L’eau s’était retirée. Tout était rocheux, marécageux dans le meilleur des cas. Ils ne pouvaient pas amener le bateau plus loin. À l’horizon, il y avait ces ruines que Félix avait désignées comme étant leur destination. Ces ruines ? Cela restait à questionner. Leurs poursuivants avaient plusieurs jours de retard, puisqu'ils n’avaient rien vu derrière eux pendant toute la dernière ligne droite. Galaad regardait par-dessus son épaule, nerveusement, craignant de voir un vaisseau surgir. Il trébucha, manque de s’affoler dans l’herbe vaseuse, reprit la marche.
La progression était lente pour tout l'équipage. Les bruits de succion du sol lorsque les bottes s’en extirpaient, puis le souffle lourd quand elles s’y enfonçaient de nouveau. Les clapotements timides des marins prudents qui ne voulaient pas se faire aspirer par le sol, tout était lent, lourd. Le soleil déclinait. Ils avaient bien avancé. À vue de nez, ils en auraient pour une bonne journée avant d’atteindre leur objectif. À l’annonce de cette estimation, tous eurent un soupir las. Félix avait l’air nerveux. Il ne s'inquiétait sûrement pas pour l’équipe, mais la perspective de laisser l’opportunité aux autres de le rattraper l’inquiétait.
Félix était inquiet. Il s’était rongé les ongles. Ses mains passaient et repassaient dans sa chevelure. Il n’avait pas peur, il était inquiet. Il ne remarquait pas que Galaad le fixait. Et Galaad ne se rendait pas compte que Lamillia l’avait aussi perçue. Elle était de bien meilleure humeur et s’était débarrassée de tout ce qui lui recouvrait les bras et les mollets. Les autres étaient transis de froid par l’humidité. Lamillia s’en amusait. Et Félix était inquiet. Il fallut mettre de côté la joie malsaine que cela procurait à Galaad, et il se concentra. Ce type voulait absolument quelque chose. Cette histoire d’artéfact, peut-être le Graal, qu’ils étaient supposés trouver là-bas, avait une grande importance pour lui. La mission était commanditée par la Fondation, il ne pouvait pas se permettre d’entraver son bon déroulement. Cependant Félix avait davantage l’air inquiet pour un aspect personnel du problème. Ce n’était pas l’organisation qui lui mettait la pression. Il avait été plus que défiant à leur égard, au cours des derniers mois. Galaad pouvait douter de sa loyauté, s'approprier l'objet et l’empêcher d’y toucher, voire le laisser sur le carreau. Leur mission était de récupérer l’objet et, dans la mesure du possible, de le ramener. Que le type qui avait reçu le commandement soit encore là n’était pas nécessaire. Galaad pourrait convaincre quelques membres de le soutenir, ou ils n’auraient rien à faire. C’était plus probable. La notion de loyauté n’était pas présente, entre eux. Ils avaient leur mission et la récompense; Galaad se notifia à lui-même de s’assurer que tous les autres comprenaient bien que la disparition ou la mise au ban de Félix ne changerait rien à leur paie. Ce serait le seul obstacle concret.
Le repas fut frugal. Ils allèrent rapidement se coucher, appréhendant déjà la journée de demain. Quelques morceaux de bois surélevaient les sacs de couchage, évitant qu’ils ne se trouvent complètement submergés par la vase. Les muscles douloureux, les articulations grinçantes, les grommellements des souffrants, c’était la berceuse qui les mena vers ce sommeil troublé. Une chose étrange, en ce lieu, c’était l’absence d’autres bruits que ceux émis par ces intrus. L’eau était partie et la vie avec elle.
Ils n’étaient déjà plus très nombreux et ils remettaient en question les motivations qui les avaient menés jusqu’ici. Félix paraissait sûr de lui, malgré la vase qui lui arrivait jusqu’à mi-mollet. Ils avançaient toujours péniblement, à un rythme pourtant soutenu. Ils devaient l’atteindre aujourd’hui, idéalement avant la tombée du jour. L’exploration prendrait du temps, d’autant plus qu’ils ne sauraient pas vraiment ce qu’ils cherchaient. Félix leur avait dit « c’est quelque part là-dedans, quand on l’aura trouvé, je vous le dirai. » sans rien ajouter. Galaad avait entendu les vieilles histoires. Que le Graal serait une coupe. Si c’était bien du Graal qu’il était question, il ne le raterait pas. Lamillia était maintenant au courant de son projet. Peut-être qu’elle l’aiderait. Peut-être pas. Elle n’était pas loyale à Félix, mais elle n’avait pas envie de se retrouver mêlée à un conflit aussi pénible. Ne pas interférer. Ils régleraient ça entre eux.
