« Tu sens tout cet argent ?
— Oui. Ça pue.
— Pardon, tu ne trouves pas ça romantique ? Les décors dorés, les tables feutrées… La musique des sixties comme on aime !
— Malheureusement, je n’aime pas ce genre de musique.
— Quoi ?! Mais ce sont des classiques !
— Fermez-la vous deux ! Ou changez vos fréquences. Nom de Dieu, je suis déjà sur les nerfs, ne me compliquez pas la tâche… »
Le Golden Pony était l’une des pépites 18 carats de Las Vegas. La richesse du lieu s’étendait sur trois kilomètres carrés, répartie en hôtel de luxe, parc aquatique et bien sûr, un somptueux casino. Après l’entrée grandiose et les caissiers en costard, on trouvait rangée après rangée des tables de roulette, de blackjack, de poker, des machines à sous alignées sur la fine moquette aux couleurs chaudes, baignées dans une lumière jaune soleil. En plus des bars à tout bout de champ, un grand restaurant au design se rapprochant des diners des sixties permettait aux clients de débourser encore plus dans l’établissement. Et au milieu de toute cette richesse, le joyau de la couronne était une Ferrari Portofino aux couleurs du rouge à lèvres de la mannequin qui semblait constamment se frotter dessus. Mais la voiture était cadenassée par la règle d’or du Golden Pony : « Personne ne gagne la voiture. »
Cependant il y avait autre chose dans l’air, une atmosphère électrique colorée d’effluves d’or, de violet et de vert clair. Générée par tout le hasard, le jeu, la chance et la déception présents dans le casino, elle brouillait la réalité, mélangeait les cartes, accentuait les lancers de dés, faisait disparaître et réapparaître des jetons, et matérialisait parfois un crayon gris sur la moquette, sur laquelle un serveur glisserait, au grand plaisir des invités. Cette réalité altérée, cette ambiance électrisante planait sur toute la ville de Las Vegas, apparaissant dans les casinos et leur hasard naturel. Même s’il n’était pas sensible aux variations de la réalité comme d’autres, l’agent Éloi pouvait le sentir, cet air qui chatouillait ses sens.
Fondu dans la masse et écoutant attentivement comme le faisait l’agent Éloi, on pouvait capter des bribes de toutes les langues du monde. Mais Éloi cherchait du français. Plus précisément, Éloi cherchait un français. Lui et dix-huit autres agents dispersés dans la salle principale du casino cherchaient Lucky Luc.
L’agent Barnabé commandait cette petite escouade. Il se tenait à côté de la Ferrari, tâchant d’analyser les tables minutieusement. Mais il en avait déjà marre. Il connaissait très bien Lucky Luc. Et il le détestait.
Il toussota dans son micro : « Au rapport : vous le voyez ? »
Une chorale de « négatifs » chantonna sèchement dans son oreillette. Barnabé se massa les tempes. Chiant, chiant, chiant, grogna-t-il, avant de lever les yeux. « Et vous Bachelot ? Un visuel ? »
Au deuxième étage surplombant la salle, Sofie Bachelot observait la salle avec de petites lunettes, analysant table après table. « Négatif monsieur, mais on ne le trouvera jamais tant que les ancres ne sont pas activées. »
Les quartiers d’administration du Site-Aleph n’étaient que légèrement moins stériles par rapport à d’autres sections de l’établissement. Les couloirs peints d’un blanc sale étaient garnis de fontaines à eau, de plantes d'intérieur et de machines à café, seules tâches de couleurs bleu-vert-brun dans l’atmosphère fraîche des corridors. Pour trouver de la vie, il fallait entrer dans l’un des bureaux.
