Ceci est une retranscription d'un enregistrement retrouvé sur le dictaphone de Cassandra Briant, ancienne archiviste employée au Site-Kybian. L'enregistrement fut retrouvé lors de son appréhension, et fut achevé 23 secondes avant l'arrivée de la Force d'Intervention chargée de maîtriser la coupable et la placer sous détention pour interrogatoire. Après avoir été questionnée sur ses motivations, Briant fut rétrogadée en Classe-D sous le matricule D-6610, et mourut lors de sa première participation à une expérience en refusant d'obtempérer.
Bonjour.
Tu n’étais pas censé consulter cette lettre par le biais de ma voix, mais je m’en vois contrainte. En rétrospective, il est très naïf de ma part d’avoir pensé que j’aurai réussi à te la faire parvenir.
Vois-tu, mon cher, je suis comme tant d’autres : une inconnue. Une inconnue qui, de surcroît, ne vient même pas de ton monde. Mais voilà ; j’ai un métier, et ce métier, aussi lointain de ton intérêt et abscons aux concepts auxquels tu es habitué, consiste à tenir compte de ce que mes employeurs savent sur ton monde, dans un multiplexe rempli de boîtes, elles-mêmes remplies de curiosités, qui pour toi ne seraient qu'objets mondains et d'utilité publique, là où ma direction s'affaire désespérément à dissimuler ce qui n'a pour faute que d'exister sans respecter des modèles erronés et archaïques.
Me voilà donc à répertorier, classer, corriger des milliers de dossiers, un océan d’information dont le fond reste à jamais inatteignable, à finir par mieux connaître ta contrée que les spécialistes les plus obtus et pointus sur ce sujet. À force, je suis devenue une machine à analyser le plus possible les pages qui me sont présentées, pages que je tourne à une vitesse inégalée.
Cela fait bien longtemps que mon attention n’était plus attirée que par les erreurs présentes dans mes dossiers. C’est peut-être en toi que je vis l’occasion de moi-même faire une faute. Une simple description, un portrait robot et même une photo à l’origine obscure, et je tombai amoureuse. Un coup de foudre par une simple description, tout droit sorti du royaume le plus céleste.
Dès lors, j'ai rêvé de toi : un sauveur perçant les nuages, arrivant dans un aéronef bruyant et tremblant, me tendant la main pour m'emmener dans un paysage éthéré, où l'essence la plus pure serait mon abnégation à éternellement côtoyer ce pays de cocagne, avec toi comme seul monarque légitime des deux mondes ; l'extrême candeur de mes brillants yeux observant ton âme à travers le prisme d'une passion véritable.
Ô, trésor, pourquoi a-t-il fallu que la mort nous sépare avant même notre naissance ? Quelle cynique décision le destin a-t-il prise, pour qu'entre nous ne se trouve que du vide, que seuls des individus maussades et obéissants puissent ouvrir des portes entre nos vies ? Que faire lorsqu'on a les réponses à toutes les questions à l'origine de notre détresse, et que l'on est condamné à souffrir, même dans la connaissance la plus absolue ?
Voilà ce que l’amour fait, mon cher : il rend assoiffé de l’autre. Quand il est là, on le veut, quand il est absent, on veut le rejoindre, quand c’est impossible, on essaie d’en savoir encore et toujours plus sur lui, quand on sait déjà tout, on fait tout ce qui ne l'a pas déjà été. Je me retrouvai d'abord dans la deuxième option, celle qui m’a poussée à chercher, partout, dans les archives qui m’étaient entièrement inconnues, aussi bien que dans les registres que je pouvais réciter à la perfection : savoir, puis connaître, puis aimer, et enfin, je fus contrainte d'adopter la troisième solution.
En effet, le mal dont je souffre m’a aveuglée. En portant les œillères de mes sentiments, j’ai oublié de lever les yeux. J’ai déifié un inconnu, et j’ai cru que parce que je l’avais adoré, je pouvais me croire aussi invincible qu’un être supérieur.
Mon amour, quand je vois le ciel, je veux m’envoler. Quand je ferme les yeux, je me brûle les ailes. J’ai souhaité t’approcher, mais c’est finalement tout le superflu qui t’entourait qui me mena à ma perte.
J’ai vu les véhicules s’approcher il y a quelques minutes déjà. J’entends les bottes rompre le pas sur mon plancher. Ils ne s’efforcent nullement d’être discrets, ils savent pertinemment que je n’ai aucune résistance à leur opposer.
Que je te retrouve au ciel, mon ange, mon univers, mon isléen, que ces flèches étouffantes et ce soleil aux rayons hexadécimaux ne nous séparent plus jamais.
Adieu.