Le premier pas sur du dur fut accompagné de soupirs soulagés. La fin de la marche avait été bien plus simple, mais pouvoir essorer toute cette humidité qui les imprégnait depuis la veille leur fit grand bien. Ensuite, ils levèrent les yeux. Les vieilles ville que décrivaient les livres et les carnets de l’Ancien Monde ne ressemblaient pas à cette vision d’un gris si brillant qu’on l’eût cru iridescent. Des blocs aux allures métalliques, des escaliers et des échelles rongés par la rouille; Des sortes de tours immenses et des… des rails. Des antennes bien plus grande que celles utilisées par deçà. Ils se situaient au niveau d’une petite esplanade, entre deux rangées des bâtiments dont les portes étaient bloquées ou fracturées. Et la hauteur. Tout était grand, mais rien ne dépassait les soixante mètres. Balst le signala en pointant aussi les pylônes que l’on pouvait voir au loin. Ils se dressaient à la même hauteur que les autres, mais leur étrange apparence, bien plus lisse et comme fondus d’une seule pièce, ce qui les faisait ressortir dans ce paysage métallique. Félix furetait scrutant chaque morceau observable de l’ensemble. Il ne savait pas non plus où chercher, mais ces pylônes avaient retenu son attention.
« On va rejoindre le centre et explorer en partant de là.
— Qu’est-ce qu’on cherche ?
— Une chose importante. Si vous avez l’impression de le voir, dites-le moi.
— T’as pas plus de précision ?
— Non, Galaad, pas pour toi, ni pour les autres. Ne te relâche point en conséquence, je me garderai bien d’une nouvelle déception. »
Il cracha au sol, souriant, et avança vers ce qui devait être le centre de ce lieu. L’équipage suivait, sans un regard pour Galaad. Celui-ci ne fulminait pas. Il avait déjà vu ce type de structures. La chose la plus importante du coin devait être liée aux pylônes. S’ils étaient dangereux, ce qui les contrôlait serait loin du centre. S’ils étaient sécurisés près du centre. Il devait juste faire quelques observations et il saurait où chercher. Pour ce qui était du Graal. il n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait avoir à voir avec cela. Une source d’énergie, peut-être ? Il glissa quelques mots à Balst.
« Tu saurais de quand ça date ?
— L’métal est bien rongé, par l’eau. Pas trop, c’qu’est sûr c’est qu’ça date d’longtemps avant la submersion. »
Atlantis avait déjà été trouvée il y a quinze ans, et les images ne ressemblaient pas à ce qu’ils avaient sous les yeux. Les cités d’or se situaient de l’autre côté du globe, s’ils ne s’étaient pas trompés de chemin. Les villes de l’Ancien Monde non plus n’avaient pas cette apparence. Peut-être les cités hyperboréennes ? Elles n’avaient jamais été perdues. Nul ne les avait jamais vues, c’était tout ce qu’on en savait. Ces vieilles histoires avaient le mérite d’être intrigantes. Balst continuait de déblatérer ses observations sans qu’elles ne soient très utiles. Il repérait des axes de soutien des espaces davantage connectés et, le plus important, un poste de distribution énergétique. L’électricité, c’était encore assez peu utilisé, pour lui. Pourtant, même s’ils ne s’en servaient pas, ils reconnaissaient tous les câbles et les crépitements du courant résiduel. Ils avaient déjà de l’électricité, avant ?
De près, les pylônes les surplombant de toute leur grandeur. Il fallait plusieurs minutes pour en faire le tour, leur base s’évasant en s’enfonçant dans le sol. Félix avait trouvé une trappe et s’y était engouffré avec Lamillia, pour observer les dessous de la structure. Balst tournait encore et encore autour des deux édifices, marmonnant, piaillant à chaque petite découverte. D’abord, c’était les minuscules rainures qui indiquaient que tout n’avait pas été fondu d’un même bloc de métal, mais si finement forgé et usiné qu’il était presque impossible de le percevoir(il avait répété en secouant sa tête que c’était impossible, mais un peu moins impossible que de fondre ces structures dans un moule géant), puis que le métal, ou l’alliage, utilisé était inconnu. Il avait essayé de mener des tests de conductivité électrique, mais sans instruments précis, cela n’avait pas servi à grand-chose. Le matériau n’était pas isolant mais ne conduisait pas plus d’électricité que n’importe quel métal semi-conducteur. Les symboles à moitié effacés sur les bâtiments adjacents ou au sol indiquait que quelque-chose était amené ici et qu’il fallait s’en écarter. De quoi s’agissait-il ? Quelques autres pictogrammes permettaient de supposer que c’était probablement dangereux. Galaad fit signe à Balst qu’il allait chercher ailleurs, puis il s’en fut d’un pas rapide. S’il y a un danger, le contrôle se fait de loin. Les quelques secondes d’avance qu’il venait de prendre sur Félix allaient peut-être être décisives.
