Équipe 5 : Holt, Gray, Topy et Gabouric
4 jours avant la chute d'Aleph
Description de l'objet : Une tasse de café qui laisse passer l'intégralité des rayons lumineux à travers son verre, la rendant complètement invisible.
Envoyé vers : Site Aleph
La feuille serrée fermement entre le pouce et l'index, le Dr Topy relit en boucle les brèves informations sur ce nouvel objet anormal avec un petit sourire en coin. "Voilà un gadget qui devrait intéresser Holt", pense-t-il, heureux de faire son bon geste de la journée. Il imagine déjà son collègue se jeter sur les services administratifs pour obtenir le droit de posséder cette babiole et de crâner à la cantine, une masse de café flottant dans les airs juste devant son poing. Les yeux toujours rivés sur le document, le chercheur slalome dans les couloirs, esquive le concierge occupé à frotter une tâche de jus de fruit sur le sol en adressant le sourire du plombier aux passants, et arrive devant une porte à demie-ouverte.
D'un geste vif, il toque, et pousse immédiatement la clenche, avant de buter contre un objet non-identifié.
- Attendez, bougez pas, je le bouge.
Derrière la porte, le Dr Holt trottine pour bouger le lourd carton du passage, et se redresse en se grattant la tête, gêné sans réelle raison.
- Ah, c'est toi, Topy… Entre, entre !
Ce dernier ne se fait pas prier, et saute presque à pieds joints à l'intérieur, une rare expression de sympathie placardée sur le visage.
- Salut, Holt ! Devine ce que j'ai pour toi ?
Topy pousse un petit glapissement. Le bureau de son collègue, habituellement plein à craquer de bricoles qu'il ne faut surtout pas effleurer pour ne pas faire sombrer le bâtiment entier dans le chaos, est maintenant vidé aux trois-quarts. Les étagères sont vides, le bureau semble nu et les armoires sont ouvertes et vomissent des cartons fermés avec du scotch de déménageur, avec inscrit sur une petite étiquette des consignes de sécurité pour leur contenu. Le jeune chercheur, le menton pendant comme s'il venait de subir une anesthésie locale, tente de deviner la nature de l'ouragan qui a traversé la pièce :
- Meeerde, qu'est-ce qui s'est passé ? On a repris tous tes objets anormaux ?
Holt sent que les explications vont être compliquées, et recule vers son bureau pour se donner une contenance en s'asseyant dessus.
- Non. Je m'en vais.
Le papier de Topy, qu'il parvenait à tenir faiblement du bout des doigts, tombe sur le sol brusquement. Le chercheur est saisi de surprise. Aurait-il mal compris ?
-…Hein ?
- J'ai demandé une mutation, et on va sans doute me placer dans une FIM, mais… C'est tout ce que je peux te dire.
Ayant parfaitement conscience que le secret professionnel a tendance à plomber l'ambiance, surtout quand il est couplé à un départ brutal, l'adolescent explique vaguement, le regard rivé sur les pieds de son collègue :
- Surveillance d'un Keter.
- Oh.
Le "Oh" ne sonnait pas vraiment comme une onomatopée de compréhension, mais plutôt comme une onomatopée de douleur, similaire au son que l'on produit lorsque notre coude heurte un meuble. Mais le silence n'a pas le temps de s'épaissir après ça, car la porte s'ouvre en grand, et laisse entrer un autre personnage. Complètement chauve et affublé d'un T-shirt rouge sur lequel est inscrit "PC Master Race" en lettres de feu visible grâce à sa blouse entrouverte, il est reconnaissable entre mille.
- Hey, qu'est-ce que j'entends ? Le môme quitte le navire ?
- Tu écoutes aux portes, toi, maintenant, Benji ?
- Faut croire !
La réaction du nouvel arrivant, plus chaleureuse, détend sensiblement l'albinos, qui se risque à croiser les bras et à sourire.
- Ouais, je m'en vais. Je pourrais plus noter des blagues Carambar dans les coins de tes cahiers des charges.
Topy, insatisfait par la tournure décontractée que prend cette discussion, clique des yeux rapidement et secoue la tête en signe de désorientation :
- Attends, Holt, je comprends pas, là… Tu as demandé à t'en aller ?
- Eh bien, je…
Visiblement, Benji n'avait pas bien compris cette information. Il tourne la tête vers l'enfant avec des yeux ronds, et lance rapidement sans laisser le temps au concerné de répondre à la question précédente :
- Dis, c'est vrai qu'en y repensant, t'es pas venu à la cafet' depuis deux jours pour boire ton sempiternel café au lait. T'as reçu la vanne de trop et tu fais ta crise d'ado, c'est ça ?
Peu enclin à rire à ses plaisanteries, Holt réplique d'un ton sec qui laisse entrevoir sa maturité malgré son apparence :
- Aucun rapport. J'ai juste envie de varier mon expérience professionnelle.
Face au comportement inhabituel de son collègue, Topy s'emporte et hausse le ton, à la manière d'un parent qui ferait la morale à son gamin.
- Et tes objets anormaux ? Et tes collègues ? Tu fous tout ça en l'air sans aucun regret ?
- Calme-toi, c'est pas le genre de décision facile à prendre, pour moi.
La pression oblige l'adolescent à se lever et à marcher au hasard dans la pièce, tout en esquivant au maximum ses confrères du regard. En passant à côté des rares artefacts qui restent, il semble les caresser sans même tendre la main vers eux, comme si son affection pouvait prendre une consistance pour toucher ses objets qui colportent tant de souvenirs avec eux. Après quelques instants, il continue, avec une voix plus proche du soupir que de la véritable prise de parole :
- J'ai obtenu le droit de conserver certains objets anormaux, et aussi de garder le contact avec certains de mes supérieurs, vous aurez toujours des nouvelles. Et puis, il y a toujours l'intranet de la Fondation.
Aucune réponse, l'atmosphère semble condamnée à empirer. Pour échapper au sentiment de gêne général, Benji se met lui aussi à parcourir la pièce, les mains derrière le dos, comme s'il se promenait dans un jardin en reniflant des pétunias. Pendant ce temps, Topy, les pieds toujours ancrés sur le plancher, affiche une mine morne, mais sévère.
- Tu sais, Holt, je ne te connais sans doute pas assez pour te considérer comme un proche, mais je pense pouvoir dire assez facilement que ta raison pour quitter Aleph pue le mensonge à plein nez.
Le nez penché dans différents recoins inintéressants du bureau, l'androïde adhère immédiatement à cet avis.
- C'est clair. T'en est à pratiquement 40 ans au sein de la Fondation, maintenant. Tu l'as, ton expérience professionnelle diversifiée.
- Pas tant que ça, je n'ai été que…
Mais c'est trop tard, il est grillé, maintenant. Comme un seul homme, ses deux collègues le fixent, et comme un seul homme, ils lancent :
- Holt, c'est pas la peine, dis-nous la vérité.
- Qu'est-ce qui ne va pas ?
L'étau se resserre autour du très jeune chercheur, et esquiver le contact visuel ne suffit plus. Avec une voix tremblante, il leur fait face, les bras croisés et le dos droit, et arbore l'expression la plus sérieuse et grave qu'il puisse faire.
- Je vous jure que je ne vous mens pas et…
- Heeeeeey, mais t'as salopé le mur, ici ! T'as intérêt à nettoyer ça avant de déménager, sinon le concierge va encore faire un caca nerveux.
À force de se balader un peu partout, Benji a découvert un coin de mur caché derrière une grosse armoire métallique recouvert de petits traits horizontaux qui gagnent de plus en plus en hauteur, dont les plus bas ont été tracés avec tellement de force qu'ils commencent à écailler la peinture vieillissante. Le rythme cardiaque de l'enfant s'accélère brusquement, et il tourne la tête vers l'androïde à s'en briser le cou, avant de s'exclamer à un ton frôlant l'irritation :
- Ça suffit, j'ai tout à bordel à préparer, je n'ai plus de temps à perdre ! Sortez de mon bureau, s'il vous plait.
- Attends… T'es pas en train de mesurer ta croissance sur ce mur, si ?
Benji glousse d'amusement pendant que Topy essaye de retenir un sourire, mais ni l'un, ni l'autre n'a le temps de lâcher une vanne ou de faire un quelconque commentaire, car Holt explose soudainement :
- SORTEZ DE MON BUREAU, BORDEL !
Peu habitués à ce genre de crises de la part de l'albinos, les deux hommes sortent, l'un en grommelant, l'autre avec une expression d'incompréhension totale et de vague tristesse qui remplace l'expression de joie et de sympathie qu'il avait en rentrant dans la salle.
Une fois seul, Holt s'assoit violemment sur un carton, qui s'affaisse immédiatement sous son poids. Il ne prête pas attention aux bruits cocasses qui sortent des objets anormaux activés par le choc, trop occupé à se passer la main dans les cheveux, signe de réflexion intense chez lui. Après quelques secondes à contenir ses émotions sans un bruit, il regarde du coin de l’œil les gribouillages remarqué par ses confrères, avant de se lever, de saisir un crayon dans la poche de sa blouse, et de se placer devant le mur en question avec une posture de condamné qui avance vers la guillotine.
Avec des mouvements lents, il cale son dos et l'arrière de sa tête contre le béton, et trace un énième trait sur le mur en prenant le haut de son crâne comme appui d'une main tremblante. Une fois la tâche faite, il fait un petit pas, et se retourne vivement, impatient de voir le résultat.
- En… Encore un demi-centimètre.
Cette fois, ça y est.
Une larme coule le long de sa joue, et le pousse à cogner légèrement son front contre la surface froide sur lequel est noté son destin. Avec le front, il tente de bloquer ce trait. Il ne veut plus qu'il bouge, il ne veut plus que les traits qu'il trace juste au-dessus de son crâne changent de position à chaque fois qu'il mesure.
Ce n'est pas qu'il ne veut pas grandir. Non, non. Au contraire.
Il veut juste que ce trait arrête de se rapprocher sans arrêt du sol.