En passant une des portes coulissantes opaques, on pouvait observer une femme, sa blouse pliée sur sa chaise, penchée sur un document. Les armoires étaient occupées par les livres de psychologie, quelques tableaux ou dessins accompagnés d’une dédicace occupaient les murs, et le bureau lui-même était peuplé de photos de la même jeune femme à côté d’individus variés souriants, une femme faisant léviter de l’eau, un homme à la peau d’hématite, une jeune fille avec des algues en guise de cheveux et une langue fourchue…
On frappa à la porte. La docteur Jeanne releva les yeux du fichier de son patient le plus récent, un homme avec un œil de quartz. « Entrez. »
Un garde ouvrit la porte. Il fit trois pas dans la pièce et déposa nonchalamment un dossier sur le bureau : « Madame Carillon, votre présence est requise en salle d’interrogatoire 3-C. Vous avez peut-être un nouveau gars pour votre club de X-Men. » Jeanne n’avait pas eu le temps de se lever qu’il avait déjà disparu, en laissant la porte ouverte. Dommage, elle aurait aimé le frapper, ou au moins le réprimander. Elle prit ses affaires, verrouilla son bureau et rentra dans l’ascenseur.
En chemin vers la salle d’interrogation, Jeanne sortit le dossier et le parcourut. Elle s’arrêta au beau milieu du chemin, le garde marchant derrière elle se cogna dans son dos. Elle s’excusa rapidement, avant de se replonger dans le document. Elle lut à mi-voix en avançant : « Nom : Inconnu ; Prénom : Inconnu ; Âge : Inconnu ; Genre : Inconnu (« À première vue c’est un homme,» disait un message écrit au stylo rouge) ; Nationalité : Inconnue (« Parle français,» disait la note). » Le document entier était vide d'informations précises et tout en bas, un message écrit dans le même rouge : « Jeanne, il nous faut ton aide. »
Elle s’arrêta devant la salle 3-C, ajusta sa chemise, redressa ses badges, y compris celui du BSIA, et poussa la porte. Derrière se trouvait un docteur en blouse et deux gardes, mais surtout, trois ingénieurs entourant une grosse machine dont s’échappait un léger bourdonnement. Le docteur se précipita vers Jeanne, qui dévisageait l’engin : un cylindre posé sur quatre pieds épais, dont l’extrémité supérieure avait l’apparence d’une parabole. Un petit panneau de contrôle très complexe était attaché au cylindre, qui émettait une lumière bleue claire à travers de larges fentes. En suivant le docteur, Jeanne dut enjamber une grosse poignée de câbles qui alimentaient… « Est-ce que, demanda Jeanne, est-ce que c’est une ancre de réalité Scran-
— Il nous la faut Jeanne, dit le docteur qui l’avait prise par la main, et même cette ancre énorme ne suffit pas à le maîtriser entièrement.
— Tu parles du…
— Du sujet oui, compléta le docteur. Il a déjà, hum, mis hors jeu deux autres de tes collègues. Nous espérons que tu pourras lui parler. On t’observera à travers les caméras. Au cas où. »
Jeanne saisit la poignée non sans inquiétude et entra dans la pièce, suivie par l’un des gardes.
De l’autre côté de la pièce stérile, un jeune homme était avachi sur sa chaise, les pieds sur la table. Il lui fit un petit sourire en coin. « Dites-moi, susurra-t-il d’une voix suave, vous êtes ravissante.
— Je… Oh ! » Jeanne observa le garde s’endormir d’un coup avant de s’écrouler contre la porte. Elle s’abaissa pour l’aider, avant d’être envahie par l'énorme flot d’émotions. Des vagues de désir la submergèrent, ses joues rougirent, et elle se tourna vers la seule personne consciente dans la pièce, qui lui adressa encore un sourire narquois. « Viens un peu t’asseoir sur mes genoux, ma jolie, roucoula-t-il. » Ses hormones ne voulant que ça, Jeanne contourna la table, roulant des hanches, regardant intensément cet homme qui envahissait ses pensées. Il s’écarta de la table, et elle s’assit à califourchon sur ses cuisses, en frottant son torse viril. Il lui saisit la taille de ses mains puissantes et la rapprocha de lui, avant de se crisper en serrant les dents.
Jeanne se secoua et se releva soudainement, confuse et gênée. La voix du docteur résonna d’un haut-parleur : « Tente encore un coup comme ça, et on met la réalité à fond. Ça serait intéressant de voir quel effet cela te fera.