Les câbles s’étendaient de tous les côtés. Cependant, le tuyau partait vers l’est. Un sourire s’étendit sur le visage du capitaine. De retour à la surface, on lui pointa des doigts par où était parti le petit Galaad. Presque dans la bonne direction. Le pas vif, sans laisser paraître la pointe d’inquiétude qui prenait maintenant place en lui, il prit quelques marins avec lui, et leur indiqua l’axe qu’ils devaient fouiller.
« Pourquoi ça serait là-d’dans, m’sieur ?
— Parce que.
— C’est par là qu’allait un tuyau, intervint Lamillia. »
Félix ne releva pas. Ils étaient des exécutants et le seul élément problématique était déjà parti au loin. Cela aurait dû davantage l’inquiéter. Il joua machinalement avec le manche de sa lame. Galaad était fort, mais ils ne s’étaient jamais affrontés. Peut-être était-ce pour le mieux. Peu importait sa force, ou son adresse. S’il s’opposait, il serait vaincu. Vaincu, parce qu’il ne pouvait pas se résoudre à le tuer. Le visage de son subordonné lui apparut clairement. Non, il ne pouvait pas se résoudre à le tuer. Pas après tout ce qu’il avait déjà fait.
Les premiers bâtiments ne contenaient rien d’intéressant. Ils passaient aux suivants.
Il les avait entendu se mettre en route peu après lui, puis les bruits des portes et des battants raclant le sol lui avaient indiqué qu’ils commençaient à fouiller un des axes adjacents. Félix avait ses raisons, mais Galaad se sentait plus dans le vrai que lui. Il corrigea légèrement sa destination, sans entrer dans le champ de vision des autres.
« Si c’était pour rien branler, fallait pas te lever, hein !
— C’est bon, capitaine, je vous jure que je vais pas faire d’connerie.
— Tu ne vas rien faire du tout, rattache toi et boucle la !
— La ceinture ?
— Ta grande gueule ! »
Le vent sifflait à leurs oreilles. Trois responsables du gouvernail improvisé poussaient de toutes leurs forces pour corriger la trajectoire de quelques degrés. La question de l'atterrissage étaient dans toutes les têtes, et les trois mâts qu’il faudrait redresser en espérant que cela suffise, tremblaient sur le point de cet étrange navire dont la coque en craie se fissurait parfois sous les chocs et avec les attaches plantées au marteau. C’était fou, inconscient, mais ils le faisaient. Il était trop tard pour faire demi-tour, de toute façon. Dans le pire des cas, ils iraient nourrir les poissons.
« Terre en vue ! »
Les mains agrippèrent les boutes et le bastingage.
Galaad y était entré en premier. Il l’avait trouvé. Au troisième étage, l’accès à cette pièce. Fermée. La porte était en très bon état, ternie par les éons, mais qui n’était pas rongée par la rouille. Il avait passé sa main sur une des rainures et tout ce qu’il avait récolté, c’était un mélange de sel et de poussière humide. Une sorte de tableau de commandes, protégé par du verre légèrement endommagé, trônait sur le côté. Tout le mécanisme de cette gigantesque porte l’intriguait et le frustrait. Il aurait dû prendre Balst ou Lamillia avec lui. Ou Usman, lui aurait été assez malin. Il maugréa en entendant les pas derrière lui. D’abord un peu précipités, à l’instant où ils furent en mesure de l’apercevoir, ils se firent nonchalants.
« Alors, bloqué par une grosse porte, infante ? »
« Ta gueule. »
« Ya un tableau sur le côté, faut voir si c’est pas sécurisé avec un code.
— Comment cela ?
— Un mot de passe.
— Ah, oui. Tu veux fouiller dans les étages ? »
Galaad haussa les épaules. Où que le code ait pu être noté, il n’en restait sûrement rien. Leur solution la moins pénible était d’enfoncer la porte, mais un alliage résistant à la pression océanique, au temps, et à plusieurs siècles d’eau salée ne céderait pas sans méthode. Balst commença à sortir des outils.
