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Équipe 1 : Frog, Grym, Neremsa et Deous
Neremsa
Jour 76 après la chute d'Aleph
What are you going to do now
Out in the lonely times
How will you ever get through now
Remembering all of your crimes
What will you do, what will you do,
who do you think would attempt a rescue
Dreaming, screaming, knocked right out of your shoes
Who would you blame, who could you sue
If the sky came looking for you
How are you gonna live now
Out in the lonely fields
What do you have to give now
I wonder how do you feel
What will you say, what will you say,
what will you say when god turns away
Running, jumping, praying it wasn't true
How would you look, without a clue
When the sky comes looking for you
Looks like the same old story
Looks like the same old game
Don't think you're bound for glory
I think you might be insane
What do you think, what do you think,
what do you think with your nerves on the bring
Dodging, weaving, trying to find a way through
Gonna be bad whatever you do
When the sky comes looking for you
Motörhead – When The Sky Comes Looking For You
Ian Fraser « Lemmy » Killmister
1945-2015
- Protocole Damoclès, quel nom à la con.
- Arrête de parler Neremsa, j'essaye de te recoudre.
Suite à la réponse de Benji, je conservai le silence une dizaine de seconde avant de craquer. Je sentais l'aiguille et le fil passer à travers les bords de l'incision dans ma nuque, presque sans douleur. C'était réellement désagréable.
- Tu as bientôt fini ?
Il ne répondit à aucune de mes questions ni aux insultes jusqu'à ce qu'il ait terminé, ce qui lui prit environ cinq longues minutes. Lorsqu'il se rassit à son bureau improvisé, je portai machinalement une main sur le pansement antiseptique qu'il avait apposé. Il n'était pas toubib, mais ça avait l'air d'un travail correct. J'avais connu de pires rafistolages sur le terrain, de toute façon.
Benji jeta un œil à ce qu'il avait extrait de mon corps, posé négligemment dans une petite boîte de pétri entre nous deux.
- Tu es certain de vouloir la garder ?
- Elle est devenue inutile maintenant.
Je rajoutais dans ma tête : « dans tous les sens du terme… ». Fouillant dans une de mes poches, je récupérai ce qui ressemblait à une petite clé USB noire. Benji eut un léger mouvement de recul.
- Tu es certain que ce truc ne va pas me bousiller ?
Je lâchai un petit rire.
- Mec, tu me poses cette question à chaque fois. Et, à chaque fois, je te réponds la même chose : c'est toi qui les a conçues. Y a aucun risque pour toi.
Il soupira.
- Je te hais pour cela. Tu en es conscient n'est-ce pas ?
C'était une de ses phrases fétiches. Elle risquait d'avoir un tout autre sens d'ici quelques jours, mais il ne se souviendrait pas me l'avoir dite. En fait, il ne se souviendrait ni de cet entretien ni de son opération sur moi.
Je haussai les épaules.
- C'est nécessaire. Ordre du conseil des O5.
C'était un mensonge.
Je laissai Benji insérer le dispositif dans un port qu'il avait au niveau de la tempe. Comme à chaque fois qu'il devait s'effacer la mémoire, il était hésitant. La clé était préréglée pour effacer une durée spécifique de sa mémoire et pour s'activer dès que son esprit entrait en contact avec le programme.
Benji se raidit puis s'affaissa. Le programme avait surchauffé ses pare-feu et le faisait entrer en mode veille pour une dizaine de minutes. Je me levai, récupérai la clé et sortis de son bureau.
Je dus m'appuyer sur le mur et fermer les yeux. Difficile de dire si c'était le reste d'anesthésique ou les opérations de Benji qui me désorientaient. Je secouai la tête pour me remettre les idées en place, heureux du fait que personne ne m'ait vu dans ce moment de faiblesse. J'avais encore trop de choses à faire et le temps commençait à me manquer.
Jour 78 après la chute d'Aleph
Les modifications sur le Motherfucker étaient terminées. Les ingénieurs s'étaient surpassés pour nous rajouter quelques gadgets, mais surtout pour adapter une citerne blindée. Tractée par le Sphinx, elle allait doubler voire tripler son autonomie, tout en nous permettant d'emporter pas mal de matériel supplémentaire. J'avais de la chance que, malgré la dissolution de notre groupe, j'étais toujours affecté à des opérations de terrain. Sans ça, nous aurions pu dire au revoir au char. Le plein était fait, les munitions étaient chargées. Je m'approchai du chef d'équipe et lui tendis quelques feuilles, ornées du logo de la Fondation.
