« Une tradition pas trop cuite, s'il vous plaît ! »
Annabelle alla saisir une baguette spécialement sélectionnée pour son client avant d'aller la lui remettre.
« Ce sera tout ?
— Ce sera tout, oui.
— Un euro cinq centimes s'il vous plaît ! »
La transaction eut lieu en main propre, puis le client prit la baguette.
« Merci beaucoup jeune fille !
— De rien monsieur Avrien, à mercredi ! »
Continuant d'afficher son grand sourire qu'elle ne lâchait jamais, Annabelle salua le vieil homme qui quittait la boulangerie. Elle avait toujours vécu dans son petit village auvergnat. Formée par feu son père aux arts du pain et des viennoiseries, elle avait vite repris le commerce familial après la mort de celui-ci, accompagnée de son amie d'enfance et de toujours.
« Aurore !
— Oui ?
— Il n'y a plus de pains au chocolat, tu peux en amener s'il te plaît ?
— J'arrive ! »
Aurore était née à Clermont-Ferrand, mais ses parents avaient eu assez tôt l’envie de quitter l'agitation de la ville pour élever leur enfant. C'est ainsi qu'elles s'étaient connues, à l'école primaire Albert Uderzo, et qu'elles étaient devenues inséparables.
La journée terminait à 19h30, comme presque tous les jours de la semaine. Un rythme exigeant mais une vie tranquille, paisible. Un véritable rêve, diront certains. Aurore arriva au comptoir, portant une grille de pains au chocolat encore fumants, qu’elle déposa un à un dans la vitrine pendant qu’Annabelle s'occupait des autres clients. Une fois que cette dernière eut fini avec l’un d’entre eux, Aurore lança :
« Eh, t’oublieras quand-même pas le cinoche ce soir, hein ?
— Bien sûr que non, répondit son amie avec un sourire radieux. »
Le prochain client sembla s’intéresser à la discussion. Un jeune homme, adolescent, autour de quinze ans. Il portait dans sa main un billet de cinq euros, probablement donné par ses parents pour approvisionner le petit déjeuner du foyer.
« Oh, eh, vous allez voir les Retourneurs ?, s’excita-t-il.
— Et ouais, pt’it bonhomme !, répondit Aurore en plaçant le dernier pain au chocolat en vitrine. On allait quand-même pas rater ce film, tout le monde en parle !
— Trop bieeeen…, s’extasia l’adolescent. Mes parents veulent pas, il disent que l’ciné est trop loin…
— On peut pas tout avoir en campagne !, sourit Annabelle. Quand tu seras plus grand et que tu auras une voiture, tu pourras décider de tes déplacements ! »
Cette petite conversation donna le sourire à d’autres clients, puis la journée défila avec son lot d'échanges similaires et de sourires dans tous les sens. Une parfaite petite vie à la campagne.
Le soleil se coucha vite, et Aurore retourna chez elle, à quelques centaines de mètres de là. Annabelle monta simplement à l’étage pour retrouver son appartement. Les deux amies se rejoignaient dans une demi-heure pour partir ; il fallait bien s’habiller. Elle choisit alors un vêtement qu’elle réservait pour l’occasion, puis attendit l’heure en dessinant quelques-uns de ses rêves de la nuit passée dans un cahier.
De souvenir, elle les avait toujours eus ; terrifiants et pourtant si attirants. Des évènements qu’elle vivait, avec Aurore et des choses étranges, indescriptibles autrement que par le dessin. C’était sa petite source d’inspiration secrète, celle dont elle ne parlait à personne. Petite, elle les considérait comme des cauchemars ; désormais, c’était du cinéma de nuit, le passionnant film d’aventure quotidien.
