Cassette audio récupérée lors de l’assaut du 05/11/2015 sur █'████████ ██████ suite au refus de ce dernier d’être intégré à la Fondation. L’étiquette indique :
Affaire #0151808 - Arrière-pensée
ARCHIVISTE
Déposition de Luca Fernandes, concernant sa relation avec Julie Bélanger. Déposition originale faite le 18 août 2015. Enregistrement par [CENSURÉ], archiviste en chef de █'████████ ██████, Londres.
Début de la déposition.
ARCHIVISTE (DÉPOSITION)
J’ai toujours été quelqu’un de plutôt solitaire. Non pas que j’ai une aversion particulière pour la compagnie d’autres personnes, simplement les aléas de la vie ont fait que je n’ai pas particulièrement gardé contact avec les éventuelles connaissances que j’ai pu avoir lors de ma scolarité. Et vous savez combien il est difficile de nouer de nouveaux liens et les maintenir lorsque l’on est un adulte dans la vie active. Pour faire court, les amis que j’ai se comptent sur les doigts d’une main et la plupart ne donnent des nouvelles que tous les six mois, à mon initiative la plupart du temps.
Tout cela représente probablement la raison pour laquelle j’ai été fasciné par Julie Bélanger dès que je l’ai rencontrée. De tous les collègues qui m’ont été présentés lorsque j’ai commencé à travailler dans un petit laboratoire de ville il y a presque deux ans, elle était la seule à sembler voir en nous plus que des collègues. À vouloir nouer de vrais liens d’amitié. Bien sûr, la plupart des autres lui répondaient poliment, mais leur ton et leur langage corporel trahissaient une ferme intention de dissocier travail et vie personnelle. Comme j’ai rapidement été le seul à activement passer du temps avec elle, principalement car j’appréciais plus sa compagnie que celle de mon repas du midi, je suppose qu’elle a vu en moi une opportunité d’enfin passer cette barrière professionnelle et nous avons commencé à sympathiser. De mon côté, j’étais surtout content d’avoir quelqu’un à qui parler en dehors des heures de travail, même si ce n’était au départ que via quelques messages banals. Mais, de fil en aiguille et au gré des hauts et des bas de la vie au laboratoire, nous nous sommes rapprochés de plus en plus, j’ai développé des sentiments qui se sont avérés réciproques et, après environ un an et demi à travailler ensemble cinq jours sur sept, parfois plus de huit heures par jour, nous avons commencé à nous fréquenter de façon plus officielle. Un couple, si vous préférez, bien que, maintenant que j’y pense, nous n'avons jamais utilisé ce terme ni au laboratoire, ni en dehors.
Je ne me souviens que partiellement du jour où j’ai remarqué pour la première fois les choses étranges qui semblaient se produire autour d’elle. Nous étions devant chez elle, dans ma voiture, après notre premier vrai rendez-vous. Je venais de lui souhaiter une bonne soirée, lorsqu’une personne est sortie par le portail de sa maison, à quelques mètres de là où j’étais garé. Julie vivait encore avec sa famille : les loyers des environs étaient élevés et elle n’aurait de toute façon eu aucun intérêt à déménager, étant déjà assez proche de son lieu de travail. Ce n’est donc pas le fait de voir un inconnu sortir de chez elle qui m’a choqué, puisque ses parents ou même ses sœurs auraient très bien pu recevoir du monde. Non, ce qui m’a interpellé, c’est le fait que nous revenions d’une séance de cinéma particulièrement longue et qu’il était une heure de la nuit à laquelle d’éventuels invités sont en général déjà partis, ou restent dormir chez leurs hôtes. La rue était sombre et je n’ai donc pas pu distinguer à ce moment de traits particuliers chez l’individu, ni même son genre ou sa stature. De plus, on aurait dit que la lumière pâle du hall de l’immeuble d’en face était comme distordue, courbée et déviée par les contours de sa silhouette, formant une sorte de halo si aveuglant que j’ai dû détourner les yeux. L’inconnu était déjà parti. Je me suis alors tourné vers Julie, mais elle ne semblait pas surprise par la présence de cette personne devant chez elle. Je pense que je me suis convaincu tout seul que cela devait être normal pour elle, et l’ai laissée rentrer chez elle sans plus de réponses.
