Atteindre la perfection

"Les hommes ne sont pas nés du caprice ou de la volonté des dieux, au contraire, les dieux doivent leur existence à la croyance des hommes. Que cette foi s'éteigne et les dieux meurent."

- Jean Ray


Il faisait froid. À vrai dire, la température était basse toute l’année dans cet endroit. Un endroit sans âme, aux pierres distantes et au plafond voûté par le poids de l’âge. L’odeur était âcre, une odeur empreinte de mélancolie et de mort. Même les flammes des bougies ne parvenaient pas à réchauffer cet endroit. Michael s’agita, mal à l’aise. Son fessier lui faisait mal, les bancs n’étaient pas confortables, ni accueillants à l’image du reste de ce lieu.

Sa voix s’éleva dans les airs, aérienne, pleine de ferveur. Son public l’écoutait avec attention et respect. Il inspira un grand coup, s’imprégnant de l’odeur si familière de l’encens. Ils étaient venus nombreux ce jour-là, prêts à croire, prêts à le croire et à Le croire. Les flammes des cierges dansaient et brillaient. Autant de prières, autant de souhaits formulés auprès du Seigneur. James priait chaque jour pour que ces vœux se réalisent enfin. Le bois de la chaire grinça sous ses pieds. Elle avait toujours grincé. Petit, il jouait avec son frère dans cet endroit, ignorant encore tout de sa vocation sacrée.
Son frère… Il croisa son regard tourmenté parmi la foule. Il était venu. James lui sourit chaleureusement.

Michael vit le sourire figé de son frère et soupira de dédain. Il s’emmitoufla dans son manteau et attendit la fin de l’interminable prêche du Père James. Il aurait dû venir plus tard mais il avait eu peur de le rater et à vrai dire, il n’avait pas trop fait attention à l’heure…

Le prêche terminé, tous se signèrent hormis Michael qui resta stoïque. Au bout d’une vingtaine de minutes, tous étaient repartis, un sourire aux lèvres. Il les regarda avec dédain. Tous des moutons. Cependant, il reconnaissait le talent de son frère pour le maniement des mots. Un talent que Michael partageait et qu'il utilisait, lui, à bon escient. Un talent qui vaudrait bientôt des ennuis à James. Et c’était pour cela que Michael était là. Car James était peut-être un imbécile dangereux qui manipulait les esprits faibles. Mais c’était aussi son frère et la seule famille qui lui restait.

James descendit de la chaire tandis que Michael se levait difficilement du banc qui avait malmené son fessier pendant des dizaines de minutes.

Ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau mais étaient, pourtant, très différents. Tous deux très grands, imposants même et avaient les mêmes yeux verts pailletés d’or. Cependant, James arborait toujours un sourire chaleureux qui, ajouté à sa soutane et ses yeux pétillants, le rendait de suite sympathique. Michael cultivait quant à lui une aura de puissance et d’intimidation. Cheveux poivre-et-sel plaqués en arrière, visage sévère, costume trois pièces impeccable, il avait tout l’air d’un chef d’entreprise dans la force de l’âge.

La voix de James résonna dans l’église :

« Bienvenue mon frère !
- Un frère parmi tant d’autres, à ce que je vois, ironisa Michael. »

James le regarda avec beaucoup de pitié. Michael le remarqua et se renfrogna :

« Si je suis ici, ce n’est pas pour que tu tentes à nouveau de me convertir. »

Il regarda l’autel orné d’un immense crucifix qui trônait derrière son frère avec dégoût puis continua :

« Tu sais bien ce que je pense de tout ça.
- Je ne désespère pas de te faire entendre raison un jour, mon frère. Et même si je respecte ta non-croyance, sache que ma maison… »

Il désigna les murs froids de l’église puis continua :

« Ma maison sera toujours là pour t’accueillir.
- Trêve de bavardages. Si j’étais venu pour m’abrutir, je serais déjà à tes pieds en train de te demander pardon, rétorqua sèchement Michael.
- Alors, que veux-tu ? Cela fait si longtemps que je ne t’ai pas vu… Tu es la seule famille qu’il me reste…
- Tu t’es trouvé un père, non ? »

