Elle était là, dans toute sa splendeur, la porte du bureau semblant former un cadre autour d'elle. Une femme d’une trentaine d’années, dont Théophile Cannady ne connaissait que la réputation qu'on voulait lui donner.
Un mètre 80, dans les 80 kilos, d’épais cheveux attachés à la va-vite, souvent cobayes d’expériences de coloration hasardeuses, actuellement noirs mais tantôt rouges, tantôt violets, voire décolorés en blond platine ; des yeux verts brillant derrière des lunettes rouges ; des hanches aussi larges que ses épaules, et des bras couverts de tatouages et de bracelets. Et une voix. Une voix… tonitruante. Bien trop masculine pour être vraie, disait-on dans son dos. Mais plus que sa voix, c’était son humeur qui paraissait terrifier tout le département.
On lui prêtait de violentes sautes d'humeur, et un abominable caractère. Et pas question de parler de bipolarité. Cela ne faisait que l’énerver encore plus. Elle s'appuyait sur une béquille depuis un accident survenu avant son arrivée à la Fondation, mais n'en restait pas moins impressionnante, et Théophile Cannady craignait cette rencontre depuis son arrivée toute récente.
"Bonjour, docteur Barseau.
-Ça va, docteur Cannady ? Vous êtes allé prendre un café ?
-Oui.
-Ouais, c’est ce que je me disais. Ça sent le café. Et je hais l’odeur du café. Faut pas prendre ça pour vous, hein. Je sais juste pas comment vous faites pour boire des trucs pareils, moi ça me fait vomir, rien qu’à l’odeur."
Arianne Barseau ne soufflait pas le chaud. Juste le froid. Elle était aussi intimidante que mal lunée.
"Vous n’êtes pas la seule à ne pas aimer le café. Le docteur Medis n’a pas voulu en boire.
-Le docteur Medis ? répéta Barseau en fronçant un sourcil. C’est qui ? J’ai rien de ça dans mes fichiers. Pourtant, je connais absolument tout le monde ici."
Théophile se sentit pris au piège. Il était maintenant certain que quelque chose n’allait pas.
Cependant, Barseau semblait mieux comprendre que lui.
"Houlà, attendez. Medis, ça me fait penser à un truc. Décrivez-le-moi.
-Environ un mètre 70, estima Théophile. Il doit vous arriver à l’oreille. Assez mince, environ soixante ans.
-Longs cheveux noirs postiches ?
-Non. Cheveux courts blanchissants, sorte de barbe d’une ou deux semaines.
-Il vous a dit d’où il venait ?"
Si Théophile avait pu reculer, il l’aurait fait. Barseau commençait à s’énerver. Ça s’entendait.
"De Médie. C’est à peu de choses près l’Iran, et…"
Barseau ne le laissa pas finir sa phrase, et hurla une bordée de jurons, avant d’empoigner le téléphone qui ne quittait jamais sa poche.
"Brèche de confinement du Grand roi, je répète, brèche de confinement du Grand roi. Fouillez tout le bâtiment. Il est déguisé en docteur, et ne porte pas sa perruque brune. Procédure habituelle. Cannady, vous ne bougez pas.
-J’ai fait quelque chose de mal, docteur ?"
Il regretta aussitôt, craignant qu’elle lui éclate la tête. Bien que blessée à une jambe, elle restait physiquement assez forte.
"Vous êtes arrivé avant-hier, vous pouviez pas savoir. C’est de ma faute, j’aurais dû vous en parler dès le moment où vous avez passé la porte de mon bureau."
Elle enfila une clé USB dans le port destiné à cet effet, et ouvrit un fichier. S’afficha un rapport du BSIA concernant un homme au regard perdu. Théophile n’eut aucun mal à reconnaître cet homme.
"Le docteur Medis ?"
Barseau hocha sombrement la tête.
"Je suis la responsable de son confinement. Et c’est de loin celui qui nous pose le plus de problèmes. Il vient clairement du VI° siècle avant notre ère, même s'il n'a pas pris 2600 ans en voyageant dans le temps, mais il s’adapte.
-Trop vite ?
-Beaucoup trop vite, confirma Barseau. Il a eu 62 ans le mois dernier, mais putain, qu’est-ce qu’il s’adapte, pour un vieux. J’aurais dû vous en parler plus tôt, j’aurais dû vous en parler plus tôt. Je suis désolée, je suis tellement conne ! Je sais même pas pourquoi on ne vous a pas mis tout de suite sur ce dossier, étant donné que d'après vos informations, vous êtes diplômé d'histoire ancienne."