L’heure arriva vite, elle descendit à son garage pour sortir son véhicule. Derrière la porte se trouvait Aurore, qui n’avait elle pas changé de tenue ; jean, veste, t-shirt. La seule chose la caractérisant était son pendentif vert, une pierre précieuse étrange qu’elle disait appartenir à sa famille. Potentiellement une émeraude, selon elle, bien qu’elle avouait ne pas vraiment savoir. Y étant très attachée, elle le gardait le plus souvent à l'intérieur de son t-shirt en public de peur d'attirer des convoitises. Sinon cela, elle n’avait jamais porté trop d’attention aux apparences. Aux siennes, en tout cas, puisqu’elle remarqua immédiatement la tenue d’Annabelle à sa sortie de la voiture.
« Waouh, quelle classe ! Je l’avais jamais vue, celle-là !
— Je l’ai achetée il y a quelques semaines, et vu sa couleur, j’ai tout de suite pensé à en faire une robe « ciné » ! »
Elle portait en effet une élégante robe longue d’une couleur rouge éclatante, qui rappelait les sièges de beaucoup de cinémas. Aurore, comme elles s’étaient arrangées, conduisait à l’aller. Elle prit donc la place avant gauche, Annabelle prit celle à côté, avant de fermer le garage avec sa télécommande.
Les routes de la campagne auvergnate sont plutôt montagneuses, et le soleil couchant les rendait magnifiques ; raison pour laquelle la passagère préférait conduire de nuit. Elle aimait tant regarder le beau paysage, ne disant rien, observatrice. Elle ne fut coupée dans ses pensées que par la conductrice qui commençait à s’ennuyer.
« Alors, elle avance, ta BD ?
— J’ai encore fait quelques cases tout-à-l’heure, avant ton arrivée. Ça avance bien !
— On se demande où tu vas imaginer tout ça, quand-même…, soupira Aurore, mais d’un air amusé.
— Je me le demande aussi !, sourit Annabelle. »
Après une bonne demi-heure de route, le soleil était couché et elles arrivaient sur le parking du cinéma. Un achat de place et de nourriture plus tard, elles étaient installées dans leurs fauteuils, attendant la fin des publicités en discutant doucement. Le « petit bonhomme du cinéma » arriva, puis le film débuta. Elles se turent alors et s’y plongèrent.
…
…
Un flash lumineux apparut dans la salle avant de se résorber aussi vite. Le film était véritablement passionnant, et le combat final approchait ; les spectateurs passèrent vite à autre chose, pensant à un défaut technique. Tous, à l’exception d’Annabelle, qui s’était soudainement raidie. Elle tapota doucement l’épaule de son amie, lui pointant discrètement un endroit sous l’écran.
« Tu le vois lui, là ? Il vient tout juste d’apparaître après le flash !
— Tu travailles trop, Annab’, faut que tu t’reposes !, ricana doucement Aurore, qui ne voyait rien.
— Non non mais je te jure ! Tu le vois pas ? »
Son amie se figea un moment. Elle semblait avoir pris la chose au sérieux.
« Non, je l’vois pas. Qu’est-ce qu’il fait ?
— Rien, il me regarde, c’est bizarre… »
Des injonctions silencieuses à se taire se firent entendre dans la salle.
« Il marche vers moi !, tenta de chuchoter Annabelle, laissant tout de même échapper une voix de panique.
— Reste calme, reste calme. »
Son cœur battait si fort que cela lui couvrait le son du film, bien qu'elle ne l'écoutait en réalité plus vraiment. Une fois le vieil homme arrivé à sa hauteur, il s’assit sur le siège voisin. Il était vêtu d’un costume trois pièces, avait une barbe et de courts cheveux grisâtres, et semblait avoir au moins la soixantaine. Il n’avait pas l’air menaçant, bien que l’étrangeté du phénomène apeurait la jeune femme. Mais cela ne suffisait pas à expliquer toute cette panique ; quelque chose d’autre la causait, sans qu’elle ne sache véritablement pourquoi. L’homme prit la parole, d’un ton très poli et respectueux.
« Bonjour, Annabelle. Vous êtes en possession d’un objet m’appartenant, je vous prierai de me le rendre.