Cette tendance à fournir des excuses à mes propres doutes a fonctionné partiellement les quelques fois suivantes où j’ai pu observer diverses personnes sortir de chez elle alors que je la raccompagnais dans la nuit. J’observais toujours le même phénomène lumineux, qui m’empêchait de garder mon regard sur les invités plus de quelques secondes, mais mon inquiétude quant à leur nature et la raison de leurs visites ne revint vraiment que le jour où, au lieu que l’individu ne quitte les lieux, celui-ci est au contraire entré dans son jardin. Là encore, j’aurais pu trouver moi-même plusieurs justifications, mais l’absence de ses parents ce soir-là a confirmé que, cette fois et peut-être toutes les précédentes, ces inconnus qui défilaient étaient là pour elle. Je l’ai alors interrogée sur la présence de cette personne dans son jardin alors que je m’apprêtais à la laisser seule chez elle, tournant la question de façon innocente en feignant une inquiétude pour elle, alors qu’une sorte de rage d’avoir été induit en erreur par mes propres suppositions commençait à bouillir en moi. Elle m’a alors assuré avec un sourire que je savais sincère qu’il n’y avait pas de souci : ses parents louaient plusieurs petits appartements en ville à des gens au moyens modestes et il s’agissait simplement d’un de ces locataires qui devait avoir un problème. Encore aujourd’hui, je me surprends à reconnaître que son excuse m’a convaincu sur le moment, probablement aidée par une sorte d’aveuglement vis à vis d’elle et mon envie sincère de croire qu’elle ne me cachait rien.
Peut-être que cette fois-ci et les précédentes, j’aurais dû essayer de mieux regarder ces visiteurs. Alors, j’aurais pu remarquer bien plus tôt qu’il s’agissait toujours d’une personne différente, bien qu’elles aient toutes en commun le fait de n’avoir absolument aucun attribut physique reconnaissable ou digne d’intérêt au premier coup d'œil. Ou bien, c’est justement ce manque de signe distinctif qui m’avait poussé à croire qu’il avait en effet pu s’agir des mêmes personnes à chaque fois.
En dépit du fait que je ne l’ai pas plus interrogée sur l’évènement de la veille, et que nous nous soyons quittés sans animosité, Julie a commencé à s’éloigner de moi à partir de ce jour. Ses messages qui étaient auparavant enjoués et ponctués d’émoticônes sont devenus de plus en plus brefs, jusqu’à être parfois, par périodes de deux à trois jours, totalement dénués d’un quelconque ton ou de ponctuation. Elle s’est mise à ne répondre qu’à la moitié des questions que je lui posais ou des sujets que j’abordais, et nous n’avions plus de conversation qui ne soit pas banale ou superficielle. Au travail, elle se contentait du strict minimum pour ne pas que nos échanges professionnels et l’ambiance générale soient impactés, mais elle a commencé à ne plus prendre ses pauses en même temps que moi, et je l’ai trouvée plusieurs fois déjà partie avant que je n’ai pu lui proposer de la raccompagner chez elle ou de sortir boire un verre ou voir un film.
J’aurais pu arrêter là ma relation avec elle, prétextant qu’elle n’éprouvait clairement plus le même intérêt pour moi qu’aux débuts de celle-ci, mais les quelques fois où j’ai abordé le sujet de façon légère avec elle dans des moments où nous étions en bons termes, demandant avec détour si ma présence la dérangeait, elle avait les mots pour m’assurer que non, qu’elle me voulait toujours dans sa vie et que rien n’avait changé. Elle avait selon elle simplement des périodes où elle préférait être seule. Je suppose que j’y croyais plus par peur de me retrouver à nouveau isolé que par réelle conviction que tout allait bien. J’ai même fini par me dire que le problème venait de mon côté, que les gens normaux ne se parlent pas sans arrêt et que j’étais en train de m’imaginer cette distance entre nous. Alors, durant les mois qui ont suivi, j’ai dû lutter avec une pensée qui a tourné sans cesse dans ma tête, à m’en rendre malade : quoi qu’elle me dise, Julie n’avait jamais supporté d’être seule plus de quelques heures et j’occupais jusque-là ce rôle, donc, si elle ne passait pas le plus clair de son temps avec moi, c’est qu’elle le passait avec quelqu’un d’autre.
Rapidement, je me suis surpris à avoir besoin de savoir ce qu’elle était en train de faire, où et avec qui. C’en était devenu une obsession telle que je consultais ses différents profils de réseaux sociaux plusieurs fois par jour au début, puis de plus en plus souvent, si bien qu’il m’est parfois arrivé de rester une heure ou deux à simplement attendre la moindre mise à jour sur sa journée, sans rien faire à côté. Quand j’y repense, j’essaye de me justifier en me disant qu’il s’agissait finalement des seuls contacts que j’avais avec elle, bien qu’ils aient été indirects, mais j’ai conscience du caractère obsessionnel de l’état dans lequel je me suis trouvé à ce moment.