James voyait bien que son frère ne parvenait pas à lui dire ce pour quoi il était venu jusque dans cet endroit qu’il haïssait tant. Il détournait sans cesse la conversation, repoussant le moment où il devrait aborder le sujet qui le tourmentait tant. Le prêtre ne prêta pas attention à la remarque acerbe et demanda à nouveau :

« Que me veux-tu ? »

Michael détourna le regard, hésitant. James vit bien qu’il avait face à lui un homme en plein dilemme moral. Il s’approcha de lui et le tint par les épaules :

« Mic’… Tu peux tout me dire. Je ne te jugerai pas.
- Ce n’est pas ton jugement qui me fait peur, James… »

Sa voix était faible, tremblotante. D’ordinaire, Michael avait toujours une voix assurée et forte. James s’inquiéta vivement :

« Depuis quand as-tu peur d’un quelconque jugement, Mic’ ? Ce n’était pas toi qui disais que nous étions le seul juge de nos actes ? Que nous devions faire ce qui nous paraissait juste sans se préoccuper d’un dieu ? »

Les paroles de James eurent l’effet escompté sur Michael. Ce dernier se calma peu à peu puis osa enfin regarder son frère dans les yeux :

« James… J’ai fait quelque chose d’horrible…
- Quoi donc ?
- J’ai… »

Michael hésita une dernière fois puis, après avoir pris une grande inspiration, déballa d’une traite ce qui le torturait :

« J’ai rencontré des gens. Une organisation. Pas une secte, James… Non… L’exact opposé, une non-secte. Ils sont nombreux et assez bien organisés. Cette organisation lutte pour l’athéisme. Grâce à mes talents d’orateur, je suis vite devenu un haut-gradé de l’un de leurs groupes. Je suis chargé de répandre les idéaux cartésiens et scientistes et je dois aussi contrer les grands prêcheurs qui abrutissent les masses. Et je t’ai… Je t’ai dénoncé. Tu abrutis cette ville, James. Elle est sous ton emprise et sous celle de cette croyance absurde. Ils t’ont surveillé et ils en ont conclu que tu étais un danger pour le monde. »

Le visage de James se décomposait au fur et à mesure. Il contint l’envie pressante de s’éloigner de son frère qui le dévisageait d’un air sombre et se rapprocha même de lui :

« Mon frère…
- James… Ils vont venir pour toi, pour ta paroisse, ton église. Je ne sais pas quand, je n’ai pas eu accès à cette information. Je… Je ne suis pas censé être là, je ne suis pas censé te prévenir mais comme tu l’as dit, tu es ma seule famille. Et même si je ne crois pas en Dieu, je crois en la famille. Il faut qu’on te mette à l’abri, quelque part. Vite ! »

Son ton était pressant. Michael n’attendit pas une quelconque réaction de la part de son frère, il le saisit par la manche et l’entraîna vers la sortie arrière de l’église, près du presbytère.


« L’équipe est prête ?
- Oui.
- Alors allez-y, nettoyez-moi ça. »


James suivait son frère sans trop pouvoir réfléchir, abasourdi par ce qu’il venait d’apprendre. Ce fut lorsque la porte se referma que celle de l’entrée principale vola en éclats qu'il se réveilla de sa torpeur. La déflagration fit trembler les murs et éteignit plusieurs cierges. Trois hommes armés entrèrent mais ne trouvèrent personne. Ils se dirigèrent de suite vers l’arrière et ouvrirent la porte à la volée.

James et Michael couraient à en perdre haleine, les trois hommes à leur trousse. Mais si James savait courir sur de longues distances, Michael se savait condamné. L’asthme le prit à la gorge, l’empêchant de respirer. Il fut vite pris d’un point de côté. James le vit et aida son frère à courir :

« Il nous faut un endroit où nous cacher.
- Ma voiture est dans le parking d’un immeuble abandonné, tu sais, celui dans lequel on jouait quand on était gosses… »

Sa voix mourut, il était à bout de souffle. James voulut le saisir par l’un de ses bras mais Michael le repoussa :

« Va-t-en. Je vais les occuper…. DÉGAGE ! »


« La cible s’est envolée, mais nous avons un traître.
- Qui ?
- Son frère. »


Les rires s’élevaient du bar. Des jeunes femmes aux formes voluptueuses aguichaient les clients tandis que le barman servait shot sur shot à des joueurs de poker. De la fumée s’échappait de salles obscures et rien que le fait de les sentir pouvait assommer une personne peu habituée à ce genre d’endroit.