— Hein ?
— La pierre. Rendez-là moi, s’il vous plaît, insista-t-il.
— Hein ?, répéta la boulangère sans comprendre ce qu’il se passait ni de quoi il parlait. »
Un injonction au silence – cette fois-ci un peu plus forte et insistante – se fit entendre du fond de la salle. Aurore restait attentive, sans tenter d’interférer.
« Écoutez, je suis venu ici en supposant que c’était une simple erreur de votre part. Je suis navré, mais si vous ne coopérez pas, je me verrai contraint d’utiliser la force.
— Mais, je… je suis désolée mais je ne comprends pas du tout c’est quoi cette histoire de pierre !, cria Annabelle, le plus silencieusement que sa peur le lui permettait.
— Putain mais vous allez la fermer, oui ?, cria quelqu’un dans la salle, ajoutant à la confusion de la jeune femme.
— Je vous laisse une chance, ceci est votre dernier avertissement. S’il vous plaît, s’agaça le vieil homme. »
Annabelle paniquait de plus en plus. Elle tenta alors de s’aider de son amie, qui se montrait ouverte et attentive à ce qu’il se passait.
« I-il me parle d’une p-pierre, qui lui appartient ou je ne sais pas et- »
Ce dernier se leva et apparut soudain à la vue de tous avec un grand flash lumineux. Il fit très rapidement apparaître ce qui pourrait s’apparenter à un fleuret de lumière dans sa main, l'utilisant immédiatement pour transpercer le torse d’Annabelle. Personne n’avait eu le temps de ne serait-ce comprendre ce qui venait de se passer. L’homme se tenait désormais debout, l’arme ayant disparu, et commençait à chercher quelque chose sur le corps. Aurore était encore sous le choc, les larmes aux yeux sans pouvoir laisser sortir quelque son que ce soit. La seule chose qu’elle avait réussi à faire, c’était serrer très fort son pendentif dans son poing.
« On arrive au détroit de Malacca dans quelque jours !, annonça fièrement Annabelle à sa seconde et meilleure amie Aurore.
— Génial ! répondit-elle, Singapour se rapproche ! Les voyages de fret sont toujours aussi longs, mais qu’est-ce que j’adore ça !
— Et heureusement, ça aurait été triste d’être seconde de ce navire sans aimer le travail… »
Annabelle et Aurore, amies d’enfance, avaient rejoint la CMA CGM le même jour. Elles ont finalement été ensemble dans l’équipage de nombreux porte-conteneurs, et ont pu grâce à cela former une excellente équipe, reconnue jusqu’à la direction. La capitaine du vaisseau, bien que théoriquement supérieure à sa seconde, la considérait comme son égale. On leur avait toutes deux offert la promotion, mais cela aurait signifié être séparées sur deux bateaux différents. Aurore l’avait donc refusée.
Le soleil était déjà plutôt haut dans le ciel, bien que les membres de l’équipage étaient encore fatigués ; les multiples changements de fuseaux rendaient le sommeil difficile. Les deux femmes étaient seules sur le pont extérieur, prenant l'air. C'était leur pause, bien qu'elles devaient toujours rester à l’affût de toute agitation. Regardant l'horizon uniquement constitué d'un océan semblant infini, on n'entendait que le bruit du navire tranchant l'océan et celui du vent marin sifflant dans les oreilles.
Le ton un peu étrange de la dernière phrase d'Annabelle avait attiré l'attention d'Aurore.
« Je sens qu'il y a un truc qui va pas.
— Je sais pas… Ça fait un moment que j'ai l'impression qu'il y a un truc qui ne va pas… De manière générale, je veux dire. J'ai beau être dans ce métier, je n'arrive pas moi-même à m’imaginer le faire le reste de ma vie. Comme si j'avais aimé ce métier mais que d'un coup je m'étais rendue compte que ce n'était pas pour moi… Ça n'a aucun sens. »
Aurore resta pensive un moment.