Des documents contrefaits.
- J'aurais besoin que le Motherfucker soit préparé à être parachuté en C-130 avec sa citerne pour demain six heures du matin.
- Vous repartez en mission ?
Pas vraiment, non.
- Oui, et ce bon vieux tas de ferraille risque de prendre cher là où on va.
Je laissai une dizaine de cigares dans l'atelier en sortant. Je commençais à avoir mal à la tête. Benji m'avait filé quelques antidouleurs, mais je préférais retarder au maximum la prise. J'avais besoin de toute ma tête. Premièrement, récupérer le « Neremgun » à l’armurerie en prétextant une série de tests à faire. J’avais des papiers pour ça, aucun souci à se faire. En réalité j’allais tout de suite le charger dans le Sphinx avec d’autres armes. J’avais troqué nos P90 pour des FN-2000, plus adaptés selon moi, compte tenu de ce qui nous attendait. Un énième mensonge et une série de documents falsifiés plus tard, je retournais à l’atelier avec la valise spéciale. La citerne était pleine, la Fondation avait accès aux généreuses réserves de carburant russe et une équipe de survivants de FIM avaient réussi à sécuriser une raffinerie dans le Caucase. La situation n’était pas au beau fixe, mais ça n’empirait pas pour le moment. Nous avions des réserves de munitions, du carburant et des transports aériens qui parcouraient le monde. La seule chose qui me dérangeait profondément était le fait que les Groupes d’Intérêts devaient être dans la même situation, ce qui pouvait représenter une sérieuse menace.
Même si ça ne nous concernerait plus vraiment d’ici demain.
Il était 21h. Je me décidai à aller voir Grym. Depuis qu’il était amnésique (et depuis que notre groupe était officiellement dissout), j’avais évité d’aller le voir. Sa mémoire ne revenait pas et je commençais à penser qu’elle ne le ferait jamais. Il y avait néanmoins une bonne nouvelle à cela, mais j’avais besoin de l’aide de Frog…
Grym avait été plus ou moins enfermé dans une cellule sécurisée du Kremlin, un vestige de l’époque de l’URSS et du KGB. Il était autorisé à sortir, mais accompagné par un garde. Sa reclassification en SCP était en cours, mais la chaîne administrative de la Fondation était plus lente que jamais, question de priorités dues à la fin du monde. C’était inespéré pour moi, puisqu’en temps normal je n’aurais jamais pu falsifier autant de documents sans me faire choper. Enfin, j’avais tout de même reçu de l’aide…
En huit jours, les médecins et membres du personnel qui le côtoyaient lui avaient expliqué un maximum de chose : ce qu’était la Fondation ; ce qu’étaient les SCP ; qui il était lui-même.
C’était mieux que rien, mais il avait toujours du mal à s’y faire.
Je saluai les gardes et ouvris la porte blindée sans toquer. Sa cellule était spartiate : une table, une chaise, un lit, un évier et une toilette. Grym était sur son lit, lisant un livre sur la seconde guerre mondiale. Forcément, quand vous aviez carrément vécu ces évènements et que vous vous retrouviez presque un siècle plus tard sans le moindre souvenir, vous vous raccrochiez à ce que vous aviez connu. Ceci dit, l’ancien Grym n’avait jamais aimé les livres d’histoires. « Pas assez dans le détail » ou « quel ramassis de conneries » étaient ses invectives habituelles. Les vainqueurs écrivent l’histoire, c’est bien connu.
Me voyant entrer, il se redressa pour s’asseoir, déposant son livre à côté de lui. Je restais debout.
- Bonsoir Grym… Pardon, François. La cellule est confortable ?
- Bonsoir Neremsa. Ça va, j’ai connu pire.
Évidemment qu’il avait connu pire. Je ne tournai pas autour du pot et j’allai directement au fait :
- J’ai obtenu l’autorisation de faire un test pour te faire retrouver la mémoire. Je viendrai te chercher demain matin à 5 heures pile. Prends le minimum d’affaires avec toi.