« Merde. »
Juste après, Marle fit irruption en courant.
« Ya un gros truc qui approche depuis l’ciel ! C’est blanc et marron, ça vient par ici. »
Les regards s’assombrirent. Il était peu probable que ce soit leurs poursuivants, surtout si ça venait du ciel. Mais tout objet volant venant par ici était un risque à prendre au sérieux.
« On y va. Balst, continue. »
La mini-forge était installée, et le jeune garçon faisait mouliner rapidement un étrange appareil. Il brandit simplement un pouce et reprit le mouvement. l’équipage au complet descendit les étages et, sur ordre de Félix, s’éloigna le plus possible du bâtiment.
Ils étaient loin de l’océan, normalement….
Trois voiles se dressèrent sur un solide blanc duquel chutait des monceaux d’une poudre immaculée.
Il y avait bien des gens dessus.
L’aéronef de fortune ralentit, survola les pylônes, racla quelques bâtiments, puis s’écrasa lourdement.
Ils avaient entendu le cri de la vigie. Ils étaient repérés. Félix regarda Galaad tandis que celui-ci fixait la poussière qui s'était envolée. Il allait devoir la jouer finement.
Les rivets du mâts avaient lâché, laissant Miette flotter dans le ciel pendant quelques instant avant d’être plaqué violemment contre le véhicule improvisé. Ambroise s’était affalé au moment de l’impact, roulant le long du rocher-nuage qui reprenait déjà de l’altitude. Tout l’équipage déchargea l’équipement à la hâte et se laissa glisser le long des cordes. Ils avaient vu les silhouettes plus loin, vers l’’est, et ils savaient qu’elles allaient venir à leur rencontre. Toute la manœuvre prit moins de deux minutes et le navire s’en retourna vers le ciel. Quelques bruits de course leur parvinrent. Ils approchaient, mais c’était stupide. Gladys avait estimé leur nombre à moins de la moitié du leur. Ils devaient aussi s’en douter, parce que s’ils étaient diminués, ils devaient bien avoir en mémoire ce qui avait causé leur situation. Peut-être qu’ils essaieraient de les prendre en embuscade ?
Bang
Le tir avait atteint le bâtiment derrière elle. Ambroise fit volte face et en deux gestes il planta un clou dans une poupée de paille; Un cri et un bruit de métal heurtant le sol. Qu’il soit ainsi capable de faire ce type de manipulation sans avoir besoin d’extrait de la personne était un mystère, mais ils n’avaient pas le temps de le résoudre. L’individu avait ramassé son arme et détalé. Le silence des étranges ruines n’était troublé que par les bruissements de leurs déplacements. Ambroise fit un signe de la tête à Gladys, qui se retourna pour pointer une rue du doigt, puis ils avancèrent.
« Il y a des caisses, là-bas, chope les et mets moi tout ça en travers.
— Nous allons nous faire traire dessus, les boîtes n’y changeront rien. Mettez-vous sur les côtés, plutôt, les tança Félix. »
Lamillia souleva un sourcil, le verbe n’était pas le bon, non ? Mais elle passa outre et partit quand même chercher sa caisse. Les balles ne l’effrayaient pas et elle n’avait plus son arme à feu, trop encrassée par le marécage, elle n’aurait jamais fonctionné. Il en allait sûrement de même pour les autres… Pourquoi se cacher sur les côtés et pas au-dessus, alors ? Quelque chose l’inquiétait dans cette histoire.
Cinq, six minutes, grand maximum. La barricade tiendrait à peu près aussi longtemps. Galaad s’était positionné vers le centre. Il n'avait que son épée. Les armes à feu automatique ne fonctionneraient pas sans un bon décrassage. Les sons de la ville se réverbéraient sur les parois, et en écoutant les pas déformés par les murs métalliques, il se rendait compte que les autres les entendaient aussi. Qu’est-ce qui les obligeait à passer par ici ? Rien. S’ils contournaient, ils les verraient passer par les côtés. Quelle bande d’abrutis viendrait chercher la confrontation ?
Ambroise. Le vieux loup de mer avait des comptes à régler avec Félix. Il irait le chercher jusqu’au bout. Mais surtout, il irait lui casser les couilles jusqu’au bout.
Les bruits de pas se faisaient de plus en plus proches. Il y en avait aussi des plus ténus qui devaient tenter une approche par le côté. Charles s’était déjà allongé, son revolver pointé vers l’allée adjacente. Si quelqu’un passait, il allait le regretter.