« C'est peut-être un burn-out…, essaya-t-elle.
— Ça n'y ressemble pas. En tous cas, pas ceux dont j'ai déjà entendu parler. C'est plutôt une sorte de lassitude, je ne sais pas trop…
— Je pense que tu as besoin d'essayer autre chose. On peut toujours se reconvertir une fois ce trajet fini ! Peu importe c'que tu choisis, je s'rai toujours à tes côtés et j'te soutiendrai quoi qu'il arrive ! »
C'est cette fois Annabelle qui prit un moment de réflexion.
« J'ai une chance inouïe d'avoir une amie comme toi, tu sais ?, sourit la capitaine.
— T'imagines pas la chance que j'ai aussi !, ricana sa seconde. »
Elles continuèrent alors à contempler l'océan en discutant de tout et rien, de choses plus joyeuses. Jusqu'à ce qu'Aurore remarque quelque chose à l'horizon, qui s'accompagnait d'un petit bruit.
« Tiens, c'est quoi cette tâche là-bas ?
— C'est… attends… Ça ressemble à un hélicoptère…
— Hein ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire, on est au milieu de l'océan indien !, s'étonna Aurore.
— Aucune idée, mais on dirait qu’il vient vers nous, analysa Annabelle.
— Des pirates ?
— En hélicoptère ?
— On sait jamais, ils sont si inventifs, d’nos jours !, ricana Aurore.
— Mais on est si loin des côtes, comment un hélicoptère aurait assez de carburant pour venir ici ? »
L’engin survola le porte-conteneurs et se posa là où il pouvait. Les deux amies attendaient la sortie du pilote et de ses potentiels passagers. Mais c’est un homme seul, âgé d’une cinquantaine d’années et vêtu d’un costume aussi chic que son grand sourire qui sortit. Là où Annabelle s’était plutôt détendue, l’apparence de l’individu l’ayant quelque peu rassurée quand à ses intentions, Aurore s’était au contraire plutôt crispée.
« Bonjour mesdames, je suis Stanley Berison, cadre de la CMA CGM, annonça-t-il en tendant un papier à Annabelle, qui le lut immédiatement.
— Attendez, quoi ? Je dois repartir, maintenant, comme ça ?, s’étonna-t-elle après la lecture de ce qui était titré « Convocation ».
— Oui, vous vous doutez bien que c’est une affaire de la plus haute importance, dont la nature est d’ailleurs strictement confidentielle.
— Excusez moi, monsieur, mais… qu’est-ce qui nous assure que vous êtes vraiment cadre ?, lança soudainement Aurore, sous le regard surpris, et même un peu réprobateur, de son amie.
— Je comprends votre doute, les pirates sont bien inventifs en ce moment. Ceci est-il une preuve suffisante ?, rétorqua-t-il en montrant une carte justifiant sa position dans l’entreprise, parfaitement cachetée et signée par la direction. »
La seconde ne semblait pas vraiment convaincue mais n’avait pas d’autre idées pour démontrer sa pensée.
« Et bien, écoutez monsieur Berison, je crois être obligée de vous suivre… Je suppose que le commandement du navire est relégué à ma seconde ?
— Exact.
— J’aimerais tout de même que vous nous informiez de la nature de cette affaire, demanda Annabelle, tentant de rassurer son amie.
— Et bien… je n’ai normalement pas le droit de le dévoiler à votre seconde, mais elle a déjà fait preuve de nombreuses années d'excellents services selon nos dossiers, je lui fais confiance pour ne pas mettre sa carrière en jeu, accepta-t-il avant de vérifier l’absence d’oreilles indiscrètes. L’un des membres de cet équipage aurait commit un meurtre lors de son dernier passage à terre. Nous avons donc besoin de la capitaine de ce navire, connaissant bien ses marins, pour nous donner des pistes. Si nous n’en avons pas suffisamment avec vous, soyez assurée que nous viendrons également rendre visite à votre seconde une fois le navire arrivé à Singapour.