Je lui tendis un des documents que j’avais écrits. Il hésita un peu puis le prit, sans le lire. L’espace d’un instant, je revis l’ancien Grym, celui qui se méfiait de tout. Mais cela ne dura qu’une seconde ou deux.
- Vous pensez réussir à me faire retrouver la mémoire ?
- Je n’en sais rien. J’ai besoin de l’aide du docteur Frog pour ça, il est meilleur psychologue que moi. Mais, comme les médecins te l’ont expliqué, le fonctionnement de ton cerveau est un mystère. Enfin, un plus grand mystère que celui d’un humain normal…
Il garda le silence.
- Je ne peux pas rester longtemps, j’ai encore du travail à faire. Nous nous reverrons demain.
Il acquiesça et reprit sa lecture. Je sortais de la cellule. Le mal de tête empirait. J’allai directement voir Frog. Depuis que notre équipe était dissoute, il passait son temps à faire le psychologue pour une grande partie des membres du personnel. Il fallait conserver le moral des troupes, après tout.
Arrivé près de son bureau, j’hésitais. Frog était probablement le meilleur psychologue que je connaissais. J’avais beau être formé et avoir l’habitude de mentir, je doutais de pouvoir lui faire gober quoi que ce soit. Or, la réussite de mon plan reposait sur le fait d’avoir à la fois Frog et Grym. Enfin, c’était la possibilité avec le plus haut taux de réussite. Ça restait quand même une sacrée idée de merde. Je toquai et attendis sa réponse avant d’ouvrir la porte.
- Salut Frog.
- Salut Nerem’. Tu viens pour une consultation ?
- Nan, je vais bien. Autant que faire se peut du moins, j’ai une putain de migraine.
Ce n’était pas un mensonge. Et je comptais là-dessus pour qu’il ne se méfie pas trop. Je repris :
- Je repars en mission demain, mais j’ai avec moi un élément un peu instable. Tu penses que tu pourrais lui parler avant notre départ pour savoir si c’est un bon plan de l’emmener avec nous ou pas ?
Ça non plus, ce n’était pas un mensonge.
- Je devrais pouvoir le faire oui. Le départ est à quelle heure ? Et surtout, où ?
- Six heures du matin, l'aéroport de Moscou. Rejoins-nous à 5h20 pour le départ.
Il soupira.
- Ces horaires me tuent. Je préférais encore quand on était sur les routes.
- Je sais. J’ai essayé de contrer la décision du Conseil, mais bon, tu sais comment ils sont… En tout cas merci d’avoir accepté, j’ai vraiment pas envie d’emmener un mec qui posera problème sur le terrain.
- Bah, c’est mon job.
- Je te laisse, j’ai besoin de sommeil. Et d’une aspirine. À demain.
- À demain. Et prévois-moi un café.
- Sans soucis.
Je sortais, persuadé qu’il se doutait de quelque chose.
Ma parano habituelle, ou une appréhension ? Difficile à dire. J'allais dormir. Ma piaule relevait plus du bureau qu'autre chose, mais au moins j'avais évité le dortoir. Je pris un antidouleur, réglai mon réveil pour 4h30 et me couchai sur un lit de camps. La journée du lendemain allait être longue.
Jour 79 après la chute d'Aleph
Putain de réveil… Putain de jour-J. Première étape du plan, l'élément le plus crucial dont allait dépendre la réussite de toute l'opération : un café !
Mieux valait essayer de rire un peu. Le mal de tête était moins présent. Moins douloureux aussi, plus comme une vibration désagréable dans mon crâne et mon cou. J'allais pouvoir gérer sans me shooter aux antidouleurs. Pour combien de temps, je l'ignorais….
Une douche pas trop froide plus tard, je m'attablai à la cantine. L'avantage avec la nourriture russe, c'est qu'on était sacrément calés pour une bonne partie de la journée tellement c'était consistant. Des raviolis sucrés, des sirniki (un genre de croquettes au fromage), du pain et de la confiture. Et du café à profusion. Pas juste du café normal hein. Nan, on buvait du café militaire. Un truc au goût apte à te griller les papilles gustatives, mais qui t'empêchait de cligner de l'œil pour trois jours. Radical.
