Au Commencement : Le Nouveau Monde

Alors comme ça vous voulez savoir comment tout a commencé…

Comment le monde que nous connaissons est devenu celui qu’il est…

Vous avez bien fait de venir à moi pour poser cette question entourée de mystères.

Comment est née la Fondation ?

Je dois bien être l’un des seuls à m’en souvenir…

Tout a commencé la nuit du deux septembre mille-huit-cent-deux, alors qu’un étranger venu du Vieux Monde par navire commercial venait de débarquer sur la côte Est des États-Unis…


Alfie Griffith, dit « Le Pêcheur », était, comme la plupart des habitants du port de Kingsport, un marin expérimenté. Fort de plus de cinquante ans passé à naviguer sur les mers du globe, connues et inconnues, il avait été témoin de tempêtes monstrueuses, de naufrages désastreux et de batailles dantesques entre l’homme et l’océan, il avait vu des choses étranges rôder sous la surface des eaux profondes et entendu des choses encore plus étranges dans des ports mystérieux en territoires sauvages. Il avait vu de ses propres yeux les côtes brûlées par le soleil de l’Afrique, les méandres des fleuves d’Indochine, les îles mystérieuses du Pacifique Sud et les montagnes glacées de l’Arctique.

Pourtant, il avait rarement vu une tempête de cette ampleur.

La pluie tombait en véritable averse, claquant sur les pavés du port comme des pierres lancées avec force. Il pleuvait une eau sombre, presque noire, qui obscurcissait tout, ce qui n’arrangeait pas la visibilité déjà bien entamée par la nuit d’automne qui était tombée quelques minutes plus tôt sur la crique dans laquelle était installée le village.

Le vent, puissant comme le souffle d’Éole, s’engouffrait anormalement dans l’ouverture du port naturel, pourtant encadré de hautes collines rocheuses couvertes de hauts pins sauvages.
Et la houle n’était pas en reste : l’eau de la crique gonflait et dégonflait à un rythme effréné, créant et défaisant de larges dépressions secouant de toutes parts les navires amarrés dans le port. Au loin, par l’ouverture dans la crique, on pouvait apercevoir les vagues monstrueuses, probablement de quatre ou cinq mètres de haut, qui s’écrasaient avec violence et fracas contre les digues rocheuses naturelles.

Le Pêcheur se dit que ce genre de tempête n’était pas naturelle, et que ce genre de tempête était un très mauvais présage et annonçait des choses terribles à venir.

La belle frégate de commerce qui avait jeté l’ancre dans la crique quelques dizaines de minutes plus tôt, à la peinture toute neuve, aux voiles blanches et aux ferrures polies, était sauvagement ballotée par la mer en colère. Son pavillon, aux couleurs de la France napoléonienne, claquant furieusement dans le vent.

La barque, qui avait été mise à l’eau il y a peu par l’équipage de la frégate, vint bientôt heurter le bois vermoulu de l’un des pontons hérissant le front de mer de la crique. Un de ses occupants, un homme vêtu d’un long manteau et d’un chapeau à large bord et portant une petite cantine, se leva et prit pied sur les planches branlantes de la construction visiblement ancienne.

Le Pêcheur sut directement qu’il était son client.

Quittant l’abri sec des halles du port, désertes à cette heure, dans lesquelles il s’était réfugié, il se précipita à la rencontre de l’étranger. Le bruit de la pluie et de la houle étant assourdissants, il fit comprendre par geste à l’homme de le suivre.

Mi- marchant par longues foulées, mi- courant, les deux personnages remontèrent les ruelles obscures et à moitié inondées du port. Au bout d’un moment, ils finirent par atteindre la lisière de la forêt de pins marquant le début des forêts escarpées constituant l’arrière-pays de la région. Quittant par là même la lumière bienveillante des rares lampadaires du port, Le Pêcheur se réfugiant un instant sous un pin touffu, le temps d’allumer la lanterne qu’il portait à sa ceinture à large boucle.

D’un signe de la tête, il indiqua à son client de le suivre. Il n’était pas du genre à gaspiller sa salive.