Théophile consulta le rapport. Un homme d’une soixantaine d’années, ayant fait un bond de 2600 ans dans le futur. Ancien roi de Médie ayant été vaincu par les troupes de son petit-fils. Ne doit être confronté à aucune sorte d’appareil électronique, mais peut lire et dessiner. Le docteur Medis, nommé Istumegu dans ce rapport, était difficilement confinable. Il se faufilait par le moindre interstice, si petit soit-il. Comme s’il pouvait se fluidifier pour passer sous une porte, ou carrément se dématérialiser.
"Je ne sais pas comment vous l’avez rencontré, mais il n’est pas dangereux.
-Je suis tombé dans le couloir et il m’a aidé à me relever."
Barseau fronça un sourcil.
"Ah ? En temps normal, il ne le fait pas. C’était un monarque, il se comporte comme s'il l'était encore. Il est arrogant, en temps normal. J’aurais jamais pensé ça de lui. Il devient sympathique et amical, c'est intéressant, ce changement d'attitude. Mais on ne peut pas le laisser sortir. Même s’il s’adapte à une vitesse folle et qu’il a maintenant les connaissances d’un homme du milieu du XX° siècle, il se croit toujours au VI° siècle avant J.-C. Pour lui, nous sommes une civilisation contemporaine à la sienne, mais supérieure. Il est très content d’être ici, pour engranger un maximum de connaissances afin de pouvoir faire la nique à son petit-fils, qui l’a jeté au bas de son trône, quand il reviendra.
-Alors pourquoi il pose des problèmes ?"
Barseau soupira.
"A la Fondation, on a des spécialistes du confinement. Ici, on a un spécialiste en brèches de confinement. Le grand Istumegu. Il est légendaire, de ce côté-là. Portes blindée, ouverture à carte magnétique, pas de fenêtre, j’ai tout fait essayer, il a toujours trouvé un moyen de s’échapper. On sait pas comment il fait. Il est impossible à confiner. Im-pos-sible. Et le problème, c’est qu’ici, on a des individus plus dangereux que lui. Imaginons qu’il ouvre une porte et nous libère un psychopathe. Et ben on serait pas dans le pétrin, voyez ce que je veux dire ?
-Je vois parfaitement, docteur Barseau. Mais je ne savais vraiment pas."
Elle eut un geste désinvolte de la main.
"Pas la peine de vous excuser. C’est entièrement ma faute. On aurait dû vous en parler dès le départ. C’est moi qui suis bête."
Théophile consulta la liste des brèches de confinement. Environ une par semaine. Encore plus que SCP-106. Heureusement que cet individu était moins dangereux que cette horreur surnaturelle grimaçant et tuant pour le plaisir. A côté, celui qu’il avait cru être le docteur Medis était adorable.
"Ce qu’il ne faut pas, avec Istu, c’est le mettre face à tout ce qui diffuse de l’information. Télévision, internet, journaux. Et ouvrages historiques. J’ai hébergé dans mon bureau un de ces ouvrages. Histoire de l’empire perse, que je n’ai jamais rendu, vu que je suis officiellement décédée. Il l’a volé. Heureusement pour moi, l’auteur n’employait apparemment pas les versions originales des noms de souverains. Istu n’a rien compris. J’ai fait des études de psychologie, pas d’histoire, mais j’ose à peine imaginer ce qu’il se serait passé s’il avait compris qu’on sait ce qu’il se passe après son règne. Imaginez qu’un jour, il comprenne qu’il a fait un bond de 2600 ans dans le futur ?
-Il pourrait devenir fou.
-Ouais. Fou de rage. Ou fou de joie. Dans les deux cas, je préfère ne pas tenter."
Théophile fixa le Dr Barseau.
"Vous vous rendez compte du potentiel historique qu’il représente ? Il pourrait nous en apprendre tellement sur le Moyen-Orient antique. Ce serait une mine d’informations. On en sait si peu sur l’empire mède."
Barseau haussa les épaules.
"Oh vous savez, moi, j’y connais rien en histoire.