Je rangeai mon plateau et me dirigeai vers la cellule de Grym. Étape 1, se débarrasser des gardes.
- Bonjour messieurs. Je dois faire sortir Grym pour vingt-quatre heures, voici les autorisations.
Je tendis quelques feuilles au garde de gauche. Je le laissai lire. L'avantage à être du DSI, c'est qu'on est formés à reconnaître les documents falsifiés. Les miens étaient irréprochables, sauf aux yeux d'un membre du département administratif. Or, la Fondation fonctionnait désormais sous régime militaire, via le DSI. Enfin, la faille que j'allais exploiter dans le système de sécurité ne serait utilisable qu'une fois.
Si le garde faisait mine de vouloir prévenir quelqu'un, j'étais prêt à agir. Neutraliser deux personnes n'était pas très difficile pour moi. Les secondes continuaient de passer. Il lisait attentivement le document, ce con. J'intervenais.
- Dites. On a un C-130 à chopper d'ici une heure et c'est le dernier départ de la semaine.
Le garde releva la tête, puis termina de lire la première page en diagonale.
- Ça m'a l'air en ordre, allez-y.
Je le remerciais d'un hochement de tête et ouvrait la porte. Grym était prêt. On échangea une rapide salutation et on se mit en route. Quelques couloirs avant le bureau/chambre de Frog, j'indiquais à Grym d'entrer dans une salle utilisée pour du stockage de médicaments. La veille, j'y avais placé un sac. Il était toujours en place. Je m'en saisissais et le jetais à Grym.
- Écoute-moi attentivement. Là-dedans, se trouvent deux tenues de terrain. Une pour toi, une pour Frog. Mets la tienne maintenant, avec le masque tactique et le casque. Tu n'enlèves ni l'un ni l'autre tant que je ne t'ai pas dit de le faire. Si on te pose une question, tu réponds par un ou deux mots du genre « oui », « non », « Demandez à l'agent Neremsa ». Si possible avec une voix différente de la tienne. Pigé ?
- Heu… Oui. Mais pourquoi on fait tout ça ?
- Je t'expliquerais le moment venu, fais-moi confiance en attendant. Et surtout, aie l'air de celui qui sait ce qu'il fait. Comme quand tu passais devant des gardes allemands quand tu allais saboter des trucs en 44. Ça ira ?
Il acquiesça. Je le laissai se changer.
- Prends le sac sur ton dos. On le chargera dans le tank.
- On part en tank ?
- Pas vraiment, non. Tu verras. Maintenant suis-moi et tais-toi.
Il acquiesça à nouveau et nous sortîmes dans le couloir. La partie la plus difficile du plan allait venir.
Je toquai à la porte de Frog. Il ouvrit, l’air peu réveillé. Il jeta un œil à Grym sans le reconnaître puis me regarda.
- C’est lui que je dois… ?
- Non, c’est juste un retardataire, ton patient t’attend à l’aéroport. Tu es prêt ?
- Ouais ouais.
Il bailla à s’en décrocher la mâchoire et m’emboîta le pas. Grym était derrière lui, parfait. On allait éviter que Frog le reconnaisse trop tôt. On se dirigea directement vers le garage. Pas la peine de vérifier l’atelier, je savais que le Motherfucker et sa citerne étaient déjà chargés dans le C-130. Nämu nous attendait près d’une jeep surmontée d’un émetteur anti 008. Il nous salua et grimpa dans le véhicule. J’indiquai à Grym de monter à l’avant et m’installai à l’arrière avec Frog. Les trente minutes que durait le voyage du Kremlin à l’aéroport de Moscou se déroulèrent dans un silence calme. Frog somnola tandis que je regardais la ville en ruines défiler par la fenêtre.
Enfin, nous arrivâmes à l’aéroport. Depuis l’évènement XK, on utilisait plus vraiment les bâtiments. Ainsi, Nämu s’engagea directement sur la piste. Difficile de rater le C-130. Les hélices de l’appareil tournaient déjà et les escaliers d’accès à la porte de la cabine étaient retirés. La jeep s’arrêta derrière l’avion. Nous descendîmes. Tandis que j’indiquais à Grym et Frog de monter dans la soute via la rampe arrière abaissée, je remerciai Nämu. Il avait l’air inquiet.