James se faufila parmi les jeunes femmes qui tentaient vainement d’attirer ses faveurs. S’il avait eu une quelconque attirance pour le sexe opposé, il ne serait jamais devenu prêtre. Mais cela, les prostituées ne pouvaient pas le savoir. En effet, James avait beaucoup changé depuis l’enlèvement de son frère. Il portait un long manteau noir qui lui donnait un air discret mais aussi sinistre. Ses cheveux, devenus presque blancs, tombaient devant ses yeux, n’ayant pas été coupés depuis des mois. Son visage ne souriait plus. Il n’avait plus du tout l’air d’un prêtre… Ce qu’il n’était plus de toute manière.

Ce quartier, il le connaissait bien. Avant que SAPHIR n’entre dans sa vie, il avait eu à cœur de rendre cet endroit meilleur, d’éloigner les civils de la tentation. Dorénavant, il ne s’en préoccupait plus, seul comptait ce qu’il devait faire maintenant.

SAPHIR. Ainsi s’appelait l’organisation qui lui avait volé la vie de son frère ainsi que la sienne. Après s’être enfui de la ville, les larmes aux yeux et le cœur lourd, il s’était caché dans la ville voisine, Philadelphie. Il n’avait plus entendu parler de son frère, ni de cette organisation. Il avait survécu pendant sept mois, enchaînant les petits boulots, effaçant le mieux qu’il pouvait ses traces, la boule au ventre. Il n’avait plus aucune nouvelle de son frère, il pleurait en silence sur sa mort plus que probable chaque soir. Il ne parvenait plus à prier, une boule amère s’était formée dans sa gorge, détruisant à petits feux sa foi. Et puis, un jour, cette organisation l’avait retrouvé. Il n’avait pas été assez prudent. L’un de leurs membres était posté devant son appartement. James s’était préparé à mourir et à rejoindre son frère mais il n’en fut rien. L’homme était venu à lui, lui avait dit qu’il l’avait observé, qu’il avait vu que sa foi déclinait et lui avait demandé poliment mais avec fermeté de le suivre sans faire d’histoire. Il le conduisit dans un de leurs repaires. Ce fut alors qu’on lui fit un marché : il retrouverait son frère s’il faisait quelque chose pour SAPHIR.

Au départ, il n’avait pas très bien compris pourquoi l’organisation avait besoin de son aide. Ce fut lorsqu’on lui donna la localisation du lieu ainsi que la personne qu’il devait contacter qu’il comprit.

Il traversa le bar et ouvrit la porte arrière. Là, un escalier descendait dans les profondeurs. Il arriva dans une cave au plafond bas, mal éclairé par une lampe qui clignotait par intermittence. C’était juste un repaire de drogués. James chercha quelqu’un du regard. Il vit alors une touffe de cheveux rousse. Il se dirigea vers lui et le secoua sans ménagement :

« Martin ? Secoue-toi !
- Mmmmmmmmh… »

James le retourna pour voir son visage à moitié endormi. Ses pupilles dilatées ainsi que ses cernes et sa pâleur maladive firent tout de suite comprendre à James que Martin était shooté. Ce dernier repoussa James de ses faibles bras, encore dans les vapes :

« Mais qui êtes-vous, putain ?
- Martin… C’est moi, James.
- Père James ? J’vous croyais crevé dans un coin. »

Martin ouvrit un peu plus les yeux pour dévisager James. Son visage encore juvénile se fendit d’un sourire amer :

