Danse macabre

Équipe 7 : Gémini, Karaghan, Natemy et Tesla

Gémini

Jour 29 après la chute d'Aleph

Danse, danse, danse dans la boue. Longue traînée derrière toi sous la pluie.
Vieille carcasse jaillie d'une vieille carcasse.
L'esprit embrumé masque la douleur.
Du rouge, du sang. Boitiller peut-être ? Non. Corps trop endommagé,
trop lourd.
Rampe, rampe, rampe dans la boue. Le bois de cette grange sera plus sec, promis,
l'endroit parfait pour y quitter sa vie,
se dit Gémini.


La pluie n'était plus qu'un fin crachin à présent.
D'un point de vue purement scientifique, cela était en fait dû à la création d'un anticyclone local suite au refroidissement brutal de l'air de la région, refroidissement dû à l'apocalypse en général et à une mortelle —quoi que tout à fait mystérieuse à ce point du récit— menace en particulier.

Hum.

Mais mieux vaut sans doute pour le moral de nos héros qu'ils se disent simplement, dans toute la naïveté qui définit les mortels, « Chouette, il pleut plus. »

« Chouette, il pleut plus. » dit l'agent Karaghan en tournant les clefs dans le contact, faisant vrombir le moteur du 4x4.

Il sentit les regards froids de ses deux compères se ficher dans sa nuque. L'optimisme n'était peut-être pas la meilleure alternative possible en ces temps sombres. Dans l'ambiance actuelle, c'était comme éclabousser quelqu'un à la plage : l'eau a beau être parfaitement bonne, elle n'en reste pas moins glacée pour le bronzeur qui n'y est pas immergé.

« Je veux dire… C'est toujours ça de pris. Et puis ça change les idées… grommela-t-il en guise d'excuses.

- Hm… Oui. Il fait aussi beaucoup plus frais d'un coup, vous trouvez pas ? lui répondit le Dr. Cornbell, décidée à l'accompagner au « jeu de la météo pour détendre l'atmosphère ».

- Chut, leur intima Tesla.

- Non mais sérieusement, comment voulez-vous qu'on reste unis si…

- Jessica, chut.

- Je vous ai déjà dit de m'appeler Natemy.

- Eh bien la ferme, Dr. Jessica 'Natemy' Cornbell. Vraiment. Vous entendez ça ?

- Quoi ?

- Coupez le moteur. Y'a définitivement du bruit. »

Le moteur fut coupé, les oreilles se dressèrent. Il y avait bel et bien quelque chose qui venait du nord. Comme un fredonnement sourd qui se faufilait à travers le silence de plomb. Pas des sons d'animaux. Il y avait quelqu'un.
Il y avait un survivant.

« On y va. »


Danse, danse, danse dans la plaine. Comme le vent balaye le champ,
et fauche les blés une première fois.
Du blanc sort le gris sort le noir, d'où sort le rouge sang et la douleur de l'âme.
Plus de corbeaux, plus de prières vaines.
Plus de choix, plus de sens.
Enfin nous y sommes. Tout redevient simple.
Il y est juste à côté, qui se bat et qui pleure, qui geint et qui se vide.
Les yeux clos ne servent à rien.


Le son était tellement ténu qu'il était difficile à dire si on s'y était habitué où si il avait tout simplement cessé. La paranoïa y jouait aussi pour beaucoup. Sous un ciel ténébreux, sous le vent glacé et dans un paysage de dévastation où n'importe quelle saloperie paranormale pouvait surgir pour vous arracher l'épine dorsale, avoir les idées claires relevait de l'exploit.

Au bout de quelques centaines de mètres dans une direction hasardeuse, à l'autre bout d'un bosquet d'où les feuilles étaient presque toutes tombées bien avant leur heure, les docteurs et l'agent tombèrent sur une vieille grange.

Une grange.

Sans doute un bien grand mot pour qualifier cet amas informe de tôle, de poutres et de planches, mais au moins il y avait une porte. Dont le battant explosa lorsque Karaghan voulut, maladroitement, passer devant pour sécuriser le périmètre.

Après quelque seconde terrifiées à attendre de voir si un SCP hostile, attiré par le bruit, allait se manifester —ou si la grange, qui branlait dangereusement après ce coup fatal, allait finir par s'écrouler— l'agent finit par déclarer :

« Clear… euh… je suppose… »

Les deux autres, reprenant leur souffle, s’engouffrèrent à l'intérieur sans se faire prier. En temps de crise, quatre murs, aussi instables soient-ils, donnaient toujours l'illusion d'une vague sécurité.
Et puis, crachin ou pas, un plafond était le bienvenue.

« Il… pleut aussi à l'intérieur, formidable, déclara Natemy après avoir faillit glisser sur un monceau de paille trempé.

- C'est comme si un troupeau de bœufs affamés avaient traversé la structure de part en part pour dévorer les réserves de foin.

- En passant par le toit.

- En passant par le toit, certes.

- Il y a quelqu'un !

- Moins fort, Nat'. On a déjà fait assez de bordel comme ça.

- C'était pas une question.

Le corps était là, dans un coin sombre, et ils avaient faillit le rater. Salement amoché et couvert de boue, il avait dû ramper jusqu'ici pour se glisser et s'enterrer à moitié sous un tas de paille en décomposition, pour se garder au chaud. Réflexe de survie.

Karaghan, arme à la main, fut le premier à s'avancer. Petits coups de pied dans la cheville de l'homme, histoire de s'assurer qu'il n'était pas contaminé par SCP-008 ou autre. Aucune réaction.

La doctoresse s'avança alors, dictée par le serment d’Hippocrate, qui ne comptait pas disparaître en même temps que 99% de l'Humanité.

« Il a un pouls et il respire, constata-t-elle. Mais il est vraiment mal en point. Os brisés, contusions diverses, hémorragies… je suis pas sûr qu'il tienne le coup.

- On peut essayer…? demanda Tesla. De le sauver, je veux dire.

- On peut essayer. Aidez-moi à retirer le plus de paille et de boue possible déjà, on va voir l'étendue des dégâts. Les plaies doivent être bien infectées. Karaghan, essayez d'aller dehors et de ramener de l'eau de pluie, on va nettoyer comme on peut.

L'épiderme du rescapé avait été sévèrement endommagé lors du crash, si bien que Natemy se contenta de retirer la boue de sa bouche et de ses narines, afin de l'aider à respirer. Nettoyer son visage à la main aurait équivalut à lui arracher une quantité non négligeable de peau écorchée. Mieux valait se concentrer sur son corps pour le moment.

Le mélange de boue et de paille était poisseux et difficile à enlever, surtout sans trop secouer le corps brisé qui se cachait en dessous. Mais au bout de quelques minutes, on devinait de plus en plus que le rescapé savait s'habiller, et en avait les moyens : en témoignait la veste Versace, qui devait bien valoir un mois de salaire et était maintenant tristement irrécupérable.

A sa vue, le regard de Tesla se durcit.

« Et… qu'est-ce qu'on va en faire, après ? hasarda-t-il.

- Quoi ?

- Il ne sera clairement pas en état de nous accompagner avant un moment. Et encore moins de survivre.

- Hors de question de le laisser derrière, c'est bien clair ?

- Très bien, et qu'est-ce qu'on en fait, donc ? Et si il est infecté par un SCP dormant ? Et si il nous trahit ? Vous avez vu son âge ? s'exclama-t-il en commençant à arracher la boue du visage du corps. Je ne suis même pas sûr que dans son état normal…

- Il est mort ? »

Karaghan venait de revenir, une gourde d'eau à la main.

« Quoi ? Non. Pas encore, répondit la médecin. Donnez-moi l'eau.

- J'ai pas trouvé de récipient, donc je suis directement allé chercher ça à la voiture.

- On ne va pas le nettoyer avec notre eau potable, si ? renchérit Tesla. Je veux dire… On en a besoin aussi… et… c'est pour boire, quoi.

- On nettoie les plaies avant tout. Et je ne suis même pas sure qu'il puisse boire vu l'état de trachée.

- On aura un stock d'eau suffisant ?

- Aucun problème pour ça.

- Et on est sûr de le ramener avec nous ?

- Tu préférerais l'inverse ?

- Je… écoutez, faut que vous sachiez à qui vous avez affaire, expliqua l'ingénieur.

- Oui, écoutez, répéta l'agent.

- Ce type, je le connais. J'en suis sû- »

L'énorme main droite de l'agent vint couvrir la bouche de Tesla au beau milieu de sa phrase :

« Non mais votre gars, il a plus de gorge si j'ai bien compris ? demanda Karaghan. Donc comment vous expliquez le bruit qu'on a entendu tout à l'heure ?

- Merde, c'est vrai ça, murmura Natemy.

- Et, surtout, comment vous expliquez qu'il ait recommencé ? »

Un long moment de silence s'abattit sur la grange.
Mais le pire dans tout ça, c'est que ce n'était pas un long moment de silence.
Dehors, quelqu'un psalmodiait un air éthéré.

« Bordel de… c'est un piège ? Le cadavre était un appât ? s'écria Natemy.

- Comment ça, le cadavre ?

- Oui, je crains fort d'avoir une mauvaise nouvelle…

- C'est du latin.

- Comment ça une mauvaise nouvelle ?

- Mais il est mort ?

- Tu comprends ce que ça veut dire ?

- Tout ça pour rien ?

- Des problèmes. »

Les débris de la porte de bois éclatée craquèrent tandis qu'une grande masse noire et irréelle se dressait à l'entrée. L'atmosphère devint encore plus lourde qu'elle ne l'était. Le froid se fit plus mordant. Le silence donnait l'impression qu'il existait des bruits s'exprimant en décibels négatifs, et que ces bruits hurlaient tandis qu'ils étaient assaillis par les paroles de la chose :

« …mortuos liber sicut vulnerati dormientes in sepulchris… »

Natemy, Karaghan et Tesla défaillirent en voyant le suaire noir se tourner vers eux, lentement et beaucoup trop paisiblement.
Comment leur en vouloir ?
Tous les humains défaillaient en se retrouvant face à SCP-060-FR.

« …inimicis meis in lacum tolle vita… »

« C'est la… la… la Liche ? » réussit à balbutier Tesla.

Pas de réponse. Il y a certaines questions qui n'ont pas de réponse, d'autres qui ne méritent pas qu'on y réponde. Et il y avait celles auxquelles on ne répondait pas, dans l'espoir que l'absence de réponse ferait disparaître la question.

« …effunde super eos indignationem tuam… »

L'intérieur de la grange était à présent saturé d'une horreur paralysante, que la Liche traversa comme si elle était dans son élément (ce qui était sans aucun doute le cas). Elle s'arrêta, cinq mètres devant eux. Ils l'ignoraient sans doute, mais deux mètres de plus et ils seraient morts gelés.

Puis les chaînes claquèrent.

Les vivants eurent à peine le temps de se jeter sur le côté avant que les liens d'acier ne se fichent dans les chairs du cadavre. Deux chaînes dans les bras. Deux chaînes dans les jambes. Une dernière pénétra son crâne. Et, d'un coup, toutes se dressèrent en l'air, rembobinées par une force invisible, entraînant le défunt avec elles. Le corps se releva, ses jambes faibles, ses bras ballants, comme un pantin désarticulé.

Face à cette scène aussi macabre que grotesque, l'incompréhension gagna un peu de terrain sur l'effroi, et la doctoresse parvint à articuler :

« Ça l'a… réanimé… ? »

Et le corps se mit à danser.
A vrai dire, ça ressemblait davantage à des convulsions, rythmées par la psalmodie latine éthérée que SCP-060-FR continuait à répéter. Progressivement, les mouvements du mort s'accéléraient. La boue et la paille commencèrent à se détacher du cadavre. Puis des lambeaux de Versace. Puis de chair.

Puis la tête du corps se tourna brutalement vers les humains, avec un éclat de conscience qu'ils n'étaient pas sûrs d'apprécier.

« …mea et vita mea in inferno adpropinquavit… »

« Il… s'avance vers nous, là, non ? » demanda Tesla, paniqué.

Difficile à dire si le corps avançait vraiment dans une direction précise au milieu de ses gestes désordonnés. Mais il était clairement plus proche. Bien plus proche que ce qu'ils auraient voulu.

« J'm'en vais vous calmer tout ça… » grommela l'agent en pointant son arme sur le corps ambulant.

Les balles s'enfoncèrent dans la chair et en ressortirent sans lui avoir fait le moindre mal.
Et pourtant, il y eut un changement.
La psalmodie c'était arrêtée.
Derrière le cadavre du rescapé, en plein sur le trajet des balles, se tenait la liche, immobile. Et silencieuse.

« Ok, je crois que c'était une co-

« …shhhHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHH… »

Une petite gourmette en or vint s'abattre sur le plancher, à l'emplacement où se trouvait la Liche, laquelle s'était immédiatement volatilisée à la vue de l'objet, disparaissant comme une forme gazeuse entre les planches de bois du mur opposé. Le corps du macchabée, tiré par ses chaînettes, tenta lui aussi de s'échapper par les interstices de la grange, à la différence que lui n'était pas gazeux. Les chaînes s'extirpèrent de sa chair, arrachant quelques lambeaux de peau au passage, avant de disparaître elles aussi. Le corps abandonné retomba mollement dans la paille.

« Ça c'était pour Dalmiro, saloperie ! grogna Gémini en entrant dans la grange tout en ramenant vers lui la gourmette qu'il avait soigneusement attachée au bout d'un fil.

« Oh, et salut à vous les survivants. Vous avez beaucoup de chance d'être tombés sur moi en ces… temps de crise, on va dire. Entrée théâtrale, oui, je sais. Je suis Antonio Visconti, humble…

- Salut, Gémini. » grinça Tesla.

Les yeux de l'italien se posèrent sur Tesla. Puis sur le matériel militaire estampillé Fondation de l'agent Karaghan. Puis sur Tesla. Puis sur la blouse encore trempée de la doctoresse qu'il était sûr d'avoir déjà vu quelque part. Puis sur Tesla. Puis sur le corps inerte du cubain. Puis sur l'arme de l'agent. Puis sur Tesla. Puis sur les lambeaux de Versace répandus sur le sol. Puis sur Tesla.

« Et merde. »


« Accélère ! hurla Natemy à Karaghan tandis que, de l'arrière du véhicule, on apercevait les cimes des arbres disparaître unes par unes tandis que… quelque chose… dévastait la forêt.

Tirer sur SCP-060-FR n'était quelque chose d'extrêmement judicieux, même en le faisant fuir tout de suite après. La Liche avait fait jaillir… quelque chose… du sol, quelque chose avec beaucoup trop de bras et beaucoup trop peu d'organes vitaux.

Quelque chose qui, fort heureusement, avait beaucoup plus de fémurs à coordonner qu'un 4x4.

« …donc, fatalement, j'étais bien informé sur les points faibles de ce détraqueur de merde. Et, quitte à ne pas pouvoir faire de feu, il me restait toujours ma gourmette. Je l'ai attiré un peu de mon côté, pour qu'elle laisse Dalmiro tranquille, tout en la tenant suffisamment à distance pour pouvoir chercher des soins…

- Vous êtes revenu sans aucun matériel de soin, fit remarquer Tesla, la mine sombre.

- On… fait avec ce qu'on peut. Et quand j'ai compris qu'elle avait arrêté de me suivre, il fallait vite que j'y retourne.

- Et nous étions arrivés entre temps. Pile durant le moment où vous l'aviez éloignée.

- Voilà.

- …

- …

- …Et la veste ?

- Il avait froid, répondit simplement Gémini en fixant ses chaussures. C'est aussi pour ça que je l'ai recouvert de paille après l'avoir traîné jusque là. Mais je ne vous force pas à me croire.

- Ça tombe bien. »

Un nouveau silence pesant remplit la voiture tandis que, loin derrière, la menace s'éloignait de plus en plus. Natemy jugea qu'ils avaient eu bien assez de silence pour aujourd'hui.

« Bon, et du coup Dr. Gémini, quitte à ce que vous restiez, on devrait sans doute vous expliquer ce qu'il se passe de notre côté… »

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