- Tu es sûr de ton coup ?
- Pas vraiment, non. Mais j’ai pas le choix.
Je lui tendais une petite capsule dans un sachet plastique.
- Rentre à la base et avale ça. Tu vas te sentir comme si tu t’étais salement cuité la veille, mais tu oublierais complètement que tu nous as transportés ici. C’est le mieux que je puisse faire.
Il hocha la tête, l’air grave. Je le saluais, peut-être pour la dernière fois.
- Merci pour tout. On se reverra peut-être.
J’entendis la jeep démarrer et s’éloigner malgré le vrombissement des moteurs de l’avion. Je grimpais dans la soute pour voir Frog se diriger vers moi, l’air complètement éveillé.
- Nerem’ c’est quoi ce foutoir, y a personne dans la soute.
Sans lui répondre, j’actionnai la fermeture de la rampe.
- Qu’est-ce que tu f…
Je ne lui laissais pas le temps de terminer sa phrase. J’avais sorti un petit taser de corps à corps avant de grimper à bord. D’une pression du doigt et d’un geste fluide, j’envoyais 50'000 volts dans le corps de Frog. Je l’empêchai de tomber sur sa tête en l’attrapant par le col. L’avion démarrait. Nous avions passé le point de non-retour. Je m’adressais à Grym en soulevant le docteur inconscient sur mes épaules.
- Ouvre le tank, vite.
Grym dut s’y reprendre à trois fois avant de pouvoir ouvrir le blindé. J’installai Frog à l’arrière. Grym dut m’aider, parce que c’était galère de faire rentrer un mec inconscient par la trappe de la tourelle. Par mesure de sécurité, j’attachai les mains de Frog avec des colsons. Ensuite, je dégainai une petite seringue remplie d’un liquide clair. Avec ma bouche, j’ôtai le capuchon sur l’aiguille, puis je piquai dans une veine de son cou. Cette dose avait été calculée par rapport au poids de Frog. Avec ça, il allait dormir de quatre à six heures. Le temps pour nous d’arriver à destination. Je bouclai sa ceinture, puis sortis et refermai le tank.
J’affrontais le regard de Grym.
- Tu étais obligé de faire ça ?
Je haussai les épaules.
- Je pouvais pas courir le risque qu’il foute tout en l’air. On n’est pas encore tirés d’affaire.
- Je ne sais même pas ce que tu prévois…
Il ne s’était même pas rendu compte qu’il avait cessé de me vouvoyer. C’était une bonne chose.
- Quand on sera en dehors de cet avion, on pourra se considérer comme en sécurité.
J’attrapai un des filets présent le long des parois de la soute alors que l’avion s’élevait. Grym fit de même. Le bruit des moteurs devenant de plus en plus fort, j’élevai la voix pour me faire entendre.
- Tu préfères croupir dans une cellule sans savoir pourquoi la Fondation t’y enferme ?
Il ne répondit pas.
- Avant que tu ne perdes la mémoire, tu m’aurais suivi jusqu’aux portes des enfers sans poser de questions. J’aurais sans doute dû te retenir d’aller y foutre le bordel, d’ailleurs. Alors au nom de ce que les autres t’ont raconté sur qui tu es, fais-moi confiance.
Je tapai sur son épaule en me déplaçant vers l’avant de l’appareil.
- Trouve-toi un coin tranquille, pas trop proche de la rampe. On en a encore pour cinq ou six heures de vol.
Contrairement à lui, je ne pouvais pas me reposer. Je vidai mes poches sur une table fixée au sol. J’avais une dizaine de boîtes de pétri, contenant toute la même chose. Dix implants de repérage GPS sous-cutanés. Tous actifs. Un seul sur les dix avait réellement servi, celui que Benji avait extrait de ma nuque. Je passai les trois quart d’heures suivant à attacher chacune des boîtes à un petit parachute improvisé. Quand j’eus enfin fini, j’en pris une et me dirigeai vers la rampe d’accès. Je me saisis de la commande et pressai le bouton d’ouverture. Dès que ce fut possible, je jetai la première boîte puis refermai la rampe d’accès. Je répétai la manœuvre plusieurs fois pendant le voyage, jusqu’à avoir largué chacune des micro-balises GPS. Je savais que le réseau de repérage de la Fondation n’était pas encore opérationnel à cent pour cent et ça allait sérieusement leur compliquer la tâche pour nous retrouver de se rendre compte qu’ils avaient non pas un, mais dix signaux différents.
