"…c'est pourquoi les dégagements gazeux de cette poche souterraine ont pu causer la mort de ces six personnes. L'hélium ayant pénétré dans tout l'organisme via le réseau sanguin explique sans nul doute le détachement du derme des victimes - et la découverte de leur peau deux kilomètres plus au Sud, si l'on prend en compte le changement de la pression atmosphérique de ce site selon le…"
Mouais. Un peu gros quand même.
Octavio Gémini avait passé une nuit blanche sur cette question d'espagnols écorchés vifs -et, en dépit de la soixantaine de boulettes de papier froissé qui jonchaient le sol du DCD (le Département de Censure et de Désinformation), il n'était toujours pas arrivé à quoi que ce soit d'acceptable. Peut-être qu'en reprenant l'histoire de la secte et en la modifiant un peu… Non, non…
Reposant son stylo, le docteur se massa l'arrête du nez avant de reprendre une gorgée de café froid. Bon. Temps pour une pause mail.
58 nouveaux mails.
Génial.
Miseleï et la disparition d'une ville entière en République Tchèque. Bah. Qu'il se démerde.
Deuxième mail de Miseleï : "J'ai quelque chose de très important à vous communiquer." Ouaip, comme à chaque fois qu'il faut expliquer à un gosse qu'il n'y a pas de monstre sous son lit. Hmpf. Licenciement de ce journaliste du New York Times avec ses histoires de résurrection : fait. Licenciement de l'auteur du best-seller "Ma fiancée était une larve géante" et destruction des derniers tirages : fait. Plus qu'à diffuser massivement des amnésiques aux lecteurs.
Licenciement des employés du Site-Aleph : on verra ça plus tard, en espérant qu'il reste suffisamment d'amnésiques.
Licenciement du juge de la Cour Suprême et amnésie des jurés dans l'affai-attendez, quoi ?
Les yeux fatigués du Dr. Gémini remontèrent la liste des mails. Licenciement. Site-Aleph. Lui compris ?
Blablabla… situation financière… blabla… chiffres non communiqués… blabla… usage de fond à des fins personnelles… (Usage de fond à des fins personnelles ? Conneries ! songea-t-il avant de renverser du café sur son veston Armani.)…blablabla… aucune mutation à pourvoir… amnésiques non-négociables…
Merde.
Très drôle.
Ahah, ahah, ahah.
Le crétin qui avait créé ce hoax allait voir du pays, ou plutôt l'entrevoir à travers un œil au beurre plus noir que le niveau de menace du dernier des Keter. Qui ça pouvait être ? Henri, le mec de la Censure sur lequel il avait reversé un café la semaine dernière ? Roxane, sa propre secrétaire ? Ou le nouveau de la compta, là. Il avait l'air louche celui-là.
Coup d’œil sur l'envoyeur du mail. L'Administration. Cachets officiels, certes, mais falsifiables. Comparaison avec d'autres mails de l'Administration. Non, c'était la même adresse, pas une fausse. Un… vrai mail ? Non. Non, non. Une mauvaise blague. Bon, ok, nous avons donc affaire à quelqu'un capable de se faire passer pour le Département Administratif. Ahah. Petit malin.
Tesla.
Ce n'était sans doute ni Henri, ni Roxane, ni le nouveau louche de la compta. Le Dr. Tesla avait toutes les capacités requises pour monter cette arnaque. La capacité et le motif, bien que Gémini ait du mal à mettre le doigt dessus.
Personne ne se souvenait précisément comment était née l'inimitié entre le Dr. Gémini, éminence du DCD, et le Dr. Tesla, sombre petit personnage perturbé œuvrant dans l'ombre du DI&ST, mais ça n'avait fait qu'escalader. Les ingénieurs, de toute façon. Maintenez-les occupés. Regardez ce qu'ils font de leur temps libre.
Ce foutu Tesla, songea Gémini. D'ici trois semaines, il se cachera dans la ventilation pour m'échapper.
Trois semaines plus tard, Gémini n'avait aucune idée d'où était Tesla.
D'où étaient les autres non plus, d'ailleurs.
Il avait passé les trois dernières semaines à se consacrer uniquement à son travail, à minimiser au possible les communications avec les autres. Un psy aurait dit que son cerveau tentait inconsciemment d'ignorer des informations choquantes qu'il aurait pu retirer des conversations avec ses collègues, et ce afin d'ignorer sa funeste condition. Lui aurait dit que, hein, un bon coup de cravache, de temps en temps, ça fait jamais de mal.
Puis les dossiers avaient diminué en nombre. Puis il avait terminé le dernier. Et aucun autre n'était arrivé sur son bureau après celui-là.
Il avait appelé la secrétaire du Département. Elle ne décrocha pas. Il était allé dans son bureau. Personne.
Il avait appelé l'Administration. Un message préenregistré lui avait consciencieusement expliqué qu'il n'y avait pas d'Administration. Comme si il était censé le savoir. C'est pas comme si…
Tout le monde était vraiment licencié ?
Non, c'était des conneries. Un message enregistré ? Ils avaient dû s'y mettre à plusieurs, c'est sûr.
C'était pas l'anniversaire de ses cinquante ans à la Fondation, un truc dans le genre ?
De tête, non, mais ils avaient très bien pu se tromper, les imbéciles. Et si tout était vrai, qu'il était… qu'ils étaient… il fallait bien quelqu'un, le cas échéant, pour réécrire le passé de toutes ces personnes. Nul doute que le Département allait carburer à plein régime pendant des semaines, lui y compris. Il était irremplaçable, et après toutes ces années à servir, il… il avait besoin d'un café.
Claquant la porte de son bureau, l'italien se mit à déambuler nerveusement dans les couloirs d'Aleph à la recherche de la machine à café. Obnubilé par ce mail qu'il relisait encore et encore dans sa tête, il enrageait de ne croiser personne dans les couloirs sur qui décharger ses nerfs.
La machine, parfait. Engloutissant le précieux liquide, Gémini sentait progressivement ses pensées s'éclaircir, tandis que l'absence de bruit aux alentours le submergeait de plus en plus. Rien, aucun bruit, personne, tous au centre médical sans doute. En train, déjà, de se faire inoculer un amnésique qui effacerait l’œuvre de leur vie.
Mais ils ne lui feraient rien à lui, c'était sûr. Après l'amnésie des employés, il faudrait leur créer un passé pour les réinsérer. Réécrire des vies entières, leur trouver un travail tranquille dans une multinationale, inventer quelques délits mineurs dans leur casier judiciaire… leur inventer un quotidien, le plus normal possible. Chacun allait recevoir une vie calme et rangée, "cadeau d'adieu" de la Fondation pour le service rendu, et c'est pourquoi ils allaient devoir l'épargner…
"Hey, vous ! Allez au centre médical s'il vous plaît !"
Nerveusement, Gémini se retourna pour faire face à deux agents armés.
"Dr. Gémini -c'est ça ?- ne tentez pas d'éviter l'amnésie, c'est un passage obligé pour votre réhabilitation. Allez, presque tous le personnel du département des Affaires Externes y est passé. Gardez votre calme et suivez la procédure, et tout se passera bien. Et vous verrez : vous vous réveillerez avec une toute nouvelle vie."
Dix minutes plus tard, Octavio était dans la file d'attente, comme tout le monde. Exceptionnel, indispensable, mon cul, hurlait-il intérieurement. Pourquoi aurait-il été épargné, hein ? Rien n'aurait pu le sauver -rien n'allait le sauver. Et surtout pas son poste : il venait d'apprendre que ce serait Miseleï qui, depuis le bureau russe, allait se charger de fournir le passé de chaque employé -y compris le sien. Si seulement il avait lu le mail "si important" que son collègue lui avait envoyé… Seule consolation : il pouvait compter sur son confrère pour lui donner un avenir (ainsi qu'un passé) plus agréable. Il y avait sans doute pire, mais… tous ses travaux accomplis, ses histoires, ses collègues. Oublier, c'était mourir, du moins en partie. N'importe qui pouvait lécher des timbres en open-space, mais rares étaient ceux qui pouvaient se vanter d'avoir occulté l'existence d'une île entière.
Ne restait plus que l'acceptation, songea le Dr. Gémini en s'asseyant sur le fauteuil de l'infirmerie. Le Dr. Natemy, chargée de l'amnésie, soupira avant de réciter le discours de circonstance :
"Les affaires de votre bureau seront récupérées et déplacées dans votre nouvelle résidence. Tout objet ou document en rapport avec la Fondation SCP seront considérés comme propriété de la Fondation et détruits sur-le-champ. La Fondation SCP prend sur elle la responsabilité de vous fournir un logement, un travail ainsi qu'un passé respectable en guise de dédommagement. A votre réveil, votre compte bancaire se verra doté d'un bonus non-négligeable, variable selon la durée de votre service à la Fondation."
"Est-ce que… est-ce que vous avez une dernière chose à déclarer ?" demanda-t-elle avant de sortir la piqûre d'amnésique.
Gémini loucha sur l'aiguille.
"Ok, je veux plus être amnésié. J'ai pas besoin d'être amnésié ! Je dirai rien ! Je vous le promets ! Je peux encore être utile ! Il doit bien rester un poste à pourvoir ! Des gens crèvent tous les jours ici ! Je… Vous avez besoin de moi ! Lâchez-moi ! Vous savez qui je suis ?! Est-ce que vous savez qui je suis ?!"
"…c'était Octavio Gémini, vous souhaitant une bonne soirée ! À suivre : la météo avec Sylvie Marchand, suivie de votre chronique mode. Ce soir à 20h50 : deux épisode inédits des Experts : Manhattan, suivis en deuxième partie de soirée de La Cabane dans les Bois, un film qui, croyez moi, vous fera réfléchir.
Passez une bonne soirée, et à demain soir !"