— Très bien… Bon, et bien, on se revoit à Singapour, Aurore !, sortit la capitaine avec un air de regret. »
La seconde semblait sérieusement inquiète, mais savait qu’elle ne pouvait rien faire ; cet homme était on ne peut plus crédible, et savait parfaitement quoi dire. Bien normal pour celui qu’elle avait reconnu comme étant un agent de la Fondation SCP. Elle maintenait son pendentif dans son poing, sans pour autant trop le serrer ; qui sait, peut-être la retrouvera-t-elle effectivement à Singapour ? Elle n’était pas encore morte, après tout.
C’était la première fois qu’Annabelle montait en hélicoptère. Elle aurait préféré que ce soit en des circonstances moins étonnantes. L’homme ne semblait pas vouloir dialoguer, et la capitaine n’avait pas grand chose à dire. On pourrait alors parler d’un trajet en silence, mais cela serait oublier le battement des pales qui leur vrillait les oreilles malgré le casque anti-bruit. Alors elle se concentrait sur l’océan, et regardait son grand porte-conteneurs devenir de plus en plus petit, au loin. Elle était dans ses pensées. Pensées qu’un flash blanc vint rompre subitement.
« Qu’est-ce que c’était que ça ?!, cria le pilote. »
Annabelle, elle, ne parla pas ; un vieil homme vêtu d’un costume trois pièces, ayant une barbe, de courts cheveux grisâtres et semblant avoir au moins la soixantaine, venait d’apparaître juste devant l’hélicoptère. Il flottait dans l’air comme s’il était au sol. Sans trop savoir comment, elle pouvait l’entendre parler.
« Je me demande bien comment vous avez pu utiliser la pierre alors que vous étiez morte…
— Hein ?
— J’ai beaucoup réfléchi, en réalité. Il y a des choses que je n’arrive pas à comprendre…
— Hein ?, répéta-t-elle bêtement, ne comprenant absolument pas ce qu’il se passait, paralysée par la surprise et la peur.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Je-, cria le pilote, avant d’être coupé par l’apparition du vieil homme dans son champ de vision. Oh, putain…
— Bon, écoutez, je vais utiliser une autre stratégie. »
Il fit apparaître dans sa main ce qui pourrait s’apparenter à un fleuret de lumière, puis se dirigea au-dessus de l’engin. Quatre tiges rectangulaires tombèrent sur le côté, et l’hélicoptère entama une chute libre. Stanley commençait à paniquer en essayant de reprendre les contrôles, tandis que le vieil homme réapparut à Annabelle.
« Vous avez cinq secondes pour tout me dire, et je vous sauve.
— Mais je ne comprends absolument pas de quoi vous parlez je ne sais pas du tout c’est quoi cette histoire s’il vous plaît arrêtez s’il vous plaît !, cria compulsivement Annabelle sans pouvoir s’arrêter jusqu’à la chute de l’engin dans l’océan, n’ayant pu entendre qu’une dernière phrase de la part de l’étrange personnage.
— Oh… et si ce n’était pas… »
L’hélicoptère s’explosa à la surface de l’océan, ne laissant que deux corps flottants à la surface.
Au loin, Aurore observait. Une larme sortit de chacun de ses yeux, avant qu’elle ne serre son pendentif plus fort dans son poing.
« Évidemment… »
« Champagne ?, demanda Aurore.
— Champagne !, confirma Annabelle.
Rentrant dans leur chic appartement de Paris avec vue sur la tour Eiffel, les deux amies jetèrent leurs manteaux sur le canapé avant d’aller préparer l’apéritif. Les deux mercenaires de l’anormal venaient de réaliser l’une de leurs missions les plus profitables de leur carrière : le vol d’une dizaines d’œuvres d’un anartiste au nom espagnol. Les deux formaient sans aucun doute le meilleur duo de mercenaires de leur époque, et étaient très reconnues dans le métier ; personne n’osait s’en prendre à elles. Chacune ne faisait confiance qu’à l’autre et au porte-monnaie du client.