Je remontai le long de la soute pour me diriger vers le poste de pilotage. Trois personnes y étaient. Le pilote, le copilote et un soldat. Comme Grym, il portait un masque tactique et un casque. Je le saluai d’un signe de tête, puis m’adressai au pilote.
- Dans combien de temps passera-t-on au-dessus du site Zayin ?
- D’ici une heure et demie ou deux, pourquoi ?
- J’aimerais le revoir une dernière fois, c’est possible à notre altitude ?
- On ne vole pas très haut, oui ça devrait être possible.
- Vous pouvez me prévenir quand il sera en vue ?
- Sans problème, on vous contactera via le haut-parleur.
- Merci.
J’adressais un deuxième salut de la tête au soldat, puis sortais. Le site Zayin était un des rares sites à ne pas être doté d’une tête nucléaire. La probabilité qu’il soit détruit était donc faible. Il avait probablement été complètement évacué. De toute façon, l’endroit que je visais était situé à quelques kilomètres du site en lui-même. Encore un peu de patience…
Je retournai dans la soute pour attendre. J’avais du mal à tenir en place, la tension montait. Le plus difficile, selon moi, était fait. Je n’avais donc aucune raison de stresser, mais c’était plus fort que moi. Je faisais les cent pas dans la soute, sous le regard circonspect de Grym.
- Nerveux ?
- Sans blague…
Je dégainai un cigare et l’allumai. À la base, je l’avais réservé pour quand nous serions au sol, l’avion loin derrière nous. Si tant est qu’il soit utile de réserver un cigare pour la réussite d’un plan fou quand on en transportait une boîte infinie…
J’aspirais la fumée, savourant le goût.
- T’en veux un ?
Il secoua la tête avant de répondre :
- Pas trop mon truc.
Je laissai échapper un petit rire. S’il avait su à quel point son ancienne version s’était shootée à tout ce qui lui passait sous la main…
Il changerait peut-être d’avis quand on serait au sol. Encore fallait-il que les ingénieurs n’aient pas foiré leur coup avec les parachutes.
Je fumai la moitié de mon cigare avant de le laisser s’éteindre. Enfin, le haut-parleur se déclencha.
- Site Zayin en vue, on va le survoler dans quelques minutes.
Je me levai et fit craquer mes doigts.
- C’est parti ! Va dans le sphinx, à l’arrière et secoue Frog. Il sera un peu vaseux, mais il faut qu’il soit réveillé. Et laisse la trappe d'accès ouverte.
Grym s’exécuta sans poser de question. Bon point pour lui. Je courais vers la rampe d’accès et l’actionnait. Pendant qu’elle s’ouvrait, j’allai à l'arrière du Motherfucker. D’abord, détacher les sécurités arrière. Le tank et la citerne étaient posés sur une plaque qui servait normalement à parachuter des jeeps. Les ingénieurs l’avaient adapté, je priais intérieurement qu’ils aient fait leur job correctement. Alors que je déverrouillais l’avant dernière sécurité, j’entendis distinctement Frog se réveiller et invectiver Grym. J’entendis aussi la porte de la soute se refermer.
Le soldat du poste de pilotage venait d’entrer dans la soute.
Je jurai de manière sonore et dégainai mon Five-SeveN en me dirigeant vers l’avant du tank.
Il ne restait qu’une sécurité à enlever. Je vis distinctement le visage de Frog à travers un des hublots du Sphinx. Bien.
Au moment où le soldat contourna le tank, je le mis en joue avec mon pistolet. Il se figea immédiatement.
- Qu’est-ce que vous foutez ?!
- Rien qui vous concerne, retournez au poste de pilotage.
Il avança d’un pas, les mains en évidence. Je pouvais voir qu’il avait enlevé la sécurité de son holster, il était prêt à dégainer. Je l’avertis.
- Ne me forcez pas à vous abattre !