Fort malheureusement pour ma santé mentale et la décence que j’aurais dû avoir, Julie s’est mise à cette période à partager de plus en plus sa vie sur les réseaux : lorsqu’elle ne travaillait pas, chaque sortie avec des amis ou en famille était un prétexte pour poster une ou deux photos. Celles-ci étaient presque toujours accompagnées d’une localisation et j’ai plusieurs fois hésité à me rendre à l’endroit qu’elle indiquait, surtout quand je n’arrivais pas à distinguer ou comprendre qui était en sa compagnie, mais je n’ai jamais sauté ce pas. Je me suis à chaque fois contenté de m’imaginer les pires scénario, seul chez moi. Cela a également commencé à impacter la qualité de mon travail : suite à une réorganisation des emplois du temps, nous n’étions plus en poste aux mêmes horaires et elle vivait sa vie sociale en dehors du laboratoire aux heures auxquelles je travaillais. J’étais donc désormais incapable de lui proposer des sorties ou simplement de passer du temps ensemble, forcé de me contenter d’observer chaque jour ses activités et le nombre de ses fréquentations augmenter.
Les personnes que j’avais aperçues chez elle ont commencé à apparaître sur ses photos environ trois mois après que j’ai commencé à scruter chaque détail de chacun de ses clichés. L’une d’entre elles, probablement un homme à en juger par la stature qui s’est avérée être plus facilement identifiable de jour que de nuit, se tenait juste derrière Julie sur une photo de groupe prise dans un parc d’attraction. Même si je n’avais jamais rencontré plus de deux d’entre eux, je connaissais les amis de Julie au moins de visage, et cet homme n’en faisait pas partie, bien qu’il se tienne avec eux. Pourtant, encore aujourd’hui, je ne saurais décrire son visage : l’inconnu avait beau être là, en plein jour, c’était comme si mes yeux étaient invariablement attirés par autre chose dans le décor dès que j’essayais de poser mon regard sur cet homme. Et, quand j’y arrivais tant bien que mal, je semblais oublier à quoi il ressemblait aussitôt que je regardais ailleurs. C’était comme si mon cerveau refusait de voir autre chose que l’information de la présence d’une personne à cet endroit, comme ces inconnus que l’on croise en rêve : on sait qu’il s’agit d’un proche, d’un ami ou d’un collègue croisé dans la journée car notre cerveau nous le dit, mais le visage ne correspond pas ou n’existe pas.
Ces présences singulières se sont faites de plus en plus fréquentes dans les photos de Julie, si bien qu’au bout de deux semaines, elles avaient complètement remplacé ses anciens amis. Leur physique étant toujours aussi impossible à regarder ou retenir, je ne pouvais poser mes yeux que sur son visage à elle. Elle était toujours souriante, comme si de rien n’était, comme si elle ignorait ces inconnus étranges et trop banals autour d’elle. Comme je n’avais aucun contact avec ses différents amis, je dus me faire à l’idée que ma seule manière d’obtenir des réponses sur la nature de ses relations avec ces individus étranges était de lui demander directement.
J’ai décidé de la confronter un jour où nous nous sommes croisés au travail. Alors qu’elle s’apprêtait à partir, je l’ai stoppée devant les vestiaires et lui ai demandé simplement qui étaient ces gens qui venaient chez elle et avec qui elle passait désormais ses journées. À ce stade, nous n’avions échangé que quelques mots au cours des deux dernières semaines, alors je comprends la réaction qu’elle a eu de me demander en quoi cela me regardait. J’ai eu du mal à expliquer que je m’inquiétais pour elle tant cette excuse sonnait faux et je pense qu’elle a compris que mes intentions étaient beaucoup moins bienveillantes. Elle a refusé de répondre à la moindre de mes questions et s’apprêtait à me dire qu’elle ne voulait plus me voir l’approcher, mais j’avais déjà compris avant qu’elle ne termine sa phrase, et j’ai craqué : j’ai déballé, dans un mélange de sanglots et de plaintes, toute la frustration accumulée ces derniers mois de devoir regarder sa vie de loin, comme si je n’étais pas le bienvenue dans celle-ci, alors qu’aucun signe avant-coureur n’avait laissé croire que ma présence la dérangeait. Croyez-moi, je ne suis pas fier d’avoir formulé certaines de ces inquiétudes avec des mots que je choisirai différemment si c’était à refaire. J’ai dû évoquer à quel point, au-delà d’une quelconque connexion émotionnelle, le simple manque de contact physique avec elle avait eu l’effet d’un syndrome de sevrage, car c’est ce à quoi elle a réagi. Elle s’est retournée vers moi, son regard noisette fixé dans le mien, et s’est approchée jusqu’à me coller contre le mur. Le froid du béton dans mon dos contrastait avec la chaleur du plat de sa main, qu’elle posa sur ma poitrine en s’approchant pour me murmurer quelque chose à l’oreille :
“Alors prends mon corps.”
