Interlude de l’Aventure

Pendant une aventure particulière en voiture...

Un nouveau jouet sortait de la ligne de production de l’usine de jouet Wondertainment. C’était un cube. Le cube était gris, et consistait en six côtés, aucun n’étant d’aucune manière différentié des autres cinq ; les six côtés étaient complètement égaux dans leur grisaille et leur platitude. Les bords et les coins étaient arrondis, afin de retirer toute influence menaçante du cube et d’offrir un environnement sûr et de sentiments appropriés. De plus, le cube était fait pour qu’il soit incapable d’interagir avec tout autre cube, afin de ne pas former des hiérarchies sociales déséquilibrées comme des tas, des lignes, ou des piles. Bien qu’un point vert ait été inclus sur un des côtés du prototype, il fut découvert que c’était offensant pour une certaine minorité obscure, et fut ensuite retiré. Les formes colorées furent complètement abandonnées après ce moment.

Le Conseil Exécutif acquiesça son approbation aux résultats des groupes de discussions, dans un seul, lent, mouvement entendu. Une nouvelle ère pour les jouets Wondertainment, ils pensèrent à l’unisson.

Une admission sifflante de remerciements s’éleva du concepteur du cube ; une petite vieille femme qui se tenait au bout éloigné de la table. Une invitée spéciale à l’Atelier des Merveilles.

Une conseillère extérieure.

Nulle part

Une marée de chair pourrissante balaya Emma Aislethorp-Brown, se lançant sur le léviathan dans une orgie de doigts avides, et de mâchoires grinçantes. Elle était ignorée. Les Pourrissants trouvaient leur proie au son du battement de son cœur, de la chaleur de son sang, par la puanteur de la lente décomposition de la vie.

Emma avait un cœur, mais il était purement décoratif. Elle regarda les Pourrissants se gorger du corps du Léviathan. Quelques autres rampèrent hors de l’estomac éclaté de la créature, titubants, à moitié fondus par les jus digestifs et déchirés par des dents.

Le son ruant de l’espace-temps en contraction s’éleva pour être une cacophonie assourdissante à moitié entre le silence et l’absence qui submergeait la horde hargneuse et baveuse. Tout s’écroula sur lui-même en un instant, cligna, et devint noir. Comme une station éteinte.

Et puis Rien.

Emma flotta entre Ici et Là. Quelque part autour d’elle1, la Voie effondrée existait dans un état négatif. Un espace à l’envers ne menant nulle part, arrivant nulle part. Les Pourrissants seraient encore en train de festoyer, gelés dans un instant, mais ne pourraient pas émerger, à moins que quelqu’un d’autre ne retourne l’espace négatif dans le bon sens et le stabilise. Avec la carte disparue, et aucun endroit dans la directive globale pour lui permettre, Emma n’avait ni la volonté ni la possibilité de la faire. Un événement assez rare.

Emma dériva, et en dérivant, elle pensa. Elle n’avait pas grand chose d’autre à faire. Le plan se réorganisait, les directives fondamentales plantaient des nouvelles actions de soutien. Des redondances se combinaient, des événements se remaniaient dans une chronologie abrégée. Les contingences étaient taillées et les alternatives apparaissaient. Des variables émergeaient. Le spectre de l’attention dériva sur la scène où la probabilité dansait le tango sur le dos de tortues jusqu’en bas.

Malvenu, mais pas imprévu. Même si loin, une Voie s’effondrant, surtout une qui avait été rompue par un Léviathan, attirerait l’attention. Mais pas immédiatement. Il y avait encore du temps pour arranger les choses, encore du temps pour s’adapter.

De ce côté. Quant à Isabel… elle était seule, pour le moment. Une contingence activée bien avant qu’Emma ne l’avait espéré. Elle avait façonné les événements du mieux qu’elle le pouvait pour l’enfant, mais l’inquiétude s’installait tout de même comme une patine dans son esprit. Isabel était hors de sa protection. Sans soutien. Préparé, mais tout de même malvenu. Pourquoi déléguer aux autres ce qu’on peut faire mieux soi-même ? Pourquoi laisser une vulnérabilité ouverte ?

Hélas, elle ne pouvait pas être à plus d’un endroit au même moment. Tous les fils qu’elle avait tissé étaient maintenant seuls. Dérivant comme elle.

