Une flamme lente et vacillante

Centre International pour l'Étude de la Thaumatologie Unifiée, campus de Trois Portlands
17 avril 2012

Beatrice Ross laissa échapper une lente respiration contrôlée. Elle se tenait au centre de l'estrade au sein du hall de l'évocation, à cinquante mètres d'un mannequin d'entraînement. Elle pouvait sentir le regard de ses camarades de classe sur elle alors qu'elle préparait son esprit pour lancer le sort.

"Ok, Bea." Robin Thorne se tenait derrière elle et supervisait la session d'entraînement. C'était son dernier semestre en tant qu'assistant·e pédagogique du Dr Vogel, et iel faisait tout son possible pour s'assurer que tout le monde disposait des bonnes bases. "Lance ce que tu veux. Contente-toi de frapper la cible et de minimiser le contrecoup."

Puis Thorne descendit de l'estrade.

"Cercle de confinement intact. Montre-nous ce que t'as dans le ventre, Bea."

Beatrice hocha la tête. Elle laissa échapper une autre respiration, ferma les yeux et commença l'évocation. Des étincelles surgirent de son index et de son majeur droits alors qu'elle les pointait comme un pistolet sur la cible. En pressant son pouce vers le bas, un fin éclair se lança. Avec un craquement assourdissant, il frappa le torse de la cible et la fit décoller, en foudre et en flammes. Elle frappa le champ de confinement avec un grand bruit sourd, puis retomba sur l'estrade en contrebas.

"Super, Bea !" cria Angela depuis le public. Quelques applaudissements retentirent dans le reste de l'assistance. Beatrice esquissa un sourire qui joignait ses deux oreilles. C'était la première fois qu'elle arrivait à lancer quelque chose d'aussi puissant.

Sa concentration se redirigea sur elle-même alors que les mécanismes de l'univers commençaient à se mettre en branle. Invoquer spontanément l'un des phénomènes les plus puissants du monde naturel n'était pas sans coût. Les nombreuses lois thaumatologiques entrèrent en action et ramenèrent l'équilibre.

La concentration de Beatrice demeura sur son for intérieur. Elle commença à frissonner : la chaleur de son corps commençait à s'échapper alors que le contrecoup thaumatologique faisait son chemin, ne s'arrêtant qu'après avoir extrait son dû. Elle gloussa en remarquant qu'elle pouvait voir sa respiration.

"Eh bien, hé, c'est impressionnant," dit Thorne en remontant sur l'estrade et en tendant une veste à Beatrice afin qu'elle puisse se réchauffer. "Lors de ses premiers sorts, la plupart des gens envoie le contrecoup dans la nature et laisse les autres gérer ses conséquences. On dirait que tu arrives déjà bien à l'internaliser. Bien joué."

"M-m-merci, R-r-obin," réussit à dire Beatrice entre ses dents tremblantes.

"Souviens-toi juste que tu ne peux pas lancer trop de sorts à la suite si tu te reposes sur cette technique," continua Thorne. "Tu écoperas d'engelures, ou pire."

Beatrice acquiesça. Elle ferma la veste et se frotta les mains en se dirigeant vers l'extrémité de l'estrade. Pour la première fois depuis son échec au partiel de conjuration, elle était fière d'elle.


Trois Portlands
24 septembre 2023

Souvent, lorsque les visiteurs pensaient à Trois Portlands, ils se représentaient un paysage urbain tentaculaire s'étendant dans l'infini ; une hyperbole de contre-culture et d'éléments anormaux amalgamés dans une jungle urbaine pour laquelle le plus banal des hipsters vendrait sa collection de vinyles contre une chance d'y vivre. Cela résultait essentiellement de l'influence de Portland, dans l'Oregon, et de la domination de la ville dans la noosphère sur ses homologues au Royaume-Uni et dans le Maine. Mais il existait tout de même d'innombrables manières par lesquelles les deux autres Portland exerçaient leur présence. Des célèbres phares de Trois Portlands aux bourrasques soudaines de vent marin, en passant par les occasionnelles parcelles de luxuriante forêt feuillue brisant la monotonie du béton et du goudron, les Portland ruraux refusaient d'être réduits au silence par leur cousin plus renommé.

La plus grande et plus étendue de ces petites forêts était un endroit communément connu sous le nom de Colline de l'automne : un bois épais, sombre et profond dénommé ainsi car il arborait perpétuellement le feuillage de l'automne du nord-est des États-Unis. C'était là, au bord du chemin principal traversant le bois, que l'Agente Beatrice Ross de la Fondation et l'Agent·e Robin Thorne de l'U2I se trouvaient.