— Vous n’auriez pas pu me prévenir qu’il avait des facultés mentales ?! s’écria Jeanne en resserrant sa chemise. C’est humiliant !
— Ce ne sont pas des facultés mentales, répondit le docteur, c’est autre chose que nous n’avons pas réussi à identifier. »
Jeanne se redressa, prenant l’air le plus digne possible avant d’aller vers la porte et d’en saisir la poignée. « - oquez la porte vite… grésilla le haut-parleur, Jeanne je t’en prie, nous avons besoin de toi.
— Non, je veux sortir ! grinça-t-elle en frappant contre la porte, vous n’avez qu’à trouver quelqu’un d’autre !
— Nous avons essayé avec d’autres ! Le premier docteur a entamé un rapport sexuel avec le sujet…
— Très plaisant ! interpella l’homme de l'autre côté de la pièce.
— Et le deuxième a tenté de le tuer, ce qui a mené à des résultats… comment dire…
— Très drôles !
— Bref, l’administration m’a recommandé de faire appel au BSIA. Je t’en conjure Jeanne, aide-nous. »
La psychologue soupira, avant d’aller s’asseoir pendant que le docteur la remerciait. « Bon, dit-elle en empoignant le stylo posé sur la table. » Elle s’interrompit quelques instants en observant la feuille de renseignements, puis se pencha sur la table, pour fixer son interlocuteur droit dans ses yeux farceurs : « Qu’est-ce que vous m’avez fait ? siffla-t-elle. »
L’agent Barnabé s’assit au bar, commanda un whisky, grommela en constatant le prix et se retourna sur sa chaise. De sa vue sur la salle de jeu, il pouvait voir quelques-uns des agents, installés aux tables, marchant entre les machines, l’un d’entre eux avait même réussi à ramasser un plateau et se faisait passer pour un serveur. Il les reconnaissait à leurs visages, et parfois à la petite radio qui dépassait un peu de leur pantalon.
Reconnaître Lucky Luc était facile : ils avaient quelques photos ni affreusement floues ni détruites dans de mystérieuses circonstances, qu’elles soient brûlées, déchirées ou mangées par des rats ; il fallait constamment les déplacer pour éviter cela. Mais trouver Lucky Luc… Il soupira avant d’avaler une autre gorgée de bourbon.
Ses capacités avaient moins d’effet pendant qu’il dormait. Ainsi, lentement, après quatre longs mois de travail acharné, à l’aide de bribes d’informations et de vagues rumeurs, Barnabé avait pu le traquer jusqu’ici, où il avait une chambre au nom du pseudonyme qu'il avait utilisé pendant tout son voyage. Dans son hôtel de luxe précédent, on avait retrouvé une brochure pour le Golden Pony. Parcourir les États-Unis était faisable, surtout pour Lucky Luc, mais quant à sa traversée de l’Atlantique, elle restait un mystère.
Barnabé changea de position en sirotant son verre. En marchant autour des tables, il épia plusieurs personnes en train de transporter des cartons au premier étage.
« J’ai de la chance. C’est tout. Les choses se déroulent toujours bien pour moi.
— C’est-à-dire ?
— Disons que je me fasse agresser. Si le type a un couteau, alors la lame se décrochera du manche, ce qui est toujours très drôle. S’il est à mains nues par contre, alors il aura soudainement des crampes partout. J’avoue que dans cette situation, ça me fait toujours un peu de peine de les voir se rouler par terre.
— Toujours ? demanda Jeanne. Ça vous arrive souvent ?
— Oui, je suis toujours bien habillé, sourit l’homme, donc les gens aiment me viser.
— Ça ne me semble pas de tout repos. D’ailleurs, depuis quand avez-vous autant de chance ?
— Cela va faire un bon bout de temps, ma jolie. »
Jeanne se détendit dans sa chaise. Elle avait peu dit, et en avait appris encore moins. Malheureusement pour la psychologue, cet individu débordait de confiance en lui ; naturellement, si tout allait tout le temps bien pour lui, alors il était invincible. Mais peut-être qu’elle pourrait percer son esprit.