Dès que nous nous étions révélé l’attirance que nous éprouvions l’un pour l’autre, Julie m’avait mis en garde sur sa réticence à pratiquer ce genre d’actes intimes dans la précipitation ou avec des gens qu’elle ne connaissait pas et, bien que nous en avions parlé plusieurs fois de façon détachée, nous n’avions jamais eu l’occasion de s’adonner à ce genre d’activité. Alors, au-delà de la surprise de cette proposition qu’elle m’a faite à ce moment, alors que nous étions très visiblement en froid depuis plusieurs mois, c’est la trop grande différence entre la Julie que j’avais connue et la Julie que j’avais devant moi, contre moi, qui m’a fait la repousser d’un geste violent.
Elle a trébuché en arrière et s’est étalée au sol sans même un bruit de stupeur ou de douleur, ses yeux toujours plongés dans les miens. Se relevant tant bien que mal, elle a murmuré quelque chose, que j’ai compris comme un "Évidemment", puis s’est éloignée vers la sortie du bâtiment.
J’aurais voulu la suivre, m’excuser, en discuter avec elle et comprendre d’où venait cette proposition soudaine et si étrangère à tout ce que je pensais connaître de sa personnalité, mais la vision de celle que j’avais aimée et ne comprenais désormais plus s’accrochant au bras d’un de ces inconnus me cloua sur place. Leurs silhouettes se confondaient dans la lumière des néons et leurs contours distordus me sont apparus comme une provocation à mon égard. C’est alors que j’ai croisé le regard de l’individu. Aujourd’hui encore, je ne parviens pas à trouver les mots pour décrire la panique qui m’a traversé pendant ce court instant où il a semblé me dévisager, pas plus que je ne peux me souvenir l’apparence de la personne que j’avais pourtant bien en vue en face de moi, mais mes jambes se sont mises à trembler et la sueur à perler sur mon visage. Ils se sont éloignés sans plus de considération pour moi et j’ai dû rester un bon moment paralysé ainsi avant qu’un collègue ne vienne me sortir de cette transe, inquiet en voyant à quel point j’étais pâle.
Le reste de la journée est flou dans ma mémoire, mais je sais que j’ai dû rester rivé sur mon téléphone à scruter la moindre mise à jour de ses profils. Mais elle ne publia rien, pas une seule photo qui aurait pu m’indiquer où elle allait avec cet inconnu. Je crois que j’aurais préféré savoir ce qu’ils allaient faire ensemble, plutôt que laisser l’angoisse me ronger de l’intérieur et imaginer des raisons pour lesquelles elle ne partageait pas ce qu’ils faisaient.
Finalement, j’aurais préféré que ces images soient vraies.
Lorsque je suis sorti, sortant ma voiture du parking du laboratoire pour rentrer chez moi, ils étaient là, juste devant le portail. Julie et l’inconnu, toujours collés l’un à l’autre. Comme s’ils m’avaient attendu. J’ai eu le réflexe d’éteindre mes phares pour ne pas révéler ma présence, et je ne pense pas qu’ils m’aient vu, car ils ont commencé à marcher sans prêter attention à ma voiture.
Lorsque j’ai dit plus tôt que je n’ai jamais cherché à me rendre à l’endroit que ses photos localisées indiquaient, c’est vrai. Mais, ce soir-là, je n’ai pas pu m’empêcher : je suis aussitôt retourné me garer dans le parking et les ai suivis de loin. Je ne connais pas spécialement bien les alentours de mon lieu de travail, alors j’ai été surpris de les voir se diriger vers une partie qui semblait avoir été abandonnée depuis plusieurs années. Ils sont entrés dans ce qui ressemblait à une ancienne boîte de nuit et je suis resté là, planté à l’entrée, pesant mes options. Mon état de panique m’a probablement empêché de réfléchir correctement, puisque j’ai décidé d’attendre quelques minutes avant de les suivre dans les bâtiments. Probablement pour les prendre sur le fait, quoi qu’ils soient en train de faire.