"C'est approprié," soupira Ross. "Elle vit littéralement dans un Halloween éternel."

Thorne haussa les épaules, dérangeant un petit oiseau sur son épaule. Peu après leur arrivée à Trois Portlands, un rouge-gorge albinos était apparu aux côtés de Thorne et y restait depuis. Parfois, sa silhouette clignotait, indiquant qu'il était au moins partiellement spectral.

"Pour être honnête, j'aurais sans doute fait pareil," commenta Thorne. "Ça convient sans aucun doute à l'esthétique. J'ai aussi entendu dire que la nécromancie était particulièrement forte ici. Ne te bagarre pas avec elle, s'il te plaît. C'est… ce n'est pas la première que l'U2I use de ses services."

Ross fit rouler ses yeux.

"Un familier ?" demanda-t-elle ensuite en pointant l'oiseau. "C'est quoi son nom ?"

"Je ne lui en ai jamais donné," dit Thorne avec un rictus avant de doucement placer la créature dans sa poche de veste. Parfois, sa tête en sortait et fixait Ross avec une curiosité imperturbable. "Spencer a commencé à l'appeler "Crowe" il y a quelques temps, ce qui est pas mal, je suppose. Il peut être utile, à défaut de mieux."

"Original," commenta Ross en se mettant en route sur le chemin. Thorne la suivait de près.

En une demi-heure, ils arrivèrent dans une clairière donnant sur un petit cottage en pierre surplombant un cimetière en ruines, les dates sur les pierres tombales ayant depuis fort longtemps été érodées par la pluie constante de Trois Portlands. Un panneau à l'entrée de la clairière indiquait :

Dr Annebelle Lee, Ph.D.
Solution et sorts nécromantiques

"PLUS JAMAIS !"

Un squelette de corbeau atterrit sur le panneau. De lumineuses pointes d'épingle rouges remplaçant les yeux dévisagèrent les deux agents alors que le squelette inclinait la tête et laissait échapper un autre cri. Crowe sortit de la poche de Thorne et atterrit à côté de la créature mort-vivante sur le panneau. Pendant quelques instants, ils se contentèrent de s'observer de haut en bas, mais le corbeau finit par crier une troisième fois avant de s'envoler en direction du cottage. Quelques instants plus tard, une femme à la peau sombre portant une robe violette en émergea. Un sourire suffisant apparut sur ses lèvres lorsqu'elle reconnut ses invités et leur fit signe de se rapprocher.

"Merci, Edgar," dit doucement la femme alors que l'oiseau mort-vivant atterrissait sur son épaule et redirigeait son regard imperturbable sur les deux agents. Ceux-ci approchèrent, et Crowe revint dans son perchoir, dans la poche de veste de Thorne. "Je suis heureuse de te revoir, Beatrice. Cet homme blond et nerveux avec toi la dernière fois que nous nous sommes vus, il est encore vivant ? J'ai eu le sentiment que sa ligne de vie semblait faible lorsque nous nous sommes séparés."

Ross put sentir le regard de Thorne transpercer l'arrière de sa tête.

"Creed est vivant et en bonne santé, oui," répondit-elle. "Tu as une charmante demeure, Annabelle."

"Elle m'a coûté une petite somme, mais j'adore l'atmosphère." La nécromancienne eut un rictus embarrassé. "Je dois dire que je ne m'attendais pas à ce que le fameux Robin Thorne de l'U2I me rende visite. Qu'est-ce qui vous amène tous deux à la Colline de l'automne ?"

"Nous avons besoin de ton expertise," répondit Thorne en tendant à son ancienne camarade de classe un dossier. Tout sourire s'évanouit rapidement du visage d'Annabelle.

"Oh," dit-elle en passant en revue les images des corps nécrotiques et rapetissés. "Oh non."

"Quelqu'un assassine les membres de la promotion du cours d'évocation du CIETU de 2014," expliqua Ross. "Tous ont été trouvés comme ça. Qu'est-ce que tu peux nous dire ?"

"Eh bien, leurs âmes ont été extraites de leurs corps," dit Annabelle. "Bon sang, c'est affreux."

"Une idée de pourquoi ?" continua de la presser Ross.

"Il existe de nombreuses raisons allant de la récupération de composants pour un sort à de simples meurtres." Annabelle rendit les photos à Thorne. "Le fait qu'il s'agisse à chaque fois d'âmes de thaumaturge pourrait indiquer une signification rituelle, peut-être ? Cela dit, arracher l'âme du corps de quelqu'un est une manière plutôt efficace de le tuer. Ces gens ont-ils quelque chose en commun, à part avoir été camarades de classe au CIETU ?"