« Vous avez un nom ? dit-elle. Comme ça je peux enfin écrire quelque chose sur ce papier.
— Je ne sais plus. »
Il se gratta brièvement la nuque.
— Vous avez oublié ? demanda-t-elle.
Il l’ignora : « Je fuis beaucoup de gens. Faut dire qu’avec ce- cette chance, j’ai fait pas mal de conneries.
— Quel genre de conneries ? dit Jeanne, craignant le pire. »
L’homme tapota la table du bout des doigts, pensif. Puis il dit : « Quand j’ai acquis cette chance, j’ai découvert ce nouveau côté du monde, toutes ces choses étranges et impossibles, et je me suis mis à en explorer chaque recoin, chaque facette. Au début c’était super, j’ai vécu des choses formidables dans cet autre monde magique. Plein de gens sympathiques, de lieux fascinants, d’expériences intéressantes. Et puis j’ai découvert un réseau de… de commerce je suppose ? Marshall Carter et Dark.
— Continuez, tiqua Jeanne.
— Je… héhé… Je leur ai piqué… pas mal de trucs.
— Ah, je vois. Et ?
— Depuis ils me pourchassent. Ça va faire bientôt quatre ans. Et je ne compte plus les fois où ils ont failli m’attraper.
— Peut-être que c’est pour ça que vous êtes ici.
— Pardon ? »
Jeanne, les mains croisées, coudes sur la table, le pointa du doigt : « Marshall Carter & Dark ont des alliés puissants. Votre chance a certainement voulu vous protéger. »
Il posa sa main sur son cœur, puis gratta sa chemise : « Peut-être, peut-être… Je m’appelle Lucas. Parce que les gens m’appellent Lucky Luke, rit-il.
— En tout cas, vous avez bien une allure de cowboy, Lucky Luc ! ricana Jeanne. »
Barnabé s’assit sur le dossier d’un des fauteuils rembourrés. Il était déjà passé trois fois devant ce fauteuil à l’allure très accueillante, alors il céda à ses tentations.
Les yeux sur les tables et sur les billes sautant dans les cylindres, l’agent alluma sa radio : « Équipes Ancres de Réalité Scranton de poche. Statut. »
Il n’entendit que les clic-clic-clic des roulettes et les flop-flop-flop des cartes pendant un moment, parfois accompagnés de cris de joie. Puis :
« Équipe Une : Ancre de poche assemblée, branchée et opérationnelle. En attente de vos ordres.
— Équipe Deux : idem. En attente.
— Bien. Patientez. »
Sous les cling-cling des machines à sous vomissant leurs pièces, il modifia la fréquence : « À tous les agents, préparez-vous à ouvrir grand les yeux, en espérant que deux Ancres de Poches suffisent à ne pas l’alerter. Équipes Ancres, préparez-vous à activer vos appareils, à trois. 1… 2… 3. »
L’atmosphère creva instantanément, déchirant le mince rideau de soie doré qui planait dans la salle. Barnabé dévisagea attentivement chaque individu dans la pièce, mais un appel l’interrompit.
« Oui ?! répondit-il avec peut-être un peu trop d’entrain.
— Vu, répondit sèchement l’agent Sofie. »
« Vous avez dit que vous pourriez me protéger ?
— Ce n’est pas le but principal de la Fondation, mais au BSIA on y croit. Mais vous devrez obéir à certaines règles. »
Lucas se gratta la tête. « Je ne sais pas trop, hésita-t-il, le gars qui- merde. » Et il se tut.
« Vous disiez ? insista Jeanne.
— Rien. Je ne disais rien. Merde, je ne sais pas ce qu’il m’arrive, d’habitude je n’ai aucun mal à…
— À garder le silence sur votre chance ? proposa Jeanne. Bien que j’aimerais qu’on me crédite pour mon travail en tant que psy, je pense plutôt que c’est la réalité artificielle qui affaiblit votre "truc".
— C’est probable. J’ai soif tiens. » Il se frotta les mains, puis sortit une bouteille de soda et un décapsuleur de sous la table. Jeanne sourit en entendant la stupéfaction des gardes derrière la porte. Luc en sortit une deuxième et lui en proposa. Ils burent en silence.