Une lumière s’ouvrit dans le Rien. Une gueule béante de blanc brûlant, des cercles dans des cercles dans des cercles, tordant et tournoyant et vrillant, sur un champ de gris métallique.

Emma l’observa, et espéra qu’elle avait choisi les bonnes personnes pour le boulot.

L’Atelier des Merveilles

Monsieur Mérite tira sur son plastron rouge. Une de ses habitudes nerveuses, quelque chose pour montrer ce que son visage cachait. La note proprement pliée dans sa poche démangeait d’être sortie, d’être révélée.

Le Docteur était partie pour aller dans une aventure, et ce n’était pas inhabituel. Le Docteur partait souvent, et ses aventures étaient souvent longues, mais cette fois-ci en particulier quelque chose n’allait pas. Quelque part dans ses tripes, M. Mérite sentit qu’un gobelet cosmique était parti de travers.

L’usine de jouets n’était jamais si animée quand le Docteur n’était pas là. Maintenant, des messieurs et des mesdames et des bots travailleurs et des hordes errantes de Jeremys s’agitaient, comme si le Docteur était assise dans son bureau à sortir des schémas jusqu’à ce que son stylo prenne feu.2 Les couloirs étaient obscurcis par des essaims de Memobots, tous portant des messages du Conseil Exécutif. Plus de messages que jamais auparavant, et ils perturbaient Monsieur Mérite. Le texte était trop petit et les mots trop grands, et ils avaient tous l’air être incroyablement importants, mais aucun d’entre eux ne mentionnaient où le Docteur était parti. Ou le Docteur tout court.

Ce qu’ils mentionnaient bien était qu’un Conseiller Extérieur avait été amené, un conseiller qui ne passait pas pour M. Mérite.

“Pardon, vous pourriez répéter ça ?” Demanda-t-il à la petite vieille dame se tenant devant lui. Elle avait des petites lunettes rondes, et un châle rose sur ses épaules, et des cheveux fraîchement teints bleu-gris, et un sourire chaleureux et amical.

“Rien qui ne mérite qu’on s’en inquiète, très cher. Le Conseil Exécutif m’a invité en tant que conseillère pour la nouvelle gamme de jouets. Vous n’avez pas besoin de vous inquiéter du tout.”

M. Mérita observa les gardes du corps jumeaux de la petite vieille dame ; deux grands robots avec des châssis brillants et des visages de caoutchouc pour les faire ressembler à des gens. Ils n’avaient pas l’air drôle. Ils avaient l’air… mauvais, pour M. Mérite. Il était habitué aux robots Wondertainment, qui avaient plein de boutons et de cadrans et de bidules et de trucsquoicests et de machins-blip-blop de tous genres et plein d’autres risques d’étouffements variés. Ceux-ci avaient l’air d’être sortis d’un moule et assemblés ensemble, sans même une prise de kung-fu.

“Je ne me rappelle pas que le Docteur ait parlé de vous.”

“J’ai été engagée après qu’elle soit partie pour son voyage, bien que j’ai hâte de la rencontrer quand elle sera de retour.”

Monsieur Mérite garda un visage courageux et acquiesça. Mieux valait juste la laisser partir. Il n’aimait pas la manière dont ses yeux étincelaient, ou l’air de ses amis robotiques, et l’attrait en diminuait chaque seconde.

“Alors tout va bien. Appréciez votre séjour ici,” dit-il avec la joie la plus honnête qu’il pouvait simuler.

“Merci beaucoup. Maintenant, ne vous attirez pas d’ennuis, très cher. On ne voudrait pas se mettre dans le pétrin pendant que le Docteur n’est pas là.”

La petite vieille dame repartit dans le couloir, ses gardes cliquetant avec elle. Est-ce qu’elle savait ? Avait-elle vu à travers les failles de son numéro ? Est-ce qu’elle pesait ses suspicions maintenant ? Ou est-ce qu’elle ne l’avait pas remarqué, et avait juste vu le monsieur un peu simple confus par le changement de cadence ? M. Mérite n’avait aucune idée duquel, mais il se sentit pencher du côté de la peur. Elle était une petite vieille dame. Les petites vieilles étaient de puissantes créatures. Elles pouvaient sentir la peur. Et les secrets. M. Mérite avait les deux en grandes quantités. La note dans sa poche semblait aussi lourde et voyante qu’une brique de plomb.