"Pas à notre connaissance," répondit Thorne. "Est-ce que lancer un tel sort requiert des composants spécifiques ? On pourrait remonter la piste par le biais des registres commerciaux des fournisseurs en ville."

"Quelques-uns, je pense." Annabelle hocha la tête et commença à retourner dans sa demeure. "Mais j'ai le sentiment prégnant que celui ou celle à l'origine de cette série de meurtres n'a pas eu la politesse de vous laisser une jolie trace écrite. Attendez ici. Je vais vous rédiger la liste des composants."

"Serait-il possible que nous jetions un œil à l'intérieur ?" demanda Ross.

Annabelle s'arrêta au milieu de sa foulée et regarda derrière son épaule.

"Je suis une suspecte, Beatrice ?" demanda-t-elle.

Ross ne dit rien.

"Je. Suis. Une. Suspecte ?" répéta Annabelle.

"Nous ne t'avons pas encore tout à fait exclu de cette lis-"

"Et vous avez un mandat ?"

"Non," répondit Thorne."

"Dans ce cas." Annabelle se retourna vers ses invités. Le blanc de ses yeux disparut dans une encre ténébreuse alors que la température dans la clairière chutait. "Je vais être parfaitement claire avec vous. La nature de mon travail est incroyablement sensible pour mes clients et hautement personnelle. Je ne vais pas compromettre cela pour un caprice. J'en ai marre que vous agissiez toujours comme si être une nécromancienne faisait automatiquement de vous une meurtrière. Ma bienveillance s'estompe. Je pense qu'il serait pour le mieux que vous partiez."

Des silhouettes humanoïdes émergèrent des tombes. Des morceaux d'os d'un noir obsidienne sortaient du brouillard et repartaient rapidement dans les ténèbres, tandis qu'un gémissement lointain devint audible. Ils commencèrent à se rapprocher des agents. Thorne leva les mains en l'air et recula d'un pas.

"Okay, okay," dit-iel. "On s'en va. Rappelez vos spectres, s'il vous plaît."

Les silhouettes s'arrêtèrent et attendirent. Ross et Thorne se dirigèrent rapidement en direction de la sortie de la clairière. En revenant sur le chemin, la température revint à la normale. Les yeux d'Annabelle, s'ils avaient repris leur couleur habituelle, scintillaient désormais d'indignation alors qu'elle rentrait dans son cottage.

"Bon, ça aurait pu mieux se passer," marmonna Ross, les yeux encore fixés sur le cimetière.

"Ah bon ?" répondit platement Thorne. "Parce qu'on n'est pas plus avancés qu'en arrivant ou parce que tu as essayé de fouiller la maison d'une nécromancienne et qu'on a failli être attaqués par des spectres ?"

Thorne soupira et commença à marcher.

"J'aurais dû te laisser à Portland."

"Tu voulais faire la même chose," dit Ross, sur la défensive. "Me raconte pas de conneries."

"Bien sûr que oui !" répliqua Thorne. "Mais je n'ai pas vécu trop longtemps de l'autre côté du Voile pour complètement oublier le genre de tact néce-"

"PLUS JAMAIS !"

Le squelette de corbeau interrompit la diatribe de Thorne. Il avait de nouveau atterri sur le panneau, mais il tenait cette fois une petite feuille de papier dans son bec, qu'il fit tomber dans la main de Ross lorsqu'elle s'approcha.

"PLUS JAMAIS !"

Il laissa échapper un dernier cri avant de retourner au domaine de sa maîtresse. Ross se mit à lire le contenu de la note et sourit.

"La liste de composants," dit-elle. "Ça aurait pu être bien pire."

Thorne secoua la tête et soupira. Ils commencèrent tous deux à rebrousser chemin sur le sentier entouré d'arbres.

"On reparlera du fait que tu as amené Creed ici, au fait."

***

Il se mit à pleuvoir au coucher du soleil, ce qui trempa les rues de Trois Portlands dans une nouvelle couche d'humidité. Thorne et Ross s'abritèrent dans un restaurant près de la Colline de l'automne et consultèrent une mini-carte de la ville en planifiant leur prochaine action. Au milieu de leur réflexion, le téléphone de Thorne sonna, et l'agent s'excusa en s'éloignant pour répondre à l'appel.