Elles commencèrent l'apéritif, qui était presque aussi chargé qu'un repas. Elles étaient sur le canapé, après avoir dégagé les manteaux, et avaient lancé un petit film. Ce dernier ne servait cependant que de bruit de fond à une rétrospective de leur dernière mission. Au fil de la discussion, elles en étaient venues à discuter de leur métier en général.
« Quand-même, je dois l'avouer, qu'est-ce que je l'aime, ce boulot ! s'exclama Aurore, semblant attendre la confirmation que son amie pense la même chose.
— Tant d'action, tout ce monde de l'anormal… on découvre des choses incroyables. Tout ce dont j'ai toujours rêvé !, répondit alors Annabelle.
— Et puis on se fait masse de thunasse avec ça !, reprit la première en levant sa coupe de champagne.
— C'est vrai que c'est pas mal, si seulement on pouvait vivre aussi bien avec un métier honnête… Mais bon, la société n'est pas faite pour, alors on fait comme on peut.
— Ouais… Après quand tu regardes les « métiers honnêtes » avec la même action et dans l'anormal, bon, y a quoi… La gendastrerie ?
— Oh non, quel enfer… Tu avais dit « avec de l'action »…
— Ou alors… La CMO ? Ou pire, la Fondation SCP ?
— C'est ça, c'est la même chose que ce qu'on fait, mais en moins bien payé…
— Et puis, bon, « honnêtes »… Voilà quoi.
— C'est dommage que toutes les compagnies se vantant de sauver le monde soient aussi fermées, ça leur retire toute crédibilité. On a toujours l'impression qu'elles essayent juste de se prendre du pouvoir derrière notre dos.
— Ça, je peux pas être plus d'accord ! Le mercenariat n'est pt'êt pas le meilleur des jobs, mais au moins on vit au poil !
— C'est ça ! »
Après un apéritif et un repas bien complet accompagnés de discussions fructueuses, elles passèrent la soirée à regarder des films, réellement cette fois-ci, jusqu’à recevoir un appel inconnu : une nouvelle mission les attendait. Elle semblait plutôt simple. Il suffisait d’aller récupérer un artefact anormal en Creuse, puis de le ramener au client. On les avait cependant prévenues que l’endroit était dangereux et gardé, mais elles avaient l’habitude ; c’est ce qui ajoutait du piment aux missions, ce qui faisait que la vie valait la peine d’être vécue ! Cependant, elles avaient en premier lieu un rendez-vous de prévu dans une grange afin d’encaisser le paiement d’avance. Elle était située sur une petite commune de la banlieue sud . Elles prirent sans tarder leur véhicule et s’y dirigèrent.
Il était déjà à peu près une heure du matin lorsqu’elles y arrivèrent. C’était une grange parfaitement banale, dans la nuit ; elles y entrèrent sans tarder. Cependant, à l’intérieur, rien ni personne. À l’exception d’une odeur. Une odeur qui fut leur dernier ressenti avant leur endormissement soudain.
Annabelle se réveilla les mains menottées, assise sur une chaise en fer et devant une table faite du même matériau. En face d’elle se trouvait une agente de la fameuse Fondation SCP. Elle avait toujours su qu’elle finirait pas s’attirer des ennuis avec eux.
« Bon, je suppose que c’est le jour où on se fait avoir…, ironisa-t-elle.
— Écoutez, madame Tenoria, nous pourrions être ici pour cette histoire de mercenariat, mais…
— Je reconnais les faits, intervint Annabelle.
— …ce n’est pas la question. Vous voyez, je pense que vous le savez, mais vous êtes au centre d’une, voire de plusieurs, restructurations de la réalité. Nous aimerions que cela cesse.
— Là, par contre, je ne comprends plus rien.