Le temps sembla ralentir pendant une seconde ou deux. Puis le soldat fit un geste pour prendre son arme. Je tirai. Une fleur rouge éclata au niveau de son cou et il s’effondra. Je vis à son visage que Frog avait tout vu. Je rengainai, déverrouillai la dernière sécurité et saisis la commande pour larguer le tank. C’était un gros boitier noir, avec un bouton rouge dessus. Elle était reliée au plafond par un câble. Je doutais franchement que le mec qui l’avait conçue avait un jour pensé que quelqu’un s’en servirait pour s’auto-larguer. Je grimpai sur le sphinx, ouvris la trappe de la tourelle et pressai le bouton.
Le sphinx commença à glisser presque immédiatement. J’eus tout juste le temps de fermer la trappe, de m’installer à l’avant et de boucler ma ceinture, que nous étions en chute libre.
Les plus longues secondes de ma vie, putain. J’avais l’impression que mon estomac me remontait par la gorge.
Nous avons crié tous les trois pendant la chute. Quand l’altimètre intégré au dispositif l’a jugé utile, six parachutes se sont déployés en même temps. J’ai eu l’impression de ravaler mon propre estomac. Ça allait pourtant encore secouer.
Il fallut près de deux minutes pour qu’on touche le sol. Ce fut un sacré impact, mais rien ne céda.
Frog était sidéré, Grym aussi. Je sortis en premier du tank pour défaire les lanières qui le retenaient à la plaque de parachutage. Pareil pour la citerne. Je pouvais entendre Frog gueuler.
- Putain mais qu’est-ce que tu as fait ?! Tu l’as tué !
Marrant, j’aurais cru qu’il serait calme malgré la situation…
- Ferme là Frog. J’avais pas le choix.
Je rentrai dans le Sphinx et démarrai. Il avait survécu au parachutage !
J’avais pas eu le temps de faire des essais avec la citerne, mais ça allait. On allait pas faire des pointes de vitesse phénoménales, par contre. Un mal pour un bien. Je roulais jusqu’au site Zayin. Frog s’était enfermé dans un mutisme résigné. Nous dépassâmes rapidement le Site. Grym s’étonna. Je lui expliquais :
- Le site Zayin n’a jamais été notre cible. C’était un point de repère. Notre vraie destination est un bunker top secret connu uniquement de quelques personnes.
Frog sortit de son mutisme.
- Chouette. Comme ça la Fondation pourra nous récupérer plus vite.
Je lâchai un rire sans joie.
- N’espère pas trop, je suis probablement le seul membre encore en vie à savoir que ce truc est ici. Oh le Conseil des O5 connaît son existence, oui. Mais encore faudrait-il qu’ils s’en rappellent et devinent qu’on est allé là. Le temps qu’ils s’en aperçoivent et envoient quelqu’un, on sera déjà loin.
Je roulais pendant une bonne heure, suivant des indications que j’avais mémorisée par cœur il y a longtemps. Enfin, on arriva. Le bunker top secret avait l’apparence d’un hangar paumé au milieu de nulle part. Je parquai le blindé devant l’entrée et coupai le moteur. Je sortis en premier, suivi de Grym puis de Frog. Le temps des explications était venu. J’allais pas tourner autour du pot.
- Comme vous avez pu le constater, nous avons trahi la Fondation…
Je levai la main avant qu’ils interviennent.
- Oui, « nous ». En temps normal, vous auriez pu retourner à la Fondation et tenter de vous expliquer. Il y aurait eu de grandes chances que vous ne soyez pas exécutés. Compte tenu de la situation mondiale actuelle et du fait que la Fondation est passée sous fonctionnement militaire via le DSI, vous serez abattu avant même d’avoir pu clamer votre innocence. Vous n’avez donc pas le choix, soit vous me suivez, soit vous passez le reste de votre vie à fuir.
Je me tournai vers Frog.
- Je suis désolé de t’avoir entraîné là-dedans, mais j’ai besoin de ton expertise…
Je pointai Grym du doigt.
- … J’ai besoin que tu lui fasses retrouver la mémoire. Son cerveau est capable de se régénérer sans qu’il perde sa mémoire, donc c’est un problème psychologique. C’est ton domaine. Si tu n’y arrives pas, la bonne nouvelle c’est qu’avec son amnésie il n’a plus autant de troubles qu’avant. Tu peux aussi faire exprès de saboter ton travail pour nous faire perdre du temps, mais tu sais très bien que tu es dans la même merde que moi maintenant. Tes chances de survie sont donc maximales avec moi vivant et en bonne santé.