Les deux s’engagèrent alors sur un chemin escarpé, longeant la pente des collines en direction du Sud. Bien qu’ils traversèrent sur leur chemins des bois sauvages, entrecoupés de clairières sinistres plongées dans l’obscurité, cela ne sembla pas déranger plus que ça l’étranger, qui en tout cas ne jetait pas des regards furtifs et apeurés comme les autres vers la forêt. Il faut dire, que ce bois était particulièrement sinistre, et qu'il s’en dégageait une atmosphère de malveillance que même les habitants de long terme avaient du mal à ignorer.

Après presque une heure de marche sur des sentiers boueux, les deux personnages finirent par arriver dans une large clairière visiblement artificielle.

Celle-ci était délimitée par une haute grille ouvragée, toute en pointes et en volutes. Un œil attentif aurait pu y déceler d’étranges motifs récurrents, qui auraient pu rappeler de sinistres illustrations tirées de manuscrits des Âges Sombres.

En son centre se trouvait un grand et luxueux relais de chasse du plus pur style victorien, sa masse sombre, mouchetée de taches lumineuses jaunâtres se découpant sur l’obscurité bleutée de la forêt alentour. Il consistait en une large bâtisse à trois étages, massive et apparemment carrée, accolée de deux ailes de seulement deux étages. Sur la gauche en entrant, se trouvait la tache noire d’un petit pavillon non-éclairé. Une allée encadrée d’arbres morts menait à une haute porte ouvragée en chêne, dont la principale décoration était un large triangle équilatéral cerclé de fer. Là encore, un œil expert aurait pu y voir un symbole tout droit sorti d’une époque perdue.

De manière générale, le bâtiment contrastait à la fois avec le village portuaire situé en contrebas, qui paraissait pouilleux et délabré en comparaison, mais aussi avec ce que l’étranger savait de ce jeune pays qu’étaient les États-Unis. En effet, les relais de chasse étant un type de construction traditionnel aux vielles monarchies, on se serait attendu à en trouver dans les forêts de Bavière ou les Highlands écossais, par dans un port d’une république vieille de moins d’un siècle.

Le Pêcheur mena son client jusqu’au portail fermant la grille, où il le laissa, le saluant d’un signe de la main. L’étranger hésita un moment, puis tenta de pousser la grille, qui, n’étant pas fermée à clef, s’ouvrit sans difficulté.

Il avança le long de l’allée encadrée d’arbres morts, portant sa malle sur le dos, regardant droit devant lui.

Il arriva finalement sur le parvis de la bâtisse. Soulevant le lourd heurtoir, il frappa à trois reprises.

Quelques secondes plus tard, quelqu’un vint ouvrir la porte.

C’était un vieil homme de grand taille et de large gabarit, au visage d’abord méfiant, puis souriant. Il avait les cheveux blancs tirés en arrière, et une courte barbe de la même couleur, bien taillée. Il était vêtu d’une chemise et d’une redingote déboutonnée sur le haut, dont la couleur s’accordait magnifiquement avec son pantalon et ses chaussures.

" - Oh, vous voilà déjà ? Nous ne vous attendions pas si tôt. Entrez donc !

- Merci. Je dois vous avouer que je suis relativement trempé. "

L’étranger fut invité à pénétrer dans le hall du relais.

L’intérieur, décoré avec soin d’antiques peintures et de sculptures d’une finesse impressionnante, d’étagère couvertes des livres anciens et de bannières des vieilles maisons régnantes, et agréablement chauffé par un feu de cheminé ronflant dans un âtre proche.
L’hôte le mena dans une grande salle à manger, au centre de laquelle se trouvait une longue table en chêne robuste sur laquelle un couvert était dressé.

" - Asseyez-vous donc, le temps que ma femme vous prépare une petite collation.

- Bien volontiers. Cette marche m’a affamé.

- Installez-vous, je vais prévenir ma fille de votre arrivée. "

Il alla jusqu’en bas d’un escalier montant vers l’étage, dans la pièce attenante.

" - Mary ! Descends donc ! Le docteur est arrivé ! "

Par politesse, le docteur se leva pour accueillir la nouvelle venue.

Quelque instant plus tard, une jeune femme vêtue d’une robe de chambre descendit d’un pas gracile les escaliers. Elle avait de longs cheveux blonds, la peau pâle, et un regard absent. Elle accepta furtivement le baisemain du docteur.

" - Enchanté, dit-il.

- Enchantée. Docteur… ?

- Keter. Docteur Ludwig Wolfgang Keter. "

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