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Équipe 1 : Frog, Grym, Neremsa et Deous
Grym
Jour 80 après la chute d'Aleph
J’ouvris les yeux.
Deux néons qui déconnaient me faisaient face, à deux mètres au-dessus de mon lit.
Un sentiment étrange de déjà-vu me prit soudain à la gorge. Je sentais venir un des nombreux flashbacks qui me traversaient l’esprit depuis plusieurs jours désormais, et qui aidaient à éclaircir certaines zones d’ombres.
Mais rien ne vint. Le souvenir qui ne demandait qu'à ressurgir devait être soit trop distant, soit pas assez similaire « au stimulus déclencheur » comme me disait Frog.
Tant pis. Ça devait être dû au fait que j’étais à nouveau enfermé dans un bunker sous-terrain, contre mon gré (ou presque), pour… m’entraîner.
Le monde change, mais reste le même. Et les 70 années de trou noir mémoriel entre mes derniers souvenirs et le monde post-apocalyptique dans lequel je m’étais réveillé avaient authentifié mes dires.
J’entendis des cris au loin. Une sorte de beuglement semi-animal, semi-humain. Que j’avais appris, depuis quelques heures, à identifier comme étant d’origine belge.
« DEBOUT ! MISE EN SITUATION !»
Était-il utile de préciser qu’il était six heures du matin et que la journée de la veille avait été composée d’un long voyage en avion, d’une chute libre de plusieurs milliers de mètres, et d’un inventaire précis de l’ensemble du matériel du bunker ?
« J’arrive. »
Au moins, cette fois-ci, ma chambre n’avait pas de barreaux.
Je poussai la porte qui menait hors de ma chambre, clopin-clopant, et vis Frog qui faisait de même, l’air visiblement… fatigué.
Les beuglements reprirent, provenant du fond du couloir, où la cuisine était située.
« BOUGEZ-VOUS. VOUS SERIEZ DÉJÀ MORTS, BANDE DE BOULETS ! »
J’avais connu de meilleures colonies de vacances, à l’orphelinat.
Frog me lança un regard mi-révolté, mi-désespéré, et s’élança sans grande conviction vers l’antre de la bête. Je pris sa suite.
Dans la cuisine aux odeurs de ration militaire (donc peu ragoûtante), se dressait une vision d’horreur.
Un homme baraqué et poilu en débardeur-pantalon militaire vêtu d’un tablier de cuisine à la limite du ridicule et qui tenait deux assiettes à soupe en fer fumantes dans ses mains.
« À table, et vite. Le premier qui traîne se mange un shoot au cul… »
Son regard passa de Frog à moi.
« …ou une balle dans le torse. Vous avez dix minutes et après c’est entraînement au tir. »
J’entendis le psychologue soupirer.
« Bienvenue à Disneyland. »
J’ignorais ce qu’était la contrée de Disseney-Lande, mais de toute évidence, mieux valait éviter d’y mettre les pieds, au vu de l’analogie.
Nous engloutîmes rapidement nos (maigres) rations, et furent trainés jusqu’au stand de tir par le Belge qui avait déjà préparé le stand.
« Ces petits bijoux sont des F2000. Masse non chargée, entre 3,6 et 4,6 kilogrammes, selon s’ils sont équipés de lance-grenades. Donc pour vous, ça sera du 4.6. J’ai pas mis les grenades, je sais que certains ont un passif avec les explosifs… plutôt tendancieux parmi nous. Et surtout, on est en intérieur, et même dans un stand de tir, je préfère éviter. Frog, tu commences. »
Le Docteur attrapa l’arme, l’épaula, et vida le chargeur d’un seul coup sur une cible située à une vingtaine de mètres. Neremsa appuya sur un bouton et la cible glissa le long d’un rail pour arriver devant le stand. Sur la trentaine de balle que contenait le chargeur, 13 avaient touché la cible, et 5 seulement s’étaient logées dans la partie de celle-ci où était dessinée un homme à taille réelle. Le Belge grimaça.
« Tu ne tiens pas trop mal ton arme, y a quelque réajustements à faire, ici, ici, et… là. Voilà. Tiens comme ça. Tu seras plus stable. Et ne tire pas tout d’un coup. Sauf si tu mets une rafale de couverture, c’est la meilleure façon de perdre en précision. Préfère les petites salves de trois à quatre balles. Grym, à toi. »
Je pris mon arme. Je n’avais jamais été à l’aise avec les armes à feu. Les rares fois où j’avais dû tirer quand j’étais dans le maquis, j’avais manqué ma cible. Et je doutais d’avoir progressé depuis, ou encore pire, de me souvenir de toute forme de progrès que j’aurais pu accomplir.
Je me mis en joue en tentant de suivre autant que possible les conseils que Neremsa venait de donner à Frog. Et je fis feu. Par petites salves. Comme recommandé.