« Z’avez bien changé depuis la dernière fois, mon père. D’puis vot’absence, j’ai r’plongé, comme vous pouvez l’voir.
- J’en suis navré, mon fils.
- Pas grav’. Pas comm’ si quelqu’un s’en souciait. Au moins, j’ai d’la bonne came, de quoi oublier… ça. »

Il désigna la cave, remplie de jeunes complètement défoncés. L’endroit sentait la drogue, la pisse et le vomi. James s’en voulut terriblement d’avoir abandonné ces personnes mais il y avait plus urgent :

« Martin, faut te secouer. J’ai besoin de toi.
- C’marrant, je pensais pas que z’aviez trois yeux, père James, délira Martin.
- Martin ! »

James fit alors une chose qu’il n’avait jamais faite. Il usa de violence.

Martin fut interloqué quand sa joue commença à brûler suite à la gifle :

« Mais z’êtes un grand malade !
- Bouge-toi le cul, nom de Dieu ! J’ai besoin de toi ! Tu veux un sens à ta vie ? Bah je vais t’en donner un, viens sauver mon frère !
- Bordel de m-… »

Il n’eut pas le temps de finir son juron qu’un spasme le secoua. James recula assez vite pour ne pas recevoir le flot de vomi sur ses chaussures. Après avoir terminé, Martin se redressa puis regarda James :

« Tu veux quoi ?
- Je veux ton livreur.
- Toi aussi, tu veux te shooter et oublier que Dieu nous a abandon-
- La ferme, Martin ! »

Son cri retentit dans la cave, vite suivi de quelques jurons étouffés. Des jeunes se réveillèrent puis se rendormirent. James regarda Martin sévèrement. Ce dernier, après avoir jeté un coup d’oeil à sa seringue qui était désormais vide, leva les mains en signe de reddition :

« Ok, papa, vais te donner mon adresse. Mais tu la files à personne, ok ? »

James promit. De toute manière, ce n’était pas le livreur qui l’intéressait mais le producteur. Non sans grande surprise, il reconnut le nom du livreur et se décida à aller lui rendre une petite visite.


« Il en est où ?
- Il a trouvé son homme. Il va rendre visite au livreur, nous aurons bientôt notre homme ainsi que la Sonde. »


Benjamin Weston ne comprit pas ce qui lui arrivait. Au départ, il discutait tranquillement avec le prêtre qu'il connaissait depuis qu'il était gosse, puis la seconde suivante, il s’était retrouvé le nez en sang, à terre, écrasé par le poids d’un père James déterminé :

« Tu vas me dire qui produit. Tout de suite !
- Je vous le dirai pas. Ils vont me tuer si je le dis.
- Tu leur diras qu’un gros client veut faire affaire avec eux. Mais j’ai besoin d’un nom.
- Même pas en rêve… »

Il déglutit lorsque James prit le couteau à beurre qui était posé sur la petite table basse à côté d’une tasse de café et d’une bouteille de bière. Benjamin regretta immédiatement sa manie de décapsuler sa bouteille avec un couteau lorsque ce dernier finit dans sa narine. James l’enfonça, arrachant un cri de douleur à Benjamin qui s’empressa de rajouter :

« … Avec tout le respect que je vous dois, Père James.
- Je ne partirai pas d’ici sans avoir un nom. La vie d’un innocent est en jeu. »

Il l’enfonça encore un peu plus. Benjamin suffoqua. James le regardait avec détermination et froideur. Toute gentillesse l’avait quittée. Il l’ignorait mais il ressemblait de plus en plus à son frère.

« On dit que cette drogue nous permet de voyager à travers l’inconscient collectif. Un esprit faible peut vite partir en fumée avec mais quelqu’un d’entraîné peut voyager très loin avec ça. Le client que je représente veut voir le producteur.
- Vous savez pas dans quoi vous mettez les pieds. Le Collectif n’aime pas quand on lui cherche des emmerdaaaaaaaaaaaaaah. »

Un peu de sang coula de sa narine. Benjamin avait les larmes aux yeux. James s’arrêta de suite :

« Tu fais partie du Collectif ? Demanda-t-il.
- Ouais. Depuis quelques mois. Je vends du rêve, comme ils disent, répondit Benjamin d’une faible voix.
- Conduis-moi à la famille Brooks, si tu sais de quoi je parle.
- Mais putain, ils vont me tuer si… »

Il hurla à nouveau quand le couteau s’enfonça dans l’autre narine. James cria :

« Si tu sais qui ils sont et où ils sont, dis-le moi, merde ! Ou je te jure que je vais te découper en morceaux !