Une dizaine de pirates déboulèrent face à eux, et aucun signe d’Ambroise ou de ses seconds. Il était difficile d’en être sûr, les marins s’étant eux aussi munis de plaques de métal pour éviter un tir traître. Galaad restait baissé. Y aurait-il un signal ? Attaqueraient-ils ensemble ? Jetteraient-ils les caisses sur eux pour les surprendre ? Ils n’étaient que dix, ou onze. Pas beaucoup plus qu’eux. Ils avaient divisé leurs forces, mais cela voulait juste dire qu’ils pouvaient s’occuper de ce groupe maintenant et traquer Ambroise ensuite. Le temps qu’il trouve où était resté Balst, ils pourraient le rattraper. Félix était fort, en plus. Galaad n’avait pas de doute sur le fait qu’il pourrait le battre à l’épée, mais Félix était meilleur quand il s’agissait de gérer plusieurs adversaires, comme il en avait fait la démonstration à de multiples occasions durant leurs précédents affrontements maritimes. Il se battait comme s’il n’avait pas peur de mourir. Plus encore, il n’était plus là.
Dans un moment de confusion, Galaad releva la tête, espérant voir le capitaine se jetant sur les ennemis, mais il ne vit que le canon d’un pistolet et eut à peine le temps de se baisser. Il balaya du regard le reste de ses comparses, leur demanda s’ils avaient vu Félix. Tous eurent une expression de choc.
Lamillia eut un sifflement admiratif, et les tirs commencèrent. Dans leur précipitation, les marins empilèrent plus de plaques métalliques. Galaad, lui, résistait à l’envie de courir en arrière trancher les jambes de ce fils de traître. Il allait le faire, il allait lui exploser sa gueule, le déchiqueter à l’épée mal affûtée.
Une première balle perça l’épaule de Charles, qui tira par réflexe. Leur barricade composée d’objets en mauvais état ou rongés par la rouille devenait rapidement une passoire. Léa bondit et réussit un beau lancer de couteau dans la jambe de celui qui lui faisait face, mais un autre en profita pour lui caler une balle dans la poitrine. D’ordinaire, elle aurait eu de quoi se protéger. Une plaque de Kevlar. Mais elle s’en était délestée, c’était trop lourd et encombrant dans le marécage. Elle commença à tomber, puis elle fut propulsée en avant. Une silhouette plongea par dessus la barricade et coupa une main, puis trancha une gorge, plaça sa lame sous celle d’un autre marin qui ne se débattit pas, trop choqué pour ne serait-ce qu’y songer. Les tirs ne s’arrêtèrent pas. Lamillia fut aussi touchée, mais la balle tomba devant elle, sans avoir pénétré sa peau. Elle ne prit pas le risque d’aller au contact et s’échappa par une des petites rues. Sur les huit membres restants après l’abandon de Félix, il ne restait plus que trois personnes intactes. Deux. Galaad tua son otage, qui n’avait servi à rien puisque le seul opposant s’en étant rendu compte avait été trop paniqué pour prévenir les autres et s'était contenté de le viser en tremblant. L’équipage d’Ambroise comptait bien plus de membres que ces onze matelots inexpérimentés qui avaient juste profité de l’avantage de l’équipement. D’ordinaire, ils n’auraient jamais dû pouvoir toucher un de ses compagnons. Félix savait que cela allait mal finir, et Galaad avait obéi sans discuter parce qu’il avait pensé qu’il allait pouvoir en profiter pour le trahir. Maintenant, Félix était parti récupérer ce qu’il cherchait, et il ne restait que Galaad pour tenir tête à ces gosses envoyés au front comme de la chair à canon. Ambroise aussi allait payer.
Quelques mouvements et frappes de taille mirent fin à leur petite offensive. Les gémissements des blessés des deux camps faisaient toujours plus monter la colère de Galaad. L’esprit chevaleresque que lui avaient inculqué ses parents quitta son corps, et il se mit à courir.
Félix s’était éclipsé bien vite. Juste après avoir posé quelques caisses. L’autre sorcier savait déjà où aller, il devait l’intercepter, lui. Balst n’aurait pas fini, l’affrontement devait avoir lieu loin de la porte. Il s’était positionné un étage plus bas. Il pourrait les tenir en respect. Son médaillon luisait dans l’obscurité découpée par les rayons de lumière du soleil passant à travers les ouvertures creusées par les flots. Là, il se battrait contre son vieil ami. Revoir Morgane l’avait fait sourire. Bien sûr, évidemment que le vieux ne voulait pas qu’elle puisse revenir librement. Mais ses histoires de cœur ne pesaient pas assez pour qu’il n’envisage de retarder ses plans. Félix avala sa salive. Son corps ressentait l’angoisse, l’appréhension. Ce n’était pas normal. Pourquoi pouvait-il bien s’inquiéter ?