Zéro. Balles. Dans. La. Cible.
Le Belge cacha son visage dans ses mains.
« J’avais peur que tu ne saches plus tirer aussi bien qu’avant à cause de ton… mais là… »
J’étais à mi-chemin entre la colère d’avoir raté un truc que même un psychologue avait réussi et pas un ancien résistant, et l’étonnement.
« J’étais bon tireur ? Moi ? »
« Une fois je t’ai vu allumer un type à une centaine de mètres avec une vieille kalach. Bon, y avait un peu de chance dans le tas, et t’étais pas aussi performant qu’un vrai Agent de terrain confirmé, mais t’étais bon tireur, ça oui. »
« À une centaine de mètres ? »
« Oui. À Peshawar. Au Pakistan. »
Peshawar.
Une série de flashback pas très agréables arrivèrent en bloc.
Des hélicos qui tombent. Des tirs. Des cris. Neremsa en tenue de combat. Des cadavres avec le logo de la Fondation sur leurs uniformes.
Frog comprit.
« Ça te dit quelque chose, pas vrai ? »
Je hochai la tête.
Il posa une main sur mon épaule.
« Petit à petit, ça va revenir. Je commence à comprendre de mieux en mieux comment tu retrouves ta mémoire. On va te faire revenir. »
J’entendis Neremsa crier qu’il fallait recommencer l’exercice. Et j’entendis une petite voix au fond de moi.
D’après eux, j’étais instable.
Ça n’était surement pas dû à rien.
Et ce quelque chose, il était enfin parti. Et je cherchais à le faire revenir.
Et si même eux, même la plus puissante organisation du monde ignorait ce quelque chose, c’est que ça ne devait pas être bon, pas bon du tout, vu les efforts que l’ancien Grym avait fait pour le cacher.
Et si je ne voulais pas revenir ?
Jour 90 après la chute d’Aleph
Déjà dix jours qu’on est coincés ici. Dix jours d’hypnose, et d’autres tentatives pour me faire me souvenir de mon passé.
Dix jours d’entraînement physique inutile pour moi et de souffrance pour Frog. Je crois qu’il est un peu jaloux. Il n’arrêtait pas de demander.
« Comment ça tu ne peux pas prendre de muscles ? »
Et Neremsa de répondre.
« Son corps est immuable. Il pourra pousser toute la fonte qu’il veut, il restera comme il est. Tu as eu de la chance qu’ils te fassent bouger un minimum dans ton bunker, au moins tu es resté un peu sportif. T’aurais pu finir gringalet à vie. »
« Ils voulaient tester ça pour des soldats au départ. Il leur fallait des cobayes dans un état physique similaire à celui de combattants pour obtenir des résultats plus probants, j’imagine. »
Ils s’arrêtèrent.
« C’est la première fois que tu en parles. »
Frog avait l’air étonné.
« Que je parle de quoi ? »
Neremsa posa les lourdes haltères qu’il venait de faire virevolter quelques secondes avant.
« Du programme qui t’a rendu comme ça. D’habitude faut te tirer les vers du nez pour que t’en parles. Et encore, c’est rare d’avoir des infos aussi nettes, sans blague de cul au milieu. »
« Ça m’aide. Plus j’en parle, mieux je me souviens des derniers moments avant le trou noir. »
Un bloc-note fit son apparition dans les mains du psychologue de service.
« Tu veux dire que les mentions à ton passé, à des évènements direct, qui te sont arrivés, produisent directement des flashbacks ? »
« Oui. »
Il sembla pensif un moment, puis lâcha un :
« J’ai une idée. »
Jour 91 après la chute d’Aleph
« Je ne suis pas sûr de ton coup, là. »
On était assis dans la cuisine, c’était l’heure de la séance « souvenirs » de l’après-midi.
« Aie confiance. Ça ne coûte rien d’essayer. Nerem, tu commences. »
Le Belge joignit ses mains au-dessus de la table.
« Alors, la première fois qu’on s’est vus… »
Et tout l’après-midi fut consacrée à un déballage de tranches de vie emplies de nostalgies. Beaucoup de choses me revinrent. Des détails. Des anecdotes. Des moments importants. J’avais soudain l’impression de ne plus être qu’avec des inconnus, mais avec de vieux amis.
À un moment, Frog remarqua :
« Tu avais ce journal où tu écrivais tout. Si seulement on pouvait mettre la main dessus, tout te reviendrait. Je suis sûr que tu as dû y renseigner les évènements entre Ravensbrück et ton arrivée à la Fondation dedans. »
J’eus un flashback. Je me voyais écrire dans un journal. Je voyais une étagère remplie de ces petits cahiers.
