À quoi sert-on ?

La géométrie était aujourd'hui plus complexe pour eux : non seulement à cause d’un problème de terrasses biscornues, mais aussi des coups d’yeux des autres. Ils se sentaient observés par le maître et ne voulaient pas croiser son regard. Les autres élèves les observaient parfois avec une certaine animosité. Ils s'étaient de plus en plus marginalisés et le fait qu'ils soient les seuls à être pleinement conscients de la nature de leur punition était d'autant plus oppressant. Ils ne parlaient à personne, ils ne levaient même pas les yeux de leur table.

Archi avait tout tenté pour retrouver les mots du carnet. Il avait formulé et reformulé, analysé encore et encore chaque élément mis à disposition. Mais il n’était arrivé à rien de concluant. Il en avait pleuré. Maintenant, il fallait repartir de zéro. Avec un nouveau pacte. Peut-être que ça se passerait mieux.

Elle était épuisée. Mathilde avait couru partout, examinant chaque recoin à la recherche d’un élément insolite. Mais rien. La forêt meurtrière lui aurait suffi, quitte à risquer sa vie. Elle avait regardé son bras et constaté avec effroi que la cicatrice avait disparu. Elle savait qu’elle avait été là. Il fallait qu’elle la retrouve.

Camille réfléchissait au problème. Pourquoi monsieur Térieur ne pouvait pas construire sa terrasse de l’autre côté ? Ça serait plus simple.

Héloïse n’arrivait plus à être en colère. Elle n’osait pas parler de ce qu’elle avait. Il fallait qu’elle reste discrète.

Lorsque la cloche sonna et après que le professeur eût donné les devoirs, ils quittèrent la classe précipitamment, sous son regard attristé.


Il avait lu le carnet et l’avait aussitôt regretté. Ils avaient déjà parcouru un bon bout de chemin. Il s’en voulait de les priver de leurs découvertes, de leurs expériences, toutes plus merveilleuses ou dangereuses les unes des autres. Il ne se souvenait pas avoir vécu quelque chose de similaire. Ses parents savaient, et toute sa lignée aussi. Ils s’étaient dispersés il y a bien des années, mais ils avaient toujours su pour ce qui existait derrière le Voile. Et ces enfants l’avaient découvert. Ils avaient intégré ces choses comme des parties du monde et avaient appris à les appréhender. Ce n’était pas son travail de les en empêcher. Il fallait lever le sort. Peut-être pas tout de suite. Demain ? Dans une semaine ? Il fallait qu’il y réfléchisse. Et il commença à compulser les pages, cherchant la leçon qu’il devrait leur apprendre pour qu’ils puissent progresser sans être des dangers ambulants.


Ils s’en étaient retournés à l’étang qu’ils avaient abandonné lorsque la forêt avait cessé d’être rassurante.

"On fait quoi ? questionna Archibald.
— On va chercher la cabane.
— Mais t’as dit qu’elle était plus là, objecta Camille.
— Si elle est magique, elle a peut-être changé de place.
— Il y a d’autres clairières dans la forêt ?
— Pourquoi ? demanda Héloïse.
— Bah la clairière avait pas bougé, donc peut-être que si elle s’est déplacée, elle est allée dans une autre clairière."

Ils commencèrent donc leur recherche, sans trop d’espoir. Ils ne se l’étaient pas dit mais aucun d’eux ne se souvenait d’une autre clairière. Ils espéraient juste un miracle, ou voulaient gagner du temps.

"Vous aussi, vous n’arriviez plus à lire ?
— Ouais ? répondit Mathilde, indécise.
— C’était vraiment un sorcier, alors, en conclut Camille.
— On a bien fait de pas aller le voir pour la règle."

La conclusion d’Archibald les rasséréna quelque peu.

"Il aurait pu effacer nos souvenirs, poursuivit Camille.
— Et on aurait jamais commencé nos histoires.
— On n’aurait pas eu autant de problèmes, aussi."

Ils se turent. Héloïse était casse-pieds, mais elle avait raison. Ils avaient tout perdu pour quelque chose qui n’était même pas une chose bizarre. Ils auraient dû attendre, avancer plus doucement. Mais ils s’étaient précipités. Camille sentit les larmes monter.

"On peut aller à la rivière ?"

Ils acquiescèrent et s’en furent. Laissant derrière eux une forêt silencieuse et des oiseaux somnolents.


"On fera quoi si on trouve plus de choses étranges ? demanda Mathilde.
— Ce qu’on fait quand on n’en trouve pas, répondit Héloïse. Notre vie ne tourne pas autour de ça, on s’amuse bien, même sans que ça arrive.
— C’est vrai, mais ça va faire vide.
— Comme si on n’avait plus le droit d’avoir des surprises de la part de la nature."

Leurs chaussures ripaient parfois sur le sol irrégulier. C’était agaçant pour Archibald : il avait tout le temps peur de trébucher et de se casser à nouveau le bras.

"On fera avec. On était amis avant ça, non ?"

Mathilde avait raison, et ça les rassurait un peu. Mais quelque chose continuait de les tracasser.

"On est trop petits pour être nostalgique, cracha le garçon.
— Ça veut dire quoi, "nostalