Il y avait du rouge partout, étalé dans un coin, des taches éclaboussées sur les murs telles des lycoris, ruisselant sur le sol… Ce rouge pétant, encore luisant, donnait une certaine vivacité et dynamique à ces vieux couloirs gris et décrépis, qui n’inspiraient alors qu’ennui et désespoir. Ce rouge chaleureux, profond, qui donnait vie là où il avait été répandu… C'était une véritable œuvre d'art, protégée par une série de gardes armés et délimitée par une ligne de sécurité afin qu’elle ne soit pas endommagée, un splendide action painting grandeur nature qui ne trouvait ni début ni fin précise, une grande collaboration où les corps des acteurs principaux se joignaient au tableau le temps de se reposer.
Bientôt, ils nettoieront ce rouge qui couvre leurs mains et leurs vêtements et s'en iront rejoindre leurs camarades à l’abri des regards. Ils enfileront alors un costume bien plus adéquat lorsque la cérémonie visant à saluer leur ouvrage se tiendra. Mais pour l'instant, ils dorment. Ils l’ont bien mérité. Leurs membres devaient les faire souffrir après une telle agitation. Les exclamations qui leur avaient déchiré la voix ont cessé. Un silence religieux a pris la place.
De toutes les œuvres de ce type produites dans ces locaux, celle-ci était de loin la plus grande, la plus ambitieuse, la plus complète. Tandis que certains se restreignaient à un pan de mur ou quelques dalles par terre, celle-ci osait la démesure : elle s'étendait sur tout le long d'un couloir, et plus encore ! Tout n'était pas visible, certes, mais la largeur de la galerie permettait une meilleure exposition.
Bien que chaque détail semblât avoir eu son importance, aucun d’entre eux n’était véritablement intentionnel. La main sur le cœur du plus jeune artiste qui semblait désormais reposer dans les bras d’un ange, les gouttelettes de peinture parsemées sur une barbe mal rasée, la trainée pointilleuse sur le sol crasseux presque régulière, le semblant d’aile rougeoyante sur l’un des murs qui se serait parfaitement bien accordée avec un corps endormi juste devant… Tout cela n’était que le fruit du hasard, résultant d’une série de mouvements chaotiques. La peinture que chaque acteur avait eu à sa disposition, en quantité semblant varier d’un individu à l’autre, avait été employée dans un moment d’existence pulsionnelle, instinctive, foncièrement animale, mais pourtant tout à fait consciencieuse de sa préciosité et de sa rareté.
Cependant, les visiteurs semblaient distants, voire choqués. Certains restaient figés devant un corps grotesquement affalé, ronflant doucement, d'autres fuyaient loin en faisant semblant de ne rien avoir vu, quelques-uns se forçaient à détailler la toile, probablement à la recherche d’un détail que personne d’autre n’avait encore remarqué… D’autres encore essayaient de retrouver un artiste qu’ils auraient potentiellement pu côtoyer auparavant, probablement dans l’absurde dessein de s’en vanter auprès de leur entourage en montrant de grandes émotions. Il semblait même que quelques-uns fronçaient le nez, comme s’ils avaient affaire à un bouquet de roses oublié trop longtemps dans son vase, fané, les pétales couverts d’une épaisse couche de poussière et les tiges ayant pourri dans le vase désormais sec. Un pauvre coquelicot dont les pétales écarlates s’étaient décrochés avant même d’avoir pu être apporté à l’être aimé. Des fleurs dont la négligence plutôt que le temps avait eu raison.
Ces fleurs, on en avait pourtant garanti la sécurité en ces lieux… Il ne restait désormais que des tiges fatiguées sans pétales, et que l'on jettera négligemment pour les remplacer par d'autres… Ces fleurs, elles n'avaient que pour but de remplir l’unique tâche qui leur avait été assignée, comme un but ultime qui les sortirait de la platitude dont la nature les avait dotées… Ces fleurs… Cette chair à canon… Ce bétail… Il est simple de remplacer ces babioles que l’on trouve en abondance. La tristesse et le regret à leur égard venaient à disparaitre au fur et à mesure qu'on les changeait…
Aussi, aucun ne semblait avoir grand intérêt à rester ici, auprès de nous.
Peut-être étaient-ils lassés d'un tel spectacle, et même un bouquet final ne les intéressaient guère plus ? Peut-être avaient-ils décidé de porter leurs efforts et leurs recherches sur autre chose ? Peut-être avaient-ils abandonné l'idée de comprendre le motif de cette mascarade ?
Peut-être que le rouge que nous avions utilisé était trop flashy et agressait leurs yeux ? Peut-être que le rouge seul n’était pas agréable ? Peut-être aurait-il fallu employer d’autres couleurs ?
Peut-être que cet ajout de nous-mêmes, ne serait-ce que momentanément, gênait ? Peut-être que nos corps semblaient grotesques et difformes ainsi ?
Peut-être qu'ils ne supportent pas cette odeur de peinture encore fraîche ?
Et nous qui nous étions donnés corps et âme pour effectuer ce travail…
Et moi qui étais si fier de montrer la beauté de l'abstrait dans une œuvre finale…