Ross soupira en regardant la carte. La ville avait tellement changé depuis son départ pour la réalité de base que peu de choses étaient restées là où elle les avait laissées. Malgré ce qu'elle disait à Creed et au reste de Tau-51, Trois Portlands lui manquait vraiment. Ses yeux glissèrent sur chacun de ses anciens repères, et les souvenirs de ses camarades du CIETU déferlèrent alors que la nostalgie s'installait-

"Ils viennent de trouver Daxton dans son appartement en centre-ville." Le visage de Thorne arborait une expression lugubre. Iel rassemblait déjà ses affaires et signalait son arrivée. "La même chose que pour les autres. Aucun signe de lutte. Pas d'effraction. Spencer me rejoint là-bas. Mais toi, tu dois revenir dans la réalité de base. Maintenant. Je te contacterai dès que nous pourrons continuer discrètement. Il y a une Voie sur mon chemin. Je t'y accompagne."

Ross acquiesça et enfila son manteau.

"Soit. Tu me promets que tu me laisseras pas de côté ?"

"Tu sais que je ne peux pas te promettre ça. Mais je ferai de mon mieux."

Ils sortirent tout deux sous l'averse et traversèrent les rues qui se vidaient. Plusieurs minutes passèrent en silence.

"Bon, je sais que ce n'est pas vraiment le moment ou le lieu," dit finalement Ross, "mais je voulais te demander, comment vous avez du réseau ici ?"

"J'en ai aucune idée," dit Thorne avec un haussement d'épaules. Iel s'écarta du chemin d'un petit groupe de personnes en robes. "C'est quelque chose que Prometheus a mis en place dans les années 90, et les gens ont continué avec-"

Ross regarda par-dessus son épaule. Un membre du groupe, une silhouette encapuchonnée de noir, continuait de les fixer alors qu'ils s'éloignaient. Elle regarda derrière elle une nouvelle fois une centaine de mètres plus loin et la vit de nouveau qui marchait désormais avec précipitation dans leur direction.

"- une entreprise appelée Asterism Communication a une sorte de monopole sur ce service maintenant. Anderson et les maxwellistes sont aussi de gros investisseurs. Je pense-"

"Thorne, je crois qu'on a de la compagnie," l'interrompit Ross. Un sifflement étouffé emplit l'air alors qu'un projectile frappait l'arrière de la jambe droite de Ross avec un léger bruit sourd. Les agents baissèrent les yeux et virent une petite fléchette plantée dans sa prothèse.

"Merde ! À terre !"

Thorne poussa sa camarade derrière le porche d'une entrée, où les deux agents sortirent leurs armes de poing et jetèrent un œil sur la rue. Ils virent la figure encapuchonnée se rapprocher en courant, les mains luisant d'énergie nécrotique. Ross retira la fléchette dans sa jambe, hocha la tête en direction de Thorne, visa et tira.

L'énergie nécrotique sur les mains de la silhouette se dissipa alors qu'une bulle scintillante apparaissait autour d'elle, transformant les balles de Ross en poussière à son contact. Ross lui lança donc un éclair. L'électricité traversa la bulle avec une explosion crépitante et jeta la silhouette en arrière, contre la chaussée. Elle s'écrasa dans un porte-vélos avec un grand bruit sourd et devint inerte. Les deux agents sortirent de leur cachette, les armes levées, et s'approchèrent de leur ex-assaillant.

"S'il est encore en vie, on va devoir le stabiliser jusqu'à ce que l'ambulance arrive," affirma Thorne. "Tu as un entraînement en conjuration, non ?"

"S'il n'est pas encore mort, ça le tuerait sans doute," répondit Ross d'un ton monotone. "Mais j'ai les bases."

La silhouette se redressa avec un souffle de force lancé par ses mains, qui fit tomber les deux agents. Ils tirèrent par réflexe, mais leurs balles inoffensives rebondirent alors qu'ils s'affalaient. Ross se redressa et vit la silhouette fuir en courant, tourner à un angle et s'évanouir entre les réverbères.

"Bon sang," marmonna Ross en se remettant sur pied et en boitant derrière la silhouette. "Il s'enfuit !"

"Il n'ira pas loin." Thorne se leva, sortit Crowe de sa poche de veste et lança la bête dans les airs. Iel ferma les yeux pour se concentrer alors qu'elle disparaissait dans la pluie. Un sourire se dessina lentement sur son visage.

"Il se dirige vers Kempton Park," dit-iel. "On y va !"

Les deux agents se mirent à courir sous la pluie. Au-dessus d'eux, le tonnerre commença à gronder. Au loin, les sombres et tortueux pins de l'un des plus grands et épais parcs de la ville se dressaient dans le ciel.


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