L’image de la coupe vide lui revint en mémoire. Jamais plus elle ne se remplirait, tant que le monde serait coupé des autres.
Jamais plus elle ne se remplirait…
Il n’avait pas perdu beaucoup de sang, dernièrement.
Quelques personnes commençaient à monter les marches. Félix prit en main son épée, se mit en garde, et attendit.
L’homme n’avait pas changé; Il le voyait clairement, maintenant, sans la pollution visuelle d’une bataille. Ce port altier, même en position de combat. Ambroise reconnaissait le médaillon, pas l’épée. C’était étrange. S’il l’avait eue, le combat aurait été perdu d’avance.
« Où est-elle ? demanda-t-il, désignant l’épée du menton.
— Les lames rouillent sans les charmes pour les protéger, enchanteur. Celle-ci tranche pareillement. »
Ambroise dégaina son sabre. Il savait que ce qu’il s'apprêtait à faire était impardonnable. Il n'avait plus jeté un regard vers ceux qui l’avaient suivi si fidèlement. Comment pourrait-il ?
« On a appris l’épée, depuis notre temps ? lança Félix. Tu penses que cela suffira à me vaincre ?
— J’ai d’autres atouts, fils d’Uther. »
Cela ne sentait pas bon, sans qu’elle ne sache pourquoi. Ils se connaissaient, elle le savait déjà. Gladys était habituée aux bizarreries du capitaine, mais elle savait aussi s’en prémunir. Là, ils avaient l’air de trop se connaître pour que les choses se déroulent bien. Pourquoi Ambroise ne tirait-il pas ? Ou pourquoi n’utilisait-il pas le vaudou ? «Parce qu’il sait que cela ne marcherait pas.» Elle savait qu’il était rationnel. Le vieux n’était pas idiot. Il fit un pas en avant. Elle ne voyait plus son visage.
« Je t’en prie, tu sais le mal qu’ils ont fait à notre monde. Tu ne peux pas les laisser revenir.
— Ils sont déjà en train de revenir, fol que tu es. Nous sommes désarmés face à eux. J’ai besoin de récupérer la force pour les assujettir moi-même. Quid de toi ? As-tu vraiment essayé de nous en débarrasser ?
— Je ne le peux…
— Tu ne puis le faire ? Bast, quitte mon chemin. Je n’ai plus besoin de ton concours. Terre-toi, loin de son regard, le temps que je m’en occupe. Cela prendra quelques années, au plus, et si tu te comportes bien, je te laisserai vivre, fils de démon.
— Si Mordred ne te tue pas avant. »
La lame trancha. Pendant une fraction de seconde, on aurait pu croire que la tête du vieillard avait été détachée du corps.
Galaad vit une tête voler, derrière lui. Un de ceux qu’il avait épargné. Il accéléra le pas.
« Même ici, tu as trouvé de quoi faire des tours, sorcier ? À quel prix ? Je m’en suis douté. Ton sang ne te le permet plus. »
Ambroise attaqua, avec une vivacité nouvelle. Ses traits étaient rajeunis d’une décennie environ. Il ouvrit aussi la gorge de son adversaire; Le sang l’aspergea et se résorba. La blessure se referma.
Une clameur horrifiée s’empara des pirates.
Une lame avait transpercé leur capitaine.
Il recula, sortant la lame de son torse. Adrien s’effondra, une large entaille sur la poitrine. Le regard de Félix s’assombrit.
« Sorcier, j’ai commis l’irréparable à plusieurs reprises. »
Il se fendit en avant, lui trancha la main, celle de Miette s’envola.
« Toutefois, je n’ai jamais sacrifié quelqu’un… »
Une autre estoc, droit au cœur, et Pain s’écroula, la bouche remplie de sang.
« Pour ma propre survie ! »
Le coup qui partit fut violent, rapide, et dirigé vers la tête. Mais Ambroise n’eut pas l’air affecté. La tête de Pain explosa.
« Tu es un être immonde, Merlin, j’aurais dû te faire tuer.