« Je ne suis pas sûr qu’il soit à la hauteur de la tâche. Nous aurions dû envoyer nos hommes.
- Ils sont moins déterminés que lui. Laissez faire, il va réussir.
- Si nous ne parvenons pas à récupérer la Sonde, vous savez que je ne vais pas apprécier.
- Ne vous inquiétez pas, il va réussir. »


Benjamin marchait en silence, James près de lui.

« Nous y sommes presque ? S’impatienta l’ancien prêtre.
- Ouais, presque. C’est la grande baraque là-bas. »

Le membre du Collectif Oneiroi pointa une maison faite de pierres blanches du doigt. La nuit était tombée mais la lune était haute, James put voir que la famille Brooks avait tout l’air d’une famille riche.
Ils étaient dans une banlieue aisée de Philadelphie. James savait qu’on le surveillait, il ne devait pas rater son coup.

Martin traversa la rue et alla sonner. Une voix grésillante sortit d’un interphone :

« Qui sonne ?
- Pardonnez-moi cette irruption plus que tardive mais j’ai un futur gros client qui veut vous voir.
- Ah oui, tu m’avais prévenu, Benjamin. Attends dans le salon, le temps que j’émerge.
- Bien, m’sieur. »

La grille s’ouvrit. Benjamin s’y engouffra, vite suivi par un James impatient.

La maison paraissait peut-être chic de l’extérieur, mais l’intérieur était meublé de manière très sommaire, à vrai dire, il n’y avait presque rien. Leurs pas résonnaient dans les pièces vides tandis qu'ils se dirigeaient vers le salon. Benjamin lui expliqua :

« La famille passe toute sa vie à dormir. Ils s’en fichent de devoir meubler la réalité matérielle qui est, pour eux, ben moins intéressante que la réalité onirique.
- Ils ont peut-être raison… »

Benjamin regarda James avec étonnement :

« Ce n’est pas ce que dirait un prêtre.
- Tu sais bien que je ne le suis plus, Benjamin, avoua-il d’un ton sombre. »

Benjamin effleura le pansement qui recouvrait le haut de son nez. Il avait encore un peu mal. Cela faisait deux jours que James l’avait agressé et Benjamin ne cherchait pas à lui rendre la pareille. Lui aussi aurait été prêt à tout pour sauver sa famille.

Après une demi-heure d’attente, le maître de maison entra dans le salon, meublé uniquement de quatre chaises. Il était en robe de chambre, mal coiffé et mal rasé. James se leva et lui serra la main :

« Enchanté monsieur Brooks. Je suis James, je représente un client très intéressé par votre… produit.
- Enchanté, James. Je serai ravi de faire affaire avec vous. »

Il était presque deux heures du matin mais cela importait peu pour monsieur Brooks pour qui la notion du temps était plus que désuète. Sa voix sans âge résonna à nouveau :

« Bien. J’ignore quel jour nous sommes, mais ça m’est égal. Tout ce dont j’ai besoin c’est d’une quantité et d’un prix.
- Vous vendez du rêve, c’est bien ça ?
- Oui. Nous permettons aux personnes comme vous et moi de parcourir le monde des rêves en tout temps et pour une durée souhaitée. Comme le temps s’écoule différemment là-bas, nous pouvons y passer plusieurs éternités avant de retrouver nos corps.
- Retrouver nos corps ? Demanda James.
- Oui, notre esprit part ailleurs… Si vous voulez, nous nous dissocions de nos corps pour dériver dans le monde onirique. C’est sans danger, promit monsieur Brooks. »