« Alors, demanda soudainement Jeanne, vous voulez me parler un peu plus ? Vous êtes probablement l’homme le plus chanceux du monde, mais j’ai l’impression que vous me cachez beaucoup de choses. »
« Où est-il, grommela Barnabé, où ?!
— De la voiture, on remonte une table, détailla Sofie, puis trois tables à droite. Autour d’un plateau de roulette. On ne peut pas le rater : les gens n’arrêtent pas de passer devant. »
Aussi discrètement qu’ils le pouvaient, les vingt agents se tournèrent vers l’endroit indiqué. Plusieurs personnes essayaient constamment de leur barrer la vue ou de les distraire, alors que la réalité se battait contre elle-même. Tout comme Barnabé se battait verbalement contre le serveur qui lui demandait ce qu’il voulait boire pour la troisième fois. Il reprit sa ronde et ouvrit sa radio : « Préparez vous tous à prendre position autour de lui. Bon. Docteur Carillon ? Vous voulez toujours essayer de lui parler ? »
De sa chaise à l’un des bars, Jeanne observa la table de son patient, en agrippant son petit badge de la BSIA. « Oui, déclara-t-elle d’un air confiant, je vais essayer de discuter avec Lucas.
— D’accord, répondit Barnabé, vous avez deux minutes. »
Jeanne traversa la pièce, évitant au mieux tous les gens qui tentaient de la repousser ou de la distraire. Elle contourna la table de roulette, forçant à travers les autres joueurs, avant de se planter derrière son patient. Elle lui tapota l’épaule : « Lucas ? » L’intéressé se releva brusquement et fit volte-face, au déplaisir de la femme qui le câlinait.
Barnabé reçut immédiatement un appel : « Monsieur, ici l’Équipe Deux Ancre de- et puis merde, notre ARS chauffe dangereusement ! Un peu plus et nous risquons de la perdre ! » L’agent ignora le deuxième message qui lui parvenait et fixa la table de roulette. « Mme Carillon, grogna-t-il, vous n’avez qu’une minute. »
« Mais comment-
— Lucky, c’est qui elle ? susurra l’autre femme.
— Laisse-nous… euh… je sais pas, "Samantha".
— Tu connais mon nom !? Mais tu dois être mon âme sœur !
— Quoi ? Non je- Ah, putain ! Dégage !
— Lucas, reprit Jeanne, l’un de nos arrangements était que tu ne quittes pas ta résidence assignée.
— Je sais, mais je, je voulais ma liberté.
— Pourquoi Luc ? Tu as signé un contrat je te rappelle.
— Parce que c’est ce que le gars m’a dit.
— Le… gars ?
— Mon sauveur. Celui qui a remplacé mon cœur bousillé par l’héroïne par cette chose qui me rend invulnérable. Il m’a dit de vivre ma vie comme je le voulais, que maintenant j’en étais capable.
— J’ai l’impression que cette personne ne t’a pas vraiment sauvé, Luc, pas plus qu’elle ne t’a maudit.
— Tu ne comprendrais pas.
— Luc. Tu es-
— Ah ! »
Luc se tordit sur lui-même, sous le regard inquiet de Jeanne et curieux des autres joueurs. La psychologue jeta un œil vers Barnabé. Ce dernier parlait à ses agents, visiblement confus. C’est pas nous, fit-il comprendre à Jeanne par mouvements de lèvres et de mains.
Luc haletait, secoué de frissons. Penché sur lui, Jeanne décida de ne pas attendre les ordres, elle décida elle-même de soulever Luc et de l’écarter de la foule.
Barnabé regarda la scène aux côtés de la voiture. Déboussolé, il demanda simplement à son unité de suivre leur cible jusqu’à ce qu’ils puissent l’appréhender tranquillement. Il soupira et termina son verre. Il n’avait pas remarqué le léger vrombissement qui provenait de l'Ancre cachée dans la Ferrari. Et bien sûr, il n'avait pas remarqué que la réalité avait repris une teinte plus naturelle.