-Moi si. J’ai étudié le Moyen-Orient antique. Si j’avais eu cet individu sous la main, j’aurais pu avoir bien plus que douze sur vingt à mon mémoire de fin d’études. Vous réalisez l’importance de ce que vous confinez, docteur Barseau ? Un roi ! Et pas n’importe lequel ! Le dernier des rois mèdes ! On a si peu de documentation sur eux ! J’aimerais tellement l’interroger. "
Nouveau haussement d’épaules.
"Je réalise pas bien, non. Mon job, c’est de le confiner. Pas d’écrire Histoire de l’empire mède ou je ne sais quoi de ce genre."
Théophile se leva.
"Et qu’est-ce que ça vous coûterait ? Pas plus que maintenant. Il suffit de lui poser des questions. D’être un peu…
-Sympathique ? Compatissante ? C’est pas mon rôle. Je suis là pour protéger le monde d'individus dangereux, et aider ceux qui en ont besoin à vivre avec leur anormalité. Je veux bien être compréhensive, mais pas sympathique. Si vous voulez l'interroger, libre à vous, vous n'avez qu'à me demander une autorisation écrite, je vous la donnerai. Mais je ne suis pas là pour être compatissante ni arrangeante avec les individus anormaux. Et vous non plus, je vous le rappelle."
Théophile ne tenta pas de la calmer. Peine perdue. Personne ne le pouvait. Même pas D-385. Il se disait que ce dernier préférait sortir en inventant une excuse plutôt que de subir ses foudres, et la laissait ravager son bureau en hurlant. Bien qu'il doive la vie au Dr Barseau, il ne voulait pas tout subir venant d'elle. Et surtout pas ses crises de rage.
"Docteur Barseau ? Reconfirment effectué avec succès."
Un garde à la porte. Accaparée par une nouvelle tâche, Barseau le suivit. Resté seul, Théophile s'assit et souffla un coup. Vidé de son énergie. Pendant dix minutes, il avait parlé avec un individu confiné. Il n’en revenait pas. Le docteur Medis semblait pourtant si normal. Et pourtant, c’était son travail. Recenser voire confiner des individus semblables en tout point à des gens normaux, mais qui ne l’étaient pas. Ça lui faisait parfois mal de penser qu’ils auraient aimé ne pas être anormaux, et qu’il fallait les confiner contre leur gré.
Ce souverain aimerait peut-être pouvoir se promener librement. Parler avec des gens. Mais il ne fallait pas le laisser sortir.
"Docteur Barseau ?"
Un homme d’une vingtaine d’années, en combinaison orange. Delta-385.
"Elle vient de sortir.
-Ah. Bon, tant pis, ça ne presse pas à la minute. Vous êtes le docteur Théophile Cannady, c’est ça ?
-C’est ça. Dites-moi, vous avez déjà vu le Grand roi ? Celui qui vient de s’échapper ?"
385 hocha la tête.
"Tout le monde l’a déjà vu, il passe son temps à briser son confinement. Pourquoi ?
-Il parle un peu de son pays natal ?
-Il nous raconte des histoires, oui. Une fois, il a brisé son confinement et s’est rendu dans la cellule d'une petite famille confinée ici, pour voler des livres. Il a fini dans la chambre des petits, à leur raconter des histoires.
-Et vous pensez qu’on peut en apprendre un peu plus sur la Médie en l’interrogeant ?
-Oh que oui, répondit le Classe-D. Pour un peu qu’en contrepartie, on lui en apprenne un peu sur notre civilisation supérieure, il vous dira ce que vous voulez. Hangmatana, Kurash, les rois de Babylone, Mandana, le grand Uvaksatra et la conquête de la Scythie…"
Théophile se surprit à rêver.
"C’est vous, l’historien ? demanda le Delta.
-C’est moi. Et j’ai travaillé sur le Moyen-Orient antique. C’est pour cela que j’aimerais parler avec lui.
-Il a appris à dessiner sur du papier. On a archivé tous ses dessins, tout le contenu de son journal de bord, tout est disponible. Je pourrai vous montrer si vous voulez.
-Je veux bien, oui. Ça me permettra de me faire une idée avant de pouvoir éventuellement l'interroger dès que j'aurai eu l'autorisation du docteur Barseau.
-L'interroger ? répéta le Classe-D. Pourquoi pas. Peut-être que le courant passera mieux avec vous."
Cannady se releva et repartit dans le couloir, en direction du bureau de Barseau. Il voulait l'autorisation d'interroger ce monarque. L'occasion d'en apprendre plus sur une civilisation disparue ne se présentait pas tous les jours, et il ne devait pas rater ça.