— Tu n’as aucun droit de jugement, je sais ce que tu as fait à Galaad ! »
La rage au corps, le combat reprit. Félix refermait rapidement ses blessures tandis qu’Ambroise, Merlin, esquivait du mieux qu’il pouvait, se jetant sur le côté, roulant pour trancher l’arrière d’un genou avant de lacérer une adversaire démuni pendant que celui-ci régénérait l’articulation meurtrie. Parfois, une tête ou un membre tombait dans l’assemblée ayant suivi son capitaine. La hargne de Félix paraissait sur son visage et, parfois, il hurlait.
« Tu pensais que cela allait m’arrêter ? »
Il frappait d’un geste ample, et une gorge s’ouvrit.
« Leur choix fut de te suivre, c’est leur fourvoiement. J’ai de la pitié pour eux. »
Une autre frappe de taille. Un torse s’écroula loin des jambes qui le soutenaient.
« De la pitié mais nulle miséricorde. »
Merlin para la lame qui s’abattait sur lui, sortit un poignard qu’il planta dans la gorge de son adversaire. Icelui lâcha sa lame pour l’en retirer, mais le sorcier avait déjà mis la main à son manteau, extirpant de nouvelles lames qu’il enfonçait à chaque endroit où la peau de Félix paraissait. Le sang se résorbait plus lentement, les blessures laissaient aussi de fines cicatrices blanches. Il touchait au but.
Ses deux mains venaient d’être brisées, les doigts aussi. Il ne pouvait plus rien bouger.
« Comme c’est triste, sans tes réflexes, sans tes petites incantations, tu ne peux y échapper. »
Bien sûr, il l'avait remarqué. Le signe de la reine des morts, les croisements rapides des doigts. Il ne s’était pas fait avoir par les autres mouvements. Merlin ne ferma pas les yeux. Il savait que les ténèbres se riraient de lui. Il regarda celui qu’il avait connu petit enfant.
La tête du capitaine pirate éclata. Le silence revint. Félix entendit les gémissements des blessés, avec, au milieu d’eux, une jeune femme, indemne. De son côté, Gladys savait qu’elle avait bien fait de refuser le tatouage de l’équipage.
Le sang de son ennemi coulait à ses pieds. Une balle passa à travers son crâne et son cortex visuel vacillant lui montra la silhouette de Galaad qui se tenait droit, un pistolet dans une main, l’épée dans l’autre. Il avait été inattentif. L’escalier avait tremblé, pourtant.
Il ne fallut qu’un bref coup d’œil au corps dont les mouvements respiratoires reprenaient doucement pour voir et identifier le médaillon. Il était comme celui décrit dans les manuels de son père, et on le lui avait raconté à quoi il ressemblerait. Il savait que c’était lui.
L’ours et les spirales.
Le médaillon du roi Arthur. Celui que nul autre n’avait vu.
« Tu serviras le roi et sa volonté en ce monde. Tu chercheras le Graal, ainsi qu’il l’a voulu. »
Le sang refluait vers la carcasse suffocante. Gladys avait bandé le moignon de Miette et surveillait la scène d’un œil anxieux. Elle ne se voyait pas affronter l’immortel, mais elle était soulagée que quelqu’un s’en occupe.
« Pourquoi tu m’attaques… traître… »
Cette fois, ce fut la lame qui agit. Elle trancha la gorge et les doigts, envoyant voler l’épée au loin.
« Tu nous as abandonné, bâtard, dit Galaad d’une voix sombre.
— Je suis ton supérieur, gargouilla l’autre.
— Un meneur montre la voie à ceux qui le suivent. Et tu ne t’es même pas présenté à nous sous ton vrai nom. »
Une étincelle parut dans le regard d’Arthur.
« La lignée de Galaad me doit allégeance… »
Les jambes, à nouveau la gorge.
« Mes aïeux avaient prêté allégeance à un roi que l’on disait valeureux, à un seigneur que l’on disait digne. Si c’est toi, où est ton royaume ? »
La main s’envola de nouveau.
« Où es ta vertu ? »
La bouche fendue en deux.
« Tu n’es pas le roi des légendes. Même en elles, Arthur est mort.
— Ton ancêtre m’a ramené à la vie, le Graa… »
La gorge.
« Si mon ancêtre t’a fait un tel cadeau, c’est pour que tu règnes avec rectitude. Toi, tu n’es qu’un vagabond sacrifiant ceux qui lui ont obéi. »
Les deux bras tombèrent au sol.
« Tu n’es pas un roi, Arthur est mort. Toi, créature impure, souillant la mémoire de mon seigneur, tu vas continuer à mourir, en attendant que ce que ce qui te garde se lasse de toi. »
Aucun son cohérent ne sortit de sa bouche. Le sang coulait depuis les commissures des lèvres. Il le sentait. Chaque fois, il prenait un peu plus de temps à se reformer. C’était juste un peu. L’enfant se fatiguerait plus vite.