Après quelques couloirs et escaliers, loin du tohu-bohu des ateliers et vers la tour du Docteur. Elle était vide, au moins en apparence, mais ce n’était que ça. Le Conseil Exécutif n’était pas très bon pour écouter, mais ils étaient très bons pour entendre. Horrible pour voir, mais excellent pour observer.

M. Mérite ne leur faisait pas confiance, ou à la petite vieille dame. Juste ça aurait été la source de sa nervosité, mais la note dans sa poche surpassait tout ça.

Mlle Emma lui avait donné une note quand le Docteur se préparait à partir. Il était marqué :

Mes quartiers. 1650.

Il était quatre heures quarante-six maintenant. Monsieur Mérite ne questionnait pas la directive : il n’avait aucune raison de se méfier de l’assistante du Docteur. On ne doutait pas des assistantes comme Mlle Emma.

Quatre heures quarante-neuf. Il était arrivé dans la chambre, juste au fond du couloir à partir du bureau du Docteur. Il ouvrit la porte.

La chambre de Mlle Emma était vide. Une salle vide blanche. Pas de lit, pas de chaise, pas de bureau, pas de papiers, pas de fenêtres, pas de tapis, pas de ventilation, rien à part un carrelage et des murs blanchis et vague lumière diffuse.

Ça, et une note solitaire lavande qui était collée au mur du fond, artistiquement hors de sa place. Monsieur Mérite se déplaça et la lut. L’écriture était parfaite, presque mécanique.

Allez au milieu de la salle et dites ‘Bonjour, vous êtes là ? J’ai besoin d’aide’ dans une voix forte et claire.

Monsieur Mérite retira la note du mur et marcha jusqu’au milieu de la salle. Il n’avait aucune idée de ce à quoi s’attendre. Il espérait un genre d’aide, pour rétablir les choses. C’est pour ça que Mlle Emma était là, n’est-ce pas ? Pour rétablir les choses.

“Bonjour, vous êtes là ? J’ai besoin d’aide,” dit Monsieur Mérite d’une voix forte et claire.

Un son rien se murmura le long de l’arrière du cou de Monsieur Mérite, comme si quelqu’un se tenait dans la salle derrière lui. C’était, bien sûr, ridicule, car il n’y avait personne dans la salle, et il avait fermé la porte derrière lui.

Il se retourna, et vu qu’il n’était pas vraiment seul dans la salle.

L’étranger se tenant là semblait être une demoiselle avec des cheveux bruns très courts, portant un t-shirt bleu mordant, des jeans aux ourlets effilochés et un manteau qui s’était estompé du noir au gris. Ils avaient l’odeur de la fumée, du genre vieille et éculée qui s'imprégnait dans les vêtements.

L’étranger pencha sa tête à droite.

“Vous avez appelé ?” La voix était éclatante et joyeuse ; une voix de sucettes et de guimauve.

“En effet.” Monsieur Mérite tira sur son plastron. Il en avait assez des gens étranges aujourd’hui. “Qui êtes-vous ?”

L’étrange pencha sa tête à gauche.

“Qui est la personne qu’on peut toujours trouver dans une salle vide ?” La voix était dure et graveleuse maintenant ; une voix de deux paquets par jour.

“Personne, je suppose,” dit Monsieur Mérite.

Penche à droite.

“Personne d’important, en tout cas ! Bien que maintenant que je me suis présenté, je devrais vous demander qui vous êtes, parce que vous ne ressemblez pas beaucoup à Em.”

“Je suis Monsieur Mérite. Mlle Aislethorp-Brown n’est pas ici pour l’instant.”

Penche à gauche.

“Je peux voir ça.”

“Elle a laissé une note.” Monsieur Mérité la tendit à l’étranger.

Penche à droite.

“Oh Em, dans quoi tu t’es embarquée cette fois-ci?”

“Quoi ? Qu’est-ce qu'il ce passe ?”

Personne ne soupira, ne froissa le papier, et ne le rangea dans sa poche.

“J’espère que vous aimez l’équipe de nettoyage. Em a quelques restes que nous devons laver.”

Quelque Part

Isabel Wondertainment regarda, par-dessus le bord escarpé de la falaise, la vallée étouffée par des vieux pins. Deux lunes, trop grandes, se tenaient dans le ciel d’un bleu de plus en plus profond au-dessus des lames des jeunes montagnes. Une était grise et simple. L’autre était faite d’engrenages.

“Jeremy, je ne pense pas que nous soyons encore dans l’atelier."

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