Je dégainai un couteau et m’avançai vers Frog. Il ne me quitta pas du regard. Je tranchai les colsons. Il n’essaya pas de me frapper. Il devait être sacrément en colère, mais il savait que j’avais raison.
J’ouvris la porte du hangar et les invitai à me suivre.
Le hangar était complètement vide… La déception des deux autres était tellement palpable que j’en riais.
- Aidez-moi à rentrer le Motherfucker, au lieu de bailler aux corneilles.
Une fois le blindé à l’abri et la grande porte refermée, je les entraînai au fond du bâtiment. Une porte à code nous y attendait. Je frottai la poussière sur le pavé numérique et entrai un code à six chiffres. Le verrou s’ouvrit dans un chuintement pneumatique, donnant sur un ascenseur. Frog demanda :
- Y a plus de courant depuis des mois, comment ça peut encore fonctionner ?
- Quand ce lieu a été construit, le DSI a cru bon d’installer une sécurité pour ce genre de cas. Le bunker est relié à un réseau géothermal profond. Complètement indépendant d’un point de vue énergétique.
J’entrai, suivi des deux autres. Ils avaient l’air plus curieux qu’en colère, mais je me doutais bien que Frog intériorisait. La descente dura une minute. Enfin, la porte s’ouvrit sur une pièce sombre. Je m’avançais et tournait à droite pour actionner un interrupteur. Des néons blancs clignotèrent, éclairant le lieu. Nous étions dans un couloir blanc avec trois portes de chaque côté. Je faisais le tour du propriétaire.
- La première porte à gauche mène à un second couloir qui, lui-même, mène à six chambres individuelles. La première porte à droite mène au lieu de vie, qui inclut une cuisine et un genre de salon. La seconde porte à gauche donne sur les toilettes et la salle de douche. La seconde porte à droite c’est la réserve de nourriture. C’est prévu pour tenir un an à six personnes, mais on ne restera sans doute pas plus d’un mois ou deux. Niveau réserve d’eau, on est connectés directement à une nappe phréatique, pas de soucis de ce côté-là. La troisième porte à gauche mène à une petite armurerie qui inclut un petit champ de tir de vingt-cinq mètres. Vous vous y entraînerez avec moi de temps en temps, il y a des réserves de munitions. Enfin, la dernière porte mène à la « cave ». C’est un lieu de stockage pour des objets anormaux trouvés ou fabriqués et jugé utile pour le DSI. Enfin, une partie du moins. Il existe plusieurs bunkers comme ceci de par le monde, mais j’ai supervisé le stock de celui-ci pendant quelques années, on a accès à du matériel utile.
Je fermai la porte par laquelle nous étions entrés et désignai le pavé numérique qui remplaçait sa poignée.
- Juste au cas où il vous viendrait l’idée de vous débarrasser de moi, sachez que je suis le seul ici à connaître le code pour sortir.
- C’est quoi le plan ? demanda Grym.
- On se repose, je vous entraîne au tir, Frog essaye de te faire retrouver la mémoire. Dans un mois, deux mois maximum, on se tire d’ici en embarquant quelques objets anormaux et on essaye de retrouver l’Insurrection du Chaos. Ils ont un objet qui nous appartient.
Frog prit finalement la parole.
- Y a un problème dans ton plan. Les mecs de l’avion vont savoir que tu t’es parachuté ici.
- J’y ai veillé. J’ai laissé un petit dispositif dans la cabine de pilotage. Il a dû s’activer une vingtaine de minutes après qu’on a été largués. Les pilotes ne seront pas un problème. Quant à la boîte noire de l’avion, si la Fondation la retrouve, elle aura enregistré plusieurs ouvertures de la rampe d’accès durant le vol. Comme nous n’avons survolé aucune mer pendant nonante pour cent du voyage, il leur sera impossible de savoir précisément quand nous avons été largués.
J’ouvris la porte menant au lieu de vie.
- Prenez vos aises, on est ici pour un petit moment.
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