Les agents suivirent leur objectif à pas mesurés. Devant eux, Jeanne avait repéré ses suiveurs et cherchait un endroit où abriter un Luc, toujours frissonnant, des regards, le temps qu’ils puissent le sortir en toute sécurité. Ils s’avançaient dans le couloir de l’hôtel, Jeanne essayant parfois une poignée, mais toutes étaient verrouillées. Tout à coup, une porte s’ouvrit devant elle, et une grosse femme avec des lunettes de soleil et un costard en sortit. Elle les observa curieusement.
« Est-ce que votre ami à besoin d’aide ? Demanda la femme d’une voix forte.
— Oui, mais il lui faut surtout de l’air. Est-ce qu’il y a une fenêtre dans cette chambre ?
— Yeah. Après vous. »
Jeanne entra dans la pièce. Elle choisit de déposer Luc sur le lit avant de se diriger vers la fenêtre. Elle regarda au travers. La pièce était au rez-de-chaussée, ce serait facile de le faire sortir par là. Mais tout d’abord il fallait faire sortir leur hôte.
« Merci de nous avoir aidé, mais-
— Tire les rideaux, et écarte-toi de cette fenêtre. »
Le gros pistolet dans son poing faisait preuve d’argument convaincant. Jeanne lui obéit, les yeux rivés sur le canon.
« Maintenant, assis-toi sur le fauteuil, dit la femme en se déplaçant plus près du lit, et de Luc, qui tremblotait encore. »
Jeanne s’exécuta. D’une main, leur geôlière sortit un cigare et le plaça entre ses lèvres. Elle remit la main dans sa poche, mais son téléphone sonna avant qu’elle ne puisse attraper son briquet.
« What ? Non, vous me débarrassez de tous les gars en smoking qui les suivaient. Ouiii, bien sûr que vous pouvez les tuer, imbécile. Non, montrez-leur la sortie comme de bons petits valets. Appelez les flics si ça marche pas, ils n’auront aucune excuse face aux poulets. Okay bye. »
Elle sortit son briquet avant de leur décrocher un sourire. Jeanne, les dents serrées, observait la fumée se refléter dans les épaisses lunettes noires, qui contrastaient fortement avec la dentition radieuse qu’elle lui affichait.
« Bienvenue chez moi ! On dirait que la chance me sourit aujourd’hui !
Elle posa la main sur Luc, qui ne bougeait plus à présent, au grand dam de Jeanne.
— Ma jolie, est-ce que tu n’as qu’une petite idée de ce que va me rapporter ce type quand je vais le rapporter à mes supérieurs ?!
Elle lui tapota l’épaule avant de se pencher sur lui. Luc releva légèrement la tête.
— Ils te détestent ! Tu les emmerde depuis des années ! Personnellement, juste à l’idée que tu les fasses chier, j’ai presque envie de te laisser partir. Mais avec cette prime, qui sait ce que je pourrais faire construire… J’aime bien l’idée d’une réinterprétation des Jardins Suspendus… Oh, ou d’un vrai ranch ! Avec absolument tout ce qu’il faut ! Et moi, Selma Freeman, serait la propriétaire du plus grand casino-écurie de tout Vegas ! C’est terriblement excitant ! »
Luc soupira, paniqué, mais au regard de Jeanne, c’était un soupir d’acceptation.
Selma éclata d’un grand rire, fort et nourri. C’est alors que Jeanne remarqua quelque chose dans ses yeux. Une lueur dorée, verte et violette, obscurcie par ses lunettes. La même lueur qu’on retrouvait dans la salle de jeu, dans le casino, dans tout Las Vegas. La même couleur que Luc.
« Vos yeux ! cria Jeanne, un peu hésitante. »
« Je vous fait confiance, affirma Luc. »
Devant Jeanne et les caméras, il déboutonna sa chemise. Sur son torse nu, au niveau de son cœur, de fines lignes se dessinaient à la manière d'une trappe. Luc pressa légèrement sur le motif. Il y eu un déclic sourd.