« Toi, tu peux m’aider ? »
Miette était stabilisé, il avait perdu connaissance, mais c’était à cause de la douleur. Le brun à l’air fou s’adressait à elle. Il continuait de donner des grands coups d’épées dans le corps qui semblait toujours se remettre à bouger.
« Dépêche. »
Ses yeux étaient vert. Elle s’était approchée sans faire attention.
« Je vais continuer pendant aussi longtemps que possible. En attendant il y a une arme avec laquelle tu pourrais prendre le relais ?
— Si tu plantes ta lame dans son cœur et que ça va jusque dans le sol, je peux juste m’appuyer dessus et ça sera bon ?
— J’essaie, si ça marche, on verra. »
Arthur se sentait revenir. Il posa un pied à plat sur le sol, puis fut projeté en arrière par un coup de botte dans la poitrine. Il sentir l’acier défoncer sa cage thoracique et sortir, rentrer à nouveau, répéter l’opération pour enfin se planter dans le sol dur derrière. Il suffoquait. Il s’était noyé de nombreuses fois. La sensation de son sang emplissant ses poumons lui déplaisait toujours autant. Le sang essayait de retrouver sa place mais les légers mouvements de l’épée empêchait la régénération. Il voulut lever son bras, mais il n’y avait pas de sang pour alimenter les muscles. Il se concentra, plaça toute sa force dedans, et donna un grand coup dans la lame. Une semelle s’écrasa sur son visage.
« S’il reste aussi tenace, ça va être compliqué. Tes compagnons peuvent aider ?
— S’ils sont encore en vie…
— Vas les chercher, de toute façon, je n’arrêterai pas. »
Il avait bien fait de seulement assommer ceux qu’il pouvait.
Il entendit les bruits de pas s’éloigner, les escaliers trembler, la porte s’ouvrir, l’épée sortir puis rentrer à nouveau tandis que, par réflexe, il toussa une gerbe de sang.
Le froid, son esprit était embrumé. Depuis combien de temps étaient-ils réunis à le….
Le désavantage, c’était que l’un d’eux avait mis la main sur une masse. Le temps que son cerveau se reforme, ses pensées s'estompaient. Ils n’y avaient pas réfléchi, mais cela lui rendait la tâche plus ardue. Un autre avait placé des liens sur ses membres, après qu’il ait essayé de se relever d’un bond.
Une de ses veines était toujours à vif. Pourquoi ?
Le sang ne revenait plus, pourquoi ?
La lumière quitta ses yeux.
L’immortel n’avait pas eu le temps de réaliser qu’il était mort.
Galaad se reposait. Ses bras étaient douloureux. Mais le pire, c’était ses doigts. Ils étaient crispés à l’extrême et chaque petit mouvement lui arrachait un grognement. Les quatre survivants de l’équipage d’Ambroise, qui était apparemment Merlin, s'échangeaient les informations sur ce qui avait mené à cette étrange situation. Galaad sentait quelques regards hargneux posés sur lui, mais il comptait sur Gladys pour intercéder en sa faveur. Là, tout de suite, plus personne n’avait d’objectif clair. Si. Lui, il devait trouver l’objet. Balst. Il se mit debout, chancelant, partit vers l’étage supérieur. Le Graal. Si l’enfoiré l’avait déjà eu, qu’est-ce qu’ils étaient venus chercher ?
Balst était sur le côté, dormant. La porte était ouverte, mais il n’était pas entré. Il avait juste suivi les ordres. La salle était plongée dans l’obscurité. Même avec une lampe à huile, il ne distinguait aucune forme de coupe.
Les autres l’avaient suivi. Eux non plus ne savaient pas de quoi il s’agissait.
« C’est quoi, cette pièce ? demanda Gladys.
— Je ne sais pas. Balst ?
— Mghrmh ?
— Tu peux prendre tout ça en croquis et annoter ? On ne va pas pouvoir tout déplacer, faut juste qu’on fasse un rapport.
— Ouais, j’fais ça. »
Flottement. Il redescendit. Il vit à nouveau le cadavre, le médaillon… Son père ne lui pardonnerait jamais, s’il venait à l’apprendre. Mais il n’y avait plus de roi. Plus de Graal. Plus de quête. Galaad sentit le poids de toutes ses actions rouler entre ses deux épaules. Maintenant, que faire dans ce monde ?
Au loin, les mouettes riaient.