— Oh, je pense que si, madame Tenoria. Mais si vous ne souhaitez pas nous en parler, nous allons devoir vous forcer.
— Mais je vous jure, autant je reconnais, je fais du mercenariat dans l’anormal depuis un moment, autant ces histoires de changement de réalité, je n’ai aucune idée de ce dont vous me parlez.
— Madame Tenoria… je n’aimerais pas devoir en arriver là, mais- »
Elle fut soudainement coupée par un flash lumineux, après lequel apparut un vieil homme vêtu d’un costume trois pièces, ayant une barbe et de courts cheveux grisâtres, et semblant avoir au moins la soixantaine. Il était sur le côté de la table, et se tourna rapidement vers l’agente tandis que celle-ci l’avait mis en joue par réflexe. La porte s’ouvrit soudain sur trois autres de ses collègues faisant la même chose.
« Qui êtes-vous et que voulez-vous ?, cria-t-elle, tandis qu’Annabelle était de son côté surprise, observant la scène sans trop comprendre ce qu’il se passait.
— Vous perdez votre temps, agente. Où est son amie ?
— Aurore Veslay ? Elle est en cellule, elle ne nous intéresse pas.
— Je ne vais pas vous blâmer pour un manque de discernement dont j’ai également fait preuve. C’est elle la cause, allez vite lui retirer son pendentif !
— Nous ne prenons pas d’ordres de votre part ! Et pourquoi devrions-nous vous croire ?
— Ne me croyez pas ; agissez dans l’hypothèse où j’aurais raison. »
L’agente fit signe à quelques-uns de ses collègues d’aller voir, tandis qu’Annabelle faisait une drôle de tête en face.
« Je suis véritablement navré pour tout ce qu’il vous arrive, annonça le vieil homme à la jeune mercenaire avant de se diriger vers la porte.
— Vous ne bougerez pa- »
À cet exact instant, Aurore vit courir vers elle quelques agents de la Fondation. Elle avait déjà son pendentif dans les mains, et le serra très fort en produisant le plus long soupir de sa vie.
« Dis. T’as des regrets ? »
Le bruit des vagues sur une plage des Bahamas, le paysage naturel incroyable d’une île vierge et le soleil couchant rendaient ce moment absolument magique pour les deux riches amies. Ces îles, qui n’avaient jamais été urbanisées et qu’elles avaient achetées il y a désormais deux ans, étaient leur paradis personnel. Cette question d’Aurore arriva soudainement aux oreilles d’Annabelle, allongée sur le sable.
« Pourquoi donc ?, s’amusa-t-elle.
— Je sais pas, comme ça.
— Pas vraiment.
— T’as de la chance.
— T’en as, toi ?
— Beaucoup.
— Lesquels ?
— La plupart du temps, c’est de ne pas avoir pu empêcher des évènements terribles d’arriver.
— Genre quand t’as pas pu retenir ma chute et que je me suis cassée la jambe en sixième ?
— Genre ça, ouais.
— Ne t’en fais pas, fais tout simplement ce que tu peux, ne te fatigue pas à la tâche…
— Ouais, je devrais peut-être me contenter de ce que j'ai pu faire.
— Tu sais, moi, ma stratégie pour ne pas avoir de regrets, c'est de me dire que j'ai toujours fait de mon mieux sur le moment. Même si dans l'absolu ce n'était pas mon mieux que j'ai pu faire de toute ma vie, et bien sur le moment, avec les informations que j'avais, avec l'état d'esprit que j'avais, ce que je savais, et qui j'étais, et bien j'ai fait de mon mieux. Et même si j'ai fait une erreur, au final, sur le coup j'ai quand-même essayé de prendre la bonne décision. »
Un silence laissa entendre le calme bruit des vagues sur le sable chaud.
« Merci.
— De quoi ?, rit Annabelle.
— D'avoir été là. Toute ma vie. De m'avoir accompagnée, de m'avoir aidée, et encore aujourd'hui. De m'avoir permise de sourire.