Sans danger… James repensa à Martin ainsi qu’à ses compagnons d’infortune. Son visage se rembrunit. Benjamin le vit et s’agita sur sa chaise, mal à l’aise. Des deux hommes à côté de lui, il ignorait lequel pouvait être le plus dangereux.
James se leva pour faire les cents pas, faisant mine de réfléchir, puis s’arrêta devant le seul autre meuble de la pièce : un miroir. Il y vit son reflet et cela lui fit peur. Il ressemblait tellement à son frère dorénavant… Il hésita quelques secondes puis se reprit. Il avait une mission à remplir. Tout en contemplant le miroir, il demanda à son hôte :

« Et vous avez d’autres choses intéressantes à vendre à mon client ? »

Monsieur Brooks se leva pour se retrouver lui-aussi dans le reflet du miroir, à quelques mètres à peine de James. Benjamin, quant à lui, n’osait pas bouger.

« Non, rien. Rien d’intéressant pour un non-initié, informa monsieur Brooks.
- Et si mon client avait la ferme intention d’acquérir l’un de vos biens dont il a eu vent ?
- Lequel ? Demanda son hôte, inquiet.
- Une sonde. »

Benjamin retint son souffle lorsqu’il vit les poings de monsieur Brooks se serrer. James le vit aussi mais garda son calme. Il continua à lui parler dans le reflet du miroir :

« Mon client est prêt à y mettre le prix.
- Il en est hors de question. Cet objet est dangereux entre de mauvaises mains.
- Aussi dangereux que votre drogue ? Dois-je vous parler de ces jeunes en pleine overdose qui ne savent plus faire la différence entre le rêve et la réalité ?
- Un effet secondaire mais…
- Je veux la Sonde, monsieur Brooks. Et je ne partirai pas sans elle.
- Alors vous ne sortirez pas de cette maison, conclut froidement monsieur Brooks. »

Benjamin se fit tout petit sur sa chaise tandis que monsieur Brooks se ruait vers James qui l’esquiva. Profitant de l’élan de son agresseur, James le poussa vers le miroir qui se brisa en mille morceaux. Le sang coula à flots. Sonné et bientôt mort, monsieur Brooks s’enferma dans son inconscient et prévint sa femme. Bientôt, toute la famille se réveilla. Benjamin jura.

James savait que monsieur Brooks allait mourir. Il avait tué un homme. Quelque chose se brisa définitivement en lui cette nuit-là. Une barrière avait cédé et derrière se trouvait une chose terrible.

L’ancien prêtre fit le tour du rez-de-chaussée sans rien trouver tandis que la famille descendait. La femme Brooks, arrivée en bas, se rua vers son époux dont le corps était désormais sans vie.

Dans la cuisine, James soupira puis se saisit d’un couteau. Il ne pensait plus à Dieu, à son Jugement. Il ne pensait plus qu’à une seule chose : retrouver la Sonde pour sauver son frère.

Le fils Brooks, âgé d’une vingtaine d’années, fit irruption derrière lui. James se retourna, armé du couteau, le regard éteint.

Le sang coula trois fois. Une fois pour le fils, une fois pour la fille. La dernière fois fut pour la femme. Lorsque la famille fut massacrée, James retourna dans le salon pour voir Benjamin, un téléphone entre les mains.

« James ! Ne bouge pas ! »

Ce dernier, les mains recouvertes de sang, se dirigea vers Benjamin en hurlant :

« Où est cette Sonde ?! »

Benjamin recula puis pointa le téléphone vers lui. James vit alors derrière lui un coffre-fort ouvert. La Sonde était…

James regarda le téléphone qui n’en était pas un puis se rua vers Benjamin qui hurla :

« Ne force pas Brooks à faire ça ! »

James s’arrêta net, ne comprenant pas les paroles de Benjamin qui tremblait de tout son être. Ce dernier reprit :

« Ne me force pas à faire ça. »

Le code du coffre… Seul monsieur Brooks le connaissait. Son esprit avait survécu et devait certainement s’être réfugié dans l’inconscient de Benjamin. James regarda ce dernier d’un air sombre :

« Donne-le moi. Je dois sauver mon frère.
- Tu as massacré cette famille ! Le père James n’aurait jamais pu faire ça ! »

James parut se réveiller d’un mauvais rêve. Il chancela tout en regardant ses mains couvertes de sang, se rendant compte de ce qu'il avait fait. Il eut un haut-le-cœur. Il ne lâcha cependant pas le couteau puis se dirigea en tremblant vers Benjamin :

« Aide-moi, je t’en prie… »

Benjamin ne savait pas comment marchait la Sonde. Quant à monsieur Brooks, son essence commençait peu à peu à perdre de sa force. Bientôt, il ne pourrait plus interagir avec le monde matériel. Ses instructions ne furent pas entendues par Benjamin qui appuya sur plusieurs boutons tout en continuant de pointer James avec.

Ce dernier voulut se saisir de la Sonde mais un froid mortel l’envahit. Le monde devint soudainement terne puis il s’écroula.


« Vous croyez qu’il va survivre ?
- Vous rigolez ? Il est devenu parfait. »

Une vive lumière jaillit. Il ferma les yeux le plus vite possible et grommela.

« James ? Appela une voix familière. »

C’était Michael. Il en était sûr mais curieusement, cela ne le fit pas réagir plus que ça. Il ouvrit cependant à nouveau les yeux, mais plus lentement afin de ne pas être ébloui.

« Michael ? »

Sa voix était rauque. Il toussa. Celui qu’il avait appelé se dirigea vers lui. James le détailla. Il était mal en point, fatigué, maigre, sale. Il avait dû en baver. Mais curieusement, il s’en fichait. Son jumeau se pencha au-dessus de lui, lui faisant remarquer qu’il était allongé sur un lit d’hôpital, puis parla :

« Mon frère ! Tu vas bien ? Je suis si content de te revoir !
- Moi aussi. Où sommes-nous ? »

Michael se tourna vers la deuxième personne présente. Un docteur à en juger par sa blouse blanche et le dossier qu’il tenait dans ses mains dotées de gants. Ce dernier l’encouragea à répondre d’un signe de tête. Michael se tourna alors vers son frère dont le visage était empli d’une émotion qu’il ne reconnut pas, lui sourit puis répondit :

« Nous sommes dans un hôpital où les docteurs sont membres de SAPHIR. Tu… Tu te rappelles de SAPHIR ?
- Oui, pourquoi cette question ? Demanda sèchement James. »

Il ne se sentait pas bien. Pas nauséeux ni fiévreux, pas fatigué ni affamé. Non. Juste… Vide.

Michael recula de surprise face à la véhémence de son frère. Ses yeux s’humidifièrent mais il garda un visage lisse puis lui demanda :

« James, c’est important que tu me répondes. Vas-tu bien ?
- Bien sûr qu’il va bien, s’extasia le médecin. Enchanté, je suis le docteur Zack, membre de la loge de Philadelphie. Je suis ravi de vous rencontrer.
- Moi de même, répondit James d’un ton froid. Mais pourquoi un tel engouement ?
- Eh bien, je vais laisser le chef de loge vous expliquer. Vous allez voir, vous allez être heureux de voir ce qu’il vous est arrivé. »

James le regarda d’un air sceptique. Oui, c’était bien cela… Du scepticisme. Michael reconnut enfin cette expression qu’arborait son frère depuis son réveil. Du scepticisme ainsi qu’un profond désintéressement pour ce qui l’entourait. Il avait bien changé…


« Ce n’est pas le syndrome de Filbuson. C’est plus profond que ça. Cet homme ci-présent n’a plus aucune croyance, plus aucune foi à laquelle s’accrocher afin de s’abrutir. Il en est physiologiquement et psychologiquement incapable. »

La 121ème Stoa avait enfin lieu et le chef de la loge de la région présentait au monde l’Être Parfait.