Lorsque j’ai entendu de multiples cris, j’ai immédiatement regretté d'avoir attendu et oublié l’éventualité qu’elle ait été menée dans un piège par ces individus clairement anormaux : je me suis précipité à l’intérieur, d’autres cris et gémissements résonnant dans les couloirs en béton nu. L’air était poussiéreux et lourd, comme si de nombreux passages récents avaient soulevé les gravats du sol et qu’une présence réchauffait l’espace et le rendait presque suffoquant. J’ai dû ralentir pour ne pas trébucher sur les nombreux morceaux de murs et autres éléments de mobilier décrépis et pourris laissés à l’abandon, et surtout ne pas me perdre dans le labyrinthe froid et glauque de ce qui semblait avoir été plus un club de plaisir qu’un lieu de fête.
Finalement, je suis arrivé devant la source des gémissements : une pièce tout au fond du bâtiment, derrière une lourde porte en fer taggée de diverses inscriptions obscènes. Reprenant mon souffle, j’ai poussé la porte, sans imaginer une seule seconde ce que j’allais trouver à l’intérieur.
J’ignore exactement quel détail de la scène grotesque qui se déroulait devant mes yeux a laissé la marque la plus profonde sur ma rétine et dans tous les cauchemars que j’ai depuis ce jour : est-ce la masse informe de ce qui semblait être de la chair humaine agglomérée, comme fondue puis solidifiée à nouveau, qui s’agitait et grouillait sur le sol, les murs et le plafond, ses bien trop nombreux membres s’agitant et se caressant ? Est-ce le flot ininterrompu de liquide rougeâtre aux reflets noirs d’encre qui s’écoulait de chaque pli et chaque bosse et empestait le sang, la sueur et la chair en décomposition ? Ou bien est-ce la multitude de visages de ces individus qui, pour la première fois, m’apparurent clairement et qui parsemaient la viande pulsante et me regardaient tous.
Je ne sais pas, pas plus que je ne sais comment j’ai réussi à sortir de cet enfer aux murs secoués par les gémissements de Julie, ni à trouver le chemin de ma voiture ou à appeler la police. Lorsqu’une ambulance est arrivée sur le parking du laboratoire, j’ai vu le jour se lever, mais j’étais en état de choc tellement avancé que j’ai été incapable de leur répondre avant plusieurs heures. Tout ce qui emplissait mon esprit à ce moment, c’était les mots que j’avais entendu Julie prononcer là, dans cette pièce, parmi la masse organique informe.
Vous savez, cette sensation quand vous répétez un mot encore et encore et qu’il ne devient au fur et à mesure qu’une suite de lettres et phonèmes sans réel sens ? Je sais que j’ai entendu Julie hurler et gémir des paroles, mais plus je me les répète, plus je les oublie et moins elles signifient quelque chose. Elles n’étaient pas adressées à moi, pas cette fois, mais j’ai compris que, quoi qu’il soit en train de lui arriver, elle l’avait désiré.
“Prenez mon corps.”
ARCHIVISTE
Fin de la déposition.
Cette déposition ne m’inquiète pas autant que l’enquête que nous avons menée pour en assurer son suivi. M. Fernandes n’a pas souhaité répondre à nos demandes d’entretien supplémentaire, et affirme n’avoir aucun souvenir d’avoir fait cette déposition auprès de l’Institut. Sasha est parvenue à se procurer deux rapport de police concernant cette affaire : la première est celle de l’intervention du 16 août 2015. Les agents envoyés à l’endroit indiqué par M. Fernandes n’ont rien trouvé d’anormal dans les locaux de l’ancienne boîte de nuit, qui aurait appartenu à une société du nom de Caldeira versant dans le commerce de services sexuels. Un des officiers mentionne toutefois une odeur âcre et désagréable et une impression d’être observé.
Le second rapport est daté du 3 septembre 2015 et fait état de la découverte de M. Fernandes dans un état second dans un squat en périphérie de Londres. Il avait été déclaré disparu le 20 août par des collègues qui avaient eu vent de sa… mésaventure. La seule pièce supplémentaire attachée au dossier que Sasha ait pu se procurer est une photo du piston de la seringue retrouvée dans la poche de M. Fernandes. Il s’agit… du même symbole circulaire percé de trois flèches pointées vers le centre et disposées de manière équilatérale que nous avions retrouvé apposé sur les documents relatifs aux affaires #0140521 et #0141231. Nous n’avons toujours pas plus d'informations au sujet de cette organisation qui semble s’intéresser autant aux phénomènes paranormaux que nous étudions, mais j’ai l’impression qu’elle agit de plus en plus rapidement vis à vis des personnes qui viennent nous faire leurs dépositions. Affaire à suivre.
Quant à Julie Bélanger, elle a [DONNÉES SUPPRIMÉES], ce qui ne m’étonne pas au vu de l’entité qu’elle a rencontrée.
Fin de l’enregistrement.