Équipe 3 : Benji, Kaze et Lylah
Kaze
Jour 25 après la chute d'Aleph
Trois semaines au milieu de l'obscurité et des lamentations. Trois semaines à bouffer des conserves, à vivre serrés comme des rats au milieu de la gerbe. Non pas que je sois insensible à tout ça, non, loin de là. La fin du monde, oui, j'avais bien compris. Mais j'ai toujours conservé un certain détachement face à ce genre d'événements. Depuis que je travaille à la Fondation en fait. Me détacher des choses horribles que l'on voit ici, c'est sans doute ce qui m'a permis de conserver ma santé mentale. Trois jours, disais-je donc. Je n'en pouvais plus de supporter les pleurs. Oh, certes, Mortarion et Neremsa étaient là pour cadrer tout ça, mais certains d'entre eux étaient des chercheurs travaillant habituellement sur des Sûr , et encore, de loin… Le message est arrivé comme une libération. Un moyen de sortir de ce trou. Avant d'être muté au Site Aleph, j'ai travaillé dans pas mal de Sites à l'étranger, et dans l'un d'eux se trouvait un des fragments de l'artefact qui pourrait "tous nous sauver". On a donc fait des équipes. Je suis avec Ben' et Lylah, et ils font partie des collègues que j'apprécie, donc ça me va.
C'est ce à quoi je pense en fixant le feu qui brûle dans l'âtre. Assis à côté de moi, Lylah et Ben' ne disent pas un mot. Dehors, on peut entendre les hurlements de choses que je ne cherche même pas à identifier. Bon sang, ce fauteuil est vraiment confortable. Je n'avais jamais dormi dans un quatre étoiles avant. Dire qu'il a fallu une fin du monde pour que j'en aie l'occasion. Je tourne la tête vers mes deux collègues. Et plus que de simples collègues, ce sont mes amis. Des dangers à peine imaginables nous attendent dehors, et je voudrais juste rester là avec eux, autour de ce feu. La voix de Lylah me tire de mes pensées.
- Kaze, tout va bien ?
- Comment ?
- Eh bien… Vos lunettes sont dirigées vers nous depuis tout à l'heure, donc j'ai l'impression que vous nous fixez…
Oups.
- Oh, désolé, je pensais à quelque chose.
Benji tourne la tête vers moi.
- Ah ? Et à quoi ?
- Et bien… Je me disais que je n'aimerais pas que vous mourriez tous les deux.
Il lâche un rire et me lance :
- Tu ne nous avais pas habitués à ce genre de déclaration !
- Peut-être, il faut croire que ce sont des circonstances exceptionnelles.
- Tu l'as dit ! déclare-t-il en riant. Je souris aussi.
Oui, la fin du monde, j'avais bien compris. Mais la fin du monde attendra demain, car pour le moment je suis bien ici, en compagnie de mes amis.
- COURS BORDEL, COURS !
Courir. C'est ce que je fais. Courir. Ne pas m'arrêter. Courir. Ne pas faire attention à mes poumons agonisants. Courir. Ne pas faire attention à mes muscles tétanisés. Ne pas m'arrêter. À côté de moi, Lylah ferme les yeux et trébuche. Benji lui attrape le bras et la relève. Courir. Derrière nous, les souffles rauques, les cliquetis des griffes sur le bitume, proches, si proches. Ne pas m'arrêter. Mes pensées sont mécaniques ; moi-même je deviens mécanique. Ne pas réfléchir. Inspire. Expire. Inspire. Expire. Nous devons survivre. Mourir comme ça, ce serait trop con. Ne pas réfléchir. Surtout ne pas réfléchir. Mes poumons me font atrocement souffrir. Le brouillard nous empêche de voir où l'on va. Le trottoir glissant ralentit notre progression. Courir. Inspire. Expire. Ne pas s'arrêter. Là, un virage. Nous nous engageons dans une allée étroite.
Enfin, on les a semés ! Lylah et moi nous appuyons sur le mur pour reprendre notre souffle. Benji, évidemment, est en pleine forme. Il sort un talkie-walkie de sa veste.
- Kaze, on est à combien de temps du Site ?
- Deux kilomètres… Environ… Saloperies de 1100…
Il s'éloigne de quelques pas pour passer un message au QG. Je tourne la tête vers Lylah. Elle paraît aussi mal en point que moi.
- Ça va… ? T'es toute pâle…
Je peine à reprendre mon souffle.
- J'ai failli m'endormir…
- Ah oui, c'est vrai que tu as ça…
Benji revient vers nous.
- Très bien, on repart dans cinq minutes.
Je ferme les yeux. Décidément, ce fauteuil était vraiment très confortable.