« Mais OUI BIEN SÛR. »
Neremsa et Frog m’observèrent, une lueur d’espoir dans les yeux.
« Mais… j’ai beau voir l’étagère… où ils étaient rangés… je… je ne sais pas où ça se trouve. »
Le Belge grogna.
« Pas dans ta chambre à Aleph en tout cas. Je la fouillais deux fois par semaine et je n’ai rien trouvé de tel. »
Et l’espoir repartit.
On continua la discussion. Mais je ne reconnaissais pas vraiment la personne qu’ils décrivaient.
A priori, l’élément déclencheur de mon instabilité émotionnelle devait provenir des 40 ans de vide dans mon historique, entre mon évasion du camp de Ravensbrück et mon entrée à la Fondation. Tout ce que je savais de cette période c’était que j’avais eu ma vengeance, au final, et que celle-ci avait pris place dans les jungles d’Amérique du Sud.
Lorsque la séance fut terminée, une question me vint.
« Il y a quelque chose qui me triture l’esprit. »
Frog et Neremsa tendirent l’oreille.
« Pourquoi vous avez tant besoin de mes souvenirs ? Je veux bien avoir été votre ami, mais… j’étais dangereux, non ? Instable, vous n’arrêtez pas de le dire. Pourquoi vous avez besoin de cette personne, maintenant ? »
« C’est vrai que, vu sous cet angle… Nerem ? »
Le Belge prit une grande inspiration.
« Pour ce qu’on sait, et ce que tu nous as dit à l’époque, tu as passé 40 ans à traquer non pas un, mais plusieurs anciens nazis. Dans un monde en pleine guerre froide, rempli d’espions, tu as réussi à passer inaperçu malgré ton anomalie et à abattre des cibles qui savaient qu’elles seraient traquées tôt ou tard, certaines étant même protégées par des gouvernements. Nous avons besoin de tes talents dans ce domaine maintenant. »
« Pourquoi ? »
« Parce que Hanz Heinkel a une partie du SCP qui peut nous sauver tous. Parce que c’est le même type de personne que tu as appris à trouver et à neutraliser. Parce que tu le connais mieux que n’importe qui. Parce que nous n’avons pas le choix. »
Hanz Heinkel. Cette saloperie. Il y a avait eu tellement d’évènements ces derniers jours que je l’avais sorti de l’équation. Et que j’avais oublié une chose.
Ce fils de pute n’avait pas encore payé. Peu importe qui j’étais devenu à l’époque, je n’avais pas fini mon travail.
« C’est une réponse qui me convient. On peut reprendre l’entraînement ? »
Jour 100 après la chute d’Aleph
Aujourd’hui, rien. Pas d’entraînement, de séquence souvenir, ou quoi que ce soit.
Cela fait apparemment déjà 100 jours que Aleph est tombé. Et cela fait partie des rares souvenirs qu’il me reste.
Aujourd’hui nous buvons un peu d’alcool planqué au fond du bunker en l’honneur de ceux tombés ce jour-là.
Puissent-ils être vengés.
Jour 104 après la chute d’Aleph
Aujourd’hui, entraînement spécial en close combat. Dirigé par Neremsa, qui semble prendre un malin plaisir à nous filer tour à tour une trempée, à Frog et moi.
Soudain, lors d’une prise je sens quelque chose d’anormal. Un os plus dur qu’à la normale. Neremsa l’a senti lui aussi.
D’un coup il se retourne violemment et me neutralise. De façon plus sauvage que d’habitude.
Je n’en parle pas à Frog, pas la peine d’alarmer pour rien.
Mais il nous cache quelque chose.
Jour 105 après la chute d’Aleph
Je me décide finalement à parler à Frog au sujet de l’incident de la veille, alors qu’il range sa chambre.
Il me confie avoir lui aussi des doutes.
« Son comportement depuis le retour de Gizeh. Ça ne lui correspond pas. Jamais il n’aurait descendu un membre de la Fondation sans légitime défense ou preuve de trahison, comme il l’a fait dans l’avion, avant. Il y a quelque chose qui ne va pas. Mais impossible de savoir quoi. Je vais essayer de le faire parler doucement, mais peu de chances qu’il morde à l’appât. Tends l’oreille, toi aussi, des fois que. »
« Ça roule, Froggy. »
Il eut l’air agréablement surpris.
« Tu… viens de m’appeler Froggy ? »
« Peut-être. J’ai pas fait gaffe. »
« C’est plutôt bon signe, tu m’appelais comme ça tout le temps avant. »
« Avant ou après le sexe ? »
Et il fut pris d’un fou rire.
Jour 108 après la chute d’Aleph
Aujourd’hui marquait le terme de notre entraînement. Ou du moins des « trucs les plus basiques que même un boy-scout sait » selon une personne à forte capillarité que nous ne nommerons pas ici.