Une brillante lumière dorée, teintée de vert et de violet se vida de la cavité. Jeanne se cacha les yeux, avant de se couvrir les oreilles. Son regard était aspiré par le cœur de Luc. Un maelström de cette même lueur se mélangeant au grésillement assourdissant s'échappait de sa poitrine. Tout en plissant les yeux et en enfonçant ses mains dans sa tête, Jeanne cru distinguer une forme étrange dans le cœur de Luc. Une forme qui changeait constamment, qui noyait tout, aspirait tout, qui
Luc referma sa poitrine.
Instantanément, leur lueur s’éteignit. Selma porta la main à ses lunettes : « ce charlatan m’avait promis qu’elles seraient assez épaisses…
— Luc, ses yeux ont la couleur de ton cœur. De ta chance !
— Ta "chance" ? répéta Selma. Oh non. Oh non non non, non ! Mon pauvre bichon ! »
Ébahie, Jeanne regarda leur agresseuse délicatement relever Luc, tout aussi confus. Puis elle retira ses lunettes.
« Qu’est-ce qu’il t’a pris à toi ? »
Les deux yeux de Selma avaient été remplacés par de grosses ambres, et les joyaux avaient été ornés de belles et minutieuses finitions en bronze représentant les composants du globe oculaire. Ses yeux factices se déplaçaient exactement comme des vrais, en produisant de légers cliquetis habituellement assourdis par ses lunettes. Luc toussota faiblement : « Il m’a pris mon cœur. Il l’a remplacé par une machine qui manipule la réalité. Il m’a rendu invincible.
— J’espère que non, grogna Selma. »
Jeanne, qui se sentait très loin de cette conversation, observa Selma s’asseoir sur le lit. Cette dernière toucha son ambre droite : « Ces choses me permettent de voir tout ce qui m’apportera un avantage dans mon travail, mes relations, ma vie. Je pensais, mes supérieurs pensaient, que tu n’étais qu’un piètre thaumaturge qui abusait d’un sort de chance très performant pour nous rouler.
Elle se pinça le nez, son cigare entre les doigts.
— Je ne me doutais pas une seconde que… elle continua. Merde. »
— Est-ce que vous savez pourquoi il nous a fait ça ? demanda Luc, qui regagnait progressivement ses forces.
— Non. »
Luc se redressa sur le lit. Puis il se tourna vers Selma et demanda tristement : « qu’est-ce qui vous est arrivé ? Pour que vous ayez obtenu vos yeux ? »
Selma le regarda avec ces yeux, oranges et dorés. Elle a parfaitement compris, se dit Jeanne. La femme au regard d’ambre se frotta la nuque.
« J’avais perdu mon entreprise, c’était il y a une vingtaine d’années, je ne me souviens plus vraiment. J’y avais mis toute mon âme, tout mon cœur. Mais je l’ai perdue. Je ne sais plus comment.
Ses yeux tremblèrent. Elle continua.
— Mais j’étais prête à partir. À en finir. Mais il m’a sauv… recueilli. Il m’a arraché les yeux et les a remplacé par ses choses. À mon retour, je me suis trouvé allongée dans un buisson au pied de l’immeuble où je travaillais. Il faisait nuit. Alors avec pour seul guide la lumière de mes yeux, je suis arrivé dans un bâtiment, une société exportatrice de Marshall Carter & Dark. Et maintenant je suis ici. »
Le trio garda le silence pendant un instant, en laissant la musique distante prendre la place.
« Vous. »
Jeanne sursauta.
« Vous êtes avec qui ? élabora Selma. SCP ? CMO ?..
— Je suis… Je ne peux pas le dire.
— Je m’en doutais. Vous avez certainement un micro sur vous ou des gars qui nous écoutent. Je ne m’en sortirais pas. J’aurais préféré savoir si j’allais me faire enfermer ou exécuter… Je préférerais que Marshall etc. ne se mette pas à vous persécuter. Je suis un "atout important" selon eux.
— En fait, rectifia Jeanne en retournant son badge du BSIA dans sa poche, si vous avez bien réussi à rester cachée tout ce temps… Et si en plus on peut éviter d'embêter MC&D… J’ai une autre idée. »