été très vite contenu, mais comme c'est Justine qui gère la surveillance des filtres, c'est sur elle que ça retombe. Le DRH veut en faire une Classe-D.

- Quoi ?! Samuël eut du mal à contenir ses émotions, mélange de stupeur, de peur et d'énervement. Mais qu'est-ce qui leur prend ? Une sanction, je comprends, mais Classe-D ? Ça veut dire quoi ça, c'était même pas avec un skip !

- Je sais pas, je sais pas. Mais calme-toi, s'il te plaît. Tout le monde est à cran, vaudrait mieux pas que ça dégénère. Apparement c'est la nouvelle paix mondiale. Ça fout la merde dans le stock des RH et ils font peur à tout le monde en disant qu'ils vont durcir toutes les sanctions.

Samuël eut à peine le temps de ne pas trouver quoi répondre que deux agents de sécurité venaient d'entrer dans le mess. Au même moment, Bonnaire réapparu à la porte de son bureau, proscrite de honte en laissant sortir l'envoyé du DRH. Accompagné d'un cortège de pleurs et de protestations plus ou moins assumées, les trois agents emportèrent Justine Torbie sans autre forme de procès. En à peine une minute, elle venait de disparaître du service.

En vérité, elle venait de disparaître du monde des vivants, et tout le monde en était conscient.

Son arrêt de mort avait été signé pour une faute professionnelle.

Les derniers mots de Samuël, dans le bureau de Bonnaire, lui martelaient le crâne comme la pire des choses qu'il aurait pu dire.

L'infaillibilité n'était plus une option.

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