Cela incluait un peu de tout. De la survie la plus simple à la filature, ou encore aux méthodes de base d’infiltration et d’extraction. Cela avait pris du temps. Mais nous étions désormais pratiquement prêts à l’action.
Neremsa avait l’air satisfait.
Cela faisait deux jours que nous n’avions pas foutu une balle en dehors de la cible. Bon soit, c’était des cibles immobiles et à moins de trente mètres, et il nous avait fallu plusieurs semaines d’entraînement intensif pour arriver à ce résultat, mais c’était déjà ça.
« Vous avez bien bossé, vous méritez vos cadeaux. Rentrez dans vos chambres, je vous les amène. »
Nous nous exécutâmes, intrigués.
Il arriva une dizaines de minutes plus tard, il revint avec un sac qu’il déposa sur mon lit.
« Cadeau. Maintenant tu les mérites. »
J’ouvris le sac.
Dedans se trouvait un gilet de combat, une machette, et un objet brillant que je n’arrivais pas à voir.
Je le pris dans ma main, et je le reconnu aussitôt.
Un Colt M911.
Machinalement, sans savoir pourquoi, je passais mon pouce le long du canon.
« Il n’est pas gravé. »
Le Belge fit les yeux ronds.
« Quoi ? »
« Il n’est pas. Gravé. »
Le néon scintilla. Comme d’habitude. Mais il scintilla à ce moment.
Et mon regard se porta sur ce dernier.
Un néon scintillant qui éclaire faiblement un endroit. Un Colt M911 gravé sur le côté. Posé sur une étagère. L’étagère. Les cahiers. Une paroi qui coulisse en appuyant sur un mot écrit sur un mur. Une porte qui mène à cette salle. Trois chiffres, et une lettre.
Mon regard se planta dans celui de l’Agent.
« Je sais où est cachée ma mémoire. »
On passa dans la cave du bunker.
Neremsa me confia un objet.
« Objet anormal N°002-2014. C’est un couteau qui ne s’émousse pas, toujours utile. »
Je le remerciai d’un hochement de tête pendant qu’il attrape une petite caisse de grenades estampillées « 914 », qu’il range dans une minuscule bourse.
« Objet anormal n°017-2014. Une bourse qui peut contenir une centaine d’objets. Toujours utile pour transporter des vivres et du matos. Frog, viens par là. »
Le psychologue s’exécute.
« Attrape ça. »
Le Belge lui lance une veste de camouflage.
« Fous ça. C’est modifié via SCP-914. Ça arrête les balles. On ne sait jamais. Et maintenant, le clou du spectacle. Regarde dans ta poche droite. Mais n’ouvre pas la boîte. »
Frog rentre la main dans sa poche et en sort une petite boîte à stylo.
« Objet anormal n°094-2015. Un stylo qui transforme tout être humain le touchant en la dernière personne qu’il a vu, et ce pendant une heure. M’est avis que pour l’infiltration ça peut être utile. On peut remercier le DSI d’avoir conservé quelques objets anormaux à vocation militaire ici…»
Il marqua une pause.
« …On risque d’en avoir besoin. Au Site-Aleph.»
Alors que Neremsa déverrouille la porte menant à la sortie du bunker, que nous chargeons le Motherfucker autant que possible, et que nous évaluons nos chances de survies en fonction du chemin qu’il faudra prendre, la discussion d’il y a quelques heures ressurgit.
« Tes journaux personnels sont planqués dans la salle 113-B ? C’était le numéro de ta chambre à Aleph, c’est un non, un non négatif, on ne refout pas les pieds là-bas ! »
« C’était il y a des mois, depuis le secteur doit être redevenu calme. On a juste à entrer, prendre les documents, et repartir. »
« Et y laisser une jambe. Dans le meilleur des cas. Non, merci. »
« Tu as une idée pour trouver le cube ? Ou Hanz ? Ou n’importe quoi ? Non. Les souvenirs de Grym restent la meilleure option qu’il nous reste. Malheureusement. »
« … okay. Préparez-vous. On décolle dans trois heures. »
La route, toujours.
J’ai l’impression d’avoir passé ma vie à voyager, sans savoir où, ni comment.
Il est temps de le savoir désormais.
Dans quelques heures, nous serons à Aleph.
Et tout reviendra.
Jour 109 après la chute d’Aleph
Home, sweet home. Même si le décor ne me rappelle que vaguement quelque chose.
Je regarde Neremsa. Il s’est figé. Frog également.
L’entrée, qui avait dû être encombrée par des débris, fut un temps, était désormais ré-ouverte. Et au vu des débris, tout portait à croire qu’on l’avait explosée de l’intérieur.
Chacun prit une grande inspiration. Serra ses mains contre son arme.
Et nous entrâmes dans la gueule béante des débris.
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