— Mais de rien, merci à toi aussi, tu sais. Sans toi, je ne sais pas où j'en serais dans ma vie. Sûrement pas ici, sur cette plage incroyable !
— Je ne sais pas comment je pourrais faire sans toi.
— Tout aussi bien, tu es déjà incroyable telle que tu es. Tu n'as pas besoin de moi pour ça. »
Les deux rirent un peu. Celui d'Aurore était accompagné d'une certaine tristesse qu'elle essayait de cacher du mieux qu'elle pouvait. Elles continuèrent ensuite à discuter pendant quelques minutes, au chaud, jusqu’à ce qu’Annabelle décide de faire un petit somme. Ce n’est que quelques minutes plus tard qu’un flash blanc apparut, bien moins éblouissant qu’à l’accoutumée.
« Bonjour.
— Chut, elle dort.
— Je m’excuse de mes actions un peu… violentes. J’aurais peut-être dû y aller avec un peu plus de douceur.
— C’est pas vous qui devez vous excuser…, dit Aurore en regardant son pendentif. C’est moi qu’ai remué tout l’univers pour mes sentiments perso.
— C’est pour cela que je garde cette pierre et que j’évite qu’elle ne tombe entre de mauvaises mains comme les vôtres… sans vouloir vous offenser, bien sûr.
— Y a qu'la vérité qui blesse, ricana-t-elle.
— Pourquoi êtes-vous venus la chercher, en premier lieu ?, demanda le vieil homme en s’asseyant sur la plage.
— Et bien… On était deux agentes à la Fondation SCP, et… vous aviez été trouvé. Alors, comme d’habitude, la Fondation a envoyé une équipe pour vous capturer, pour vous avoir sous son contrôle, vous et votre pierre. Déjà parce que c’est comme ça qu’elle fait tout le temps, mais aussi parce que vous représentez un danger… celui de faire ce que je viens de faire.
— Je la garde justement pour éviter cela, je n’ai aucune intention de l’utiliser moi-même.
— Elle le sait pas, la Fondation ! Et ne voudra probablement jamais le savoir, d’ailleurs. Mais du coup… on vous a attaqué, et vous vous êtes défendu, bien sûr.
— Et c’est là que je l’ai tuée, et que dans la confusion vous avez pris la pierre sans vraiment savoir ce que c’était.
— Exactement. Et quand j’ai compris, j’ai décidé de fuir. Fuir loin dans la campagne. Et je n’ai pensé qu’à elle en reconstruisant la réalité. Je l’ai mise au centre de tout. Je voulais qu’on vive une petite vie simple, heureuse.
—Voilà donc pourquoi elle était au centre des restructurations.
— Ah…, soupira Aurore, je suppose que c’est fini, maintenant.
— En effet. Je vais devoir vous demander de me rendre la pierre. »
Elle détacha son pendentif et le donna au vieil homme en main propre.
« S’il vous plaît… Laissez-moi cinq minutes. »
Aurore s’allongea alors devant le soleil couchant, et se concentra sur le bruit des vagues. Cinq minutes plus tard, elle était de retour devant le corps d’Annabelle. Le vieil homme, la pierre à la main, afficha un regard désolé et compatissant avant de disparaître alors qu’arrivaient les coups de feu des autres agents.
« …et nous nous souviendrons toujours de toi, Annabelle, et de ton valeureux service pour la Fondation. »
La foule habillée de noir se dispersa, seule Aurore se rapprochant du cercueil. Elle ne pleurait pas, elle souriait, presque, mais un sourire de tristesse et d’acceptation. Son collègue, l’agent Stanford, alias « Stanley Berison » lors de certaines de ses missions, se rapprocha.
« Ça va ? Je sais que vous étiez très proches.
— Ça va, ça va…, répondit l’agente, laissant une goutte tomber de l’un de ses yeux. J'ai pris un peu de temps pour faire mon deuil. »