Un murmure secoua la foule tandis que le chef de loge savourait ce moment. Il reprit avec encore plus d’enthousiasme :

« Nous qui n’aimons guère les Singularités, en voici une qui nous permettra de créer des Hommes à notre image, à l’image de SAPHIR. »

James s’avança sur l’estrade et salua le public. Le chef de la loge de Philadelphie posa ses mains sur les épaules de l’Être Parfait puis lui demanda de parler à l’assemblée. Ce dernier s’exécuta sous l’œil inquiet de son frère, Michael, qui le surveillait à chaque heure, minute, seconde de la journée depuis cet incident. La voix froide de James résonna dans la salle :

« Les hommes n’ont pas besoin d’un quelconque dieu, d’une quelconque religion à qui se fier. Mais cela, vous le savez déjà. Je vis parfaitement, et cela depuis déjà douze mois sans aucune croyance. Je suis libéré, aucune religion, aucun abrutissement ne peut m’atteindre. Vous autres avez une fragilité, l’homme est poussé encore et toujours vers le faux, vers ce qui lui promet tant et lui donne rien. Vous-mêmes avez encore ce doute en vous. Vous croyez forcément en quelque chose, en quelqu’un. Moi, je ne crois pas. Je n’en ai plus besoin. Je ne crois plus en la vie, ni en la mort. Je suis libéré de tout mysticisme, de toutes ses fausses vérités. Tout ce que j’ai, c’est le savoir. »

Une salve d’applaudissements recueillit ses propos. Michael, quant à lui, regardait la scène avec inquiétude. L’assemblée ignorait l’envers du décor. Un homme sans aucune croyance, sans aucune conviction, doutant sur tout ce qui serait présenté comme vrai, incapable d’agir comme homme de bien car ne croyant plus en la notion de bien et de mal. Ce n’était plus un homme depuis bien longtemps. Il ne croyait même plus en l’amour. Même en lui, son propre frère. Même en lui-même. Ce doute persistant, ce scepticisme à toute épreuve, cette incapacité à se reposer sur ses acquis, à croire en une quelconque vérité… Ce n’était pas ça la vie.

Le chef de loge reprit la parole, fier de lui :

« Et c’est ainsi que je vous présente ma toute nouvelle idée. Nous allons utiliser cette Singularité, cette Sonde qui permet de télécharger les esprits et de supprimer ce que l’on désire. Nous allons l’utiliser à bon escient et créer un Contingent Révélateur d’Idées Sublimes Totalement Athées et Libératrices. CRISTAL. »

Un murmure secoua la foule tandis que le sourire du chef de loge s'effaçait. Il savait que cette partie-là n'allait pas être appréciée de tous, d'autant plus que SAPHIR n'appréciait pas de manipuler les esprits grâce aux Singularités. C'était risqué mais le chef de loge tenta le tout pour le tout.

« Cette unité sera chargée de répandre la bonne parole et si nécessaire, d’utiliser la Sonde… »

La voix s’atténuait tandis que James se perdait dans les méandres de son esprit. Comment savoir si SAPHIR avait raison ? Comment croire en ce que cette organisation promettait ? Était-ce réellement la bonne parole ? Il continua à faire bonne figure mais le doute le rongeait. Faisait-il le bon choix ? Que devait-il faire ? Il avait besoin qu’on lui dise la vérité. Mais personne ne la connaissait. Quel homme pouvait l’atteindre ? Avalé par un gouffre béant de doutes et de désespoir face à sa condition humaine qui le réduisait à se poser des questions sans réponses, James se perdit. Pour ne plus jamais revenir.


Ne plus se poser de questions, ne plus douter. Ne plus penser.

« Cogito ergo sum… »

Je pense donc je suis. Seule vérité encore acceptable à cet instant, grâce au philosophe cartésien Descartes. Mais ce n’était pas suffisant.

« Sum ergo cogito… »

L’inverse pouvait être vrai. Il était donc il pensait. Il suffisait donc de ne plus exister pour ne plus penser, donc ne plus douter ? Cette logique lui sembla soudainement imparable, claire comme du cristal. Il n’était pas logicien, il ne pouvait donc savoir que la réciproque n’était pas toujours vraie.

Ce fut cependant avec un certain soulagement et finalement la certitude d’avoir fait le bon choix qu’il partit avec une dernière pensée :

« Les croyances mènent à la déraison. Mais sans elles, quel homme pourrait avoir raison ? »

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