Les Mots ne parlent pas, ou très peu, des années que passa l'Enfant en Daeva. Seuls certains des Nôtres murmurent de temps à autre de sombres histoires sur la rencontre entre Thulé, frère de Moloch, et l'Enfant, et comment il devint sous la tutelle du dernier des princes de Daevon l'un des Nôtres, un vrai fils de la Lune, comme le traitre Ab-Leshal avant qu'il ne provoque notre prime défaite.
Le Roi songea que la Guerre se propagerait et continuerait, afin de prendre enfin la forme qu'avait la vie des Nôtres autrefois, tel qu'il l'avait vu dans sa Vision, et qu'enfin, son Prophète en ressurgirait, annonçant enfin l'Éclipse elle-même.
Mais le Roi se trompait. La Guerre prit fin, et il n'y eut aucunement ce qu'il attendait du monde. Il n'y eut ni camps, ni esclaves, ni sacrifices massifs. Et jamais l'Enfant ne fut autorisé à quitter Daeva pendant ce temps, par crainte de le perdre définitivement alors que le monde se déchirait.
Mais alors que la paix était de retour, le Roi comprit. L'Enfant ne devait pas profiter de la Guerre pour en ressortir grandi et devenir ce à quoi il était promis. Il devrait la provoquer. En être à l'origine. Et cela ne pourrait que difficilement se faire depuis Daeva. Thulé fut donc chargé d'envoyer l'Enfant, devenu Homme, dans le monde extérieur, où sa mission devint celle d'attiser les cendres de la Guerre passée pour déclencher les feux de celle à venir.
L'Homme fut envoyé dans la capitale des hommes brisés. Celle d'un pays qui, autrefois, l'avait forcé à l'exil, et qui, aujourd'hui, était prêt pour son retour. Il lui fallait désormais trouver une marionnette. Une susceptible de s'emparer des esprits déçus des vaincus, et de tourner leur désespoir en rage, puis en victoire à nouveau. Un homme de paille, qui pourrait être montré au monde sans crainte, car l'Homme redoutait par dessus-tout d'être exposé avant l'heure. Mais avant de trouver une marionnette, encore fallait-il avoir de quoi la manipuler.
Alors l'Homme utilisa le savoir qui lui avait été prodigué par son mentor, et, après avoir exercé quelques rituels, gagna la confiance de quelques adeptes, puis de centaines. Ainsi, il forma un groupe qu'il nomma d'après le nom de son maître. En 1919, il était prêt.
Et sa marionnette l'était également.
Il l'approcha un soir de réunion de vétérans. De ceux qui avaient été blessés au front durant la guerre. L'Homme avait choisi ce moment, car de tous, c'était celui où la brûlure de la défaite était la plus forte. Et il lui suffit alors d'apporter un vent frais pour enflammer le cœur des défaits.
Il montra à sa marionnette l'ampleur de son talent, la flatta, et il eut vite fait de faire naître l'espoir en son cœur meurtri. Celui d'une revanche.
Une fois ferrée, la marionnette rejoignit la Loge que l'Homme avait fondée. À ce moment là, il n'y eut plus de retour possible. La marionnette fut entrainée, quoiqu'elle eut des prédispositions importantes, à mener les foules. Puis petit à petit elle s'exerça sur le terrain. Dans les bars, puis dans la rue, puis dans les salles. Très vite, nombre de fidèles rejoignirent la marionnette. Ils furent très vite assez nombreux pour déclencher une guerre qui démarrerait toutes les autres.
Mais alors que l'Homme avait enfin son armée haïssant ceux bénis par l'Étoile (que les Nôtres, fils de la Lune, ont toujours détesté), et qu'il était prêt à déclencher le carnage, des hommes de la Loge vinrent le trouver. Ces derniers avaient entendu parler d'un artefact puissant, récupéré par les forces de Berlin en 1882, après qu'une utilisation de ce dernier ait dévasté une zone entière.
Dans un premier temps, cela importa peu à l'Homme, qui, en dehors de la force potentielle de frappe de l'objet, n'accordait que peu d'importance à ces rumeurs. Mais sitôt qu'il fut seul, les Mots vinrent le trouver.
Cet objet n'était pas seulement une arme, mais l'extension du Roi lui-même, son essence pure. Il lui fallait à tout prix récupérer ce qui était l'artefact le plus cher des Daevites. Cela serait avec ce dernier qu'adviendrait l'Éclipse - puisse-t-elle arriver bientôt !
Mais cela n'était pas si simple. Plus l'Homme cherchait à en savoir plus sur l'Objet, plus il comprit qu'une attaque frontale ne saurait être couronnée de succès, en dépit des forces qu'il pourrait réunir. Dans leur sagesse, en effet, ceux qui l'avaient récupéré l'avaient entouré d'un charme puissant, qui ne pouvait être passé que par Celui-Qui-Guidait le peuple germanique, afin d'éviter toute utilisation désastreuse de ce dernier.
L'Homme fut donc obligé de changer ses plans.
De chef de guerre, sa marionnette devrait devenir un souverain.
Un Guide.
Site-01, salle de réunion de niveau 5 numéro 7, 1924
C'était une salle luxueuse, où attendait patiemment un homme d'une cinquantaine d'année élégamment habillé dans un fauteuil qui semblait aussi raffiné que confortable. Ce dernier avait un verre de whisky à la main lorsque son hôte, vêtu d'un uniforme militaire, entra, avant d'effectuer un salut militaire.
- O5-7.
- Je vous en prie, Jérémiah. Pas avec moi.
- Désolé, Keshpeth, vous savez comme nous sommes attachés au protocole, dans l'Alpha-1.
- Et ils n'auraient pu rêver meilleur commandant que vous. Repos, dans ce cas.
- Merci. Quelle est la raison de ce rendez-vous ?
- Commencez déjà par vous asseoir.
Le soldat s'exécuta. O5-7 continua.
- Vous n'êtes pas sans savoir que les évènements de la dernière guerre nous ont affaibli. Grandement. Pas uniquement en terme de ressources, mais également en terme d'influence. Certaines de nos installations sont en péril aujourd'hui car nombreux sont les pays qui ont pris pour des soutiens à l'un ou l'autre nos interventions sur le terrain.
- Nous n'avons agi que pour l'humanité, Keshpeth.
- Je sais. Mais nombreux sont ceux qui n'ont pas vu la chose de cet œil. Beaucoup nous en veulent. Beaucoup trop. Notre position devient délicate sur le plan diplomatique, et les esprits se ferment de plus en plus. La montée du nationalisme dans la plupart des pays défaits n'y est pas pour rien. Beaucoup de membres du Conseil partagent mes craintes. Une nouvelle guerre sera sur nous très bientôt si les choses persistent. Et nous ne pouvons nous permettre d'être pris entre nos obligations et nos relations avec les nations qui hébergent nos installations.
- Je comprends aisément. Mais quelle solution proposez-vous ?
- Nous vous proposons une promotion.
- Une promotion ?
- Oui. Nous en sommes venus à penser qu'il nous fallait un groupe d'élite, agissant en dehors des limites de la Fondation, un groupe désavoué, qui pourrait se permettre d'agir là où nos relations diplomatiques nous entravent. En d'autres termes, un cabinet secret, un bouc émissaire, totalement indépendant de la Fondation pour mieux la servir dans l'ombre.
O5-7 se redressa sur son siège et déposa son verre sur la table de chevet à sa gauche, avant de faire atterrir avec douceur sa main droite sur l'épaule du Commandant Jérémiah Hirscht.
- Et je ne connais aucun homme plus loyal, ni plus digne que vous pour diriger cet atout vital.
Le Commandant redressa le menton et planta son regard bleu métal dans celui de Keshpeth Montauk.
- Cela serait un honneur, monsieur.
O5-7 sortit une médaille de sa poche et l'accrocha à côté des multiples autres qui ornaient la poitrine du soldat.
- Si vous l'acceptez, je vous nomme donc aujourd'hui à la tête du Commandement Alpha de la toute nouvellement créée Insurrection. Puisse la FIM Alpha-1 nous rendre fier dans ces heures sombres, comme elle l'a toujours fait. Vous porterez sur vous la honte d'avoir déshonoré la Fondation pour tous, mais croyez-moi, mon ami. Les vrais et les justes seront reconnus quand viendra la fin.
Le regard de Montauk se planta à nouveau dans celui du nouvellement décoré, avant de poursuivre.
- Je vous le promets.
Les années qui passèrent furent complexes pour l'Homme. Bien que le mouvement prenait de plus en plus d'ampleur, celui-ci n'avait pas été à la base fait pour diriger un pays. Les idées violentes que l'Homme avait susurré à sa marionnette ne pouvaient arriver au pouvoir sans rencontrer de fortes résistances. Elles étaient faites pour semer la guerre, pas diriger. Il fallait désormais réussir le tour de force d'arriver au pouvoir avec celles-ci.
Il y eut d'autres réunions, certes, mais celles-ci ne suffirent plus, et en 1923, le pouvoir leur fut arraché des mains alors qu'il semblait plus proche que jamais. La marionnette fut exilée en prison et l'Homme pensa la cause perdue. Mais la marionnette avait dépassé le marionnettiste et s'endurcit dans les geôles. Elle y développa des idées, une politique bien à elle, qui plus tard séduirait les millions d'Allemands qui le mèneraient au pouvoir.
Une fois hors de prison, le mouvement connut un renouveau. De plus en plus de fidèles, de plus en plus de force et de pouvoir. Ce n'était qu'une question d'années, désormais, avant que la marionnette ne devienne Guide.
Et elle finit par le devenir, un jour de 1933. Mais ce que l'Homme, savourant alors son triomphe, ignorait, c'était qu'il arrivait trop tard.
Berlin, Décembre 1932
O5-7 s'était déplacé en toute discrétion. Si jamais l'un des plus hauts dirigeants de la Fondation était surpris en train de converser avec le leader de l'Insurrection, qui avait fait sédition dans le bruit et la fureur de l'illustre organisation du monde paranormal, l'existence même de l'Insurrection serait remise en question.
La rencontre eut donc lieu dans un sous-sol discret, isolé par de nombreux artefacts du monde réel. Et cette fois, c'était Jérémiah qui était assis en attendant son presque-ex-supérieur. Cela ne l'empêcha pas de manquer d'exécuter un salut militaire lorsque ce dernier entra avant de se raviser avec un rire gêné.
- Les vieilles habitudes…
- Vous devriez être plus précautionneux, Jérémiah.
O5-7 avait un air grave. Ce dernier était vêtu d'un long manteau noir et d'un chapeau qu'il déposa avant de reprendre :
- L'Ennemi est parmi nous, mon vieil ami.
- L'Ennemi ?
- Le plus vieux d'entre eux tous. Le plus redoutable. Force est de croire que mes craintes étaient fondées. Les évènements de 1882 l'ont tiré de l'isolation de sa prison hors du monde. Et nous pensons qu'il s'est trouvé un serviteur parmi les hommes, qui est à l’œuvre en ce moment même.
- Je ne comprends pas, monsieur. Qui est l'Ennemi ?
L'O5 eut un sourire triste.
- Je vous aurai bien donné un nom, mais nous avons œuvré si durement à ce que ce dernier n'en ait plus… Tout ce qu'il vous faut savoir est que la menace est réelle, Jérémiah. Et qu'elle pourrait causer bien plus que la fin de la Fondation si nous ne faisons rien.
Le Commandant fronça les sourcils.
- Monsieur. Si vous voulez me demander quelque chose, vous savez que vous n'avez qu'à dire le mot.
Pour la première fois depuis le début de la conversation, une lumière passa dans les yeux de Keshpeth Montauk.
- Je savais que vous nommer à ce poste n'était pas une erreur.
Il fouilla dans sa poche et en tira un morceau de papier plié en quatre.
- Je veux que vous voliez quelque chose pour le mettre en sécurité. Cette chose est un monolithe immaculé d'une certaine hauteur. Je vous conseille fortement de porter les charmes que j'ai décrit sur cette feuille avant de vous en approcher. La Lame du Crépuscule défie toutes les lois que vous connaissez. Je ne puis garantir l'intégrité des éléments qui seront à son contact, mais il est de notre mission de la mettre en sécurité à tout prix. L'objet est entouré d'un champ de protection d'une puissance phénoménale. Je doute que l'Ennemi sache la traverser, car il s'agit là d'une magie du Soleil, et ces derniers n'y ont pas accès. Sur le papier vous trouverez comment passer à travers. Détruisez ce document dès la fin de notre rencontre quand vous l'aurez mémorisé. Il s'agit là d'informations d'une importance capitale. Vous trouverez également l'emplacement de l'objet dans ce document. Faites vite, Jérémiah.
Le Commandant acquiesça. Il mémorisa le papier avant de le bruler, puis raccompagna l'O5 jusqu'à la porte.
Le lendemain l'ex-FIM Alpha-1, "les Bras Droits", pénétrèrent dans la demeure secondaire du Chancelier par effraction, et y récupérèrent en toute discrétion l'objet. Néanmoins, l'un deux, blessé par un garde, fut arrêté, et mis au cachot, et jamais ni l'Insurrection ni la Fondation ne le récupérèrent.
L'Homme fut abasourdi.
Son Guide se tenait au milieu d'une gigantesque salle vide.
Rien.
Il n'y avait rien.
L'Objet était parti.
Pour la première fois ce soir-là, les Mots devinrent les Cris, et l'Homme connut la Fureur des Daevites. Pour cela, il fit venir deux gardes dans sa chambre et les égorgea avant de goûter à leur chair.
Le lendemain il fit la liste de toutes les entrées et sorties de la demeure, et il vit qu'un homme avait tenté de s'y introduire par effraction, quelques mois auparavant.
Alors que l'homme criait sous la Question que lui infligeait l'Homme, art qu'il tirait de son mentor lui-même, il eut la vérité.
Ce fut ce jour-là que le nom d'Insurrection résonna pour la première fois dans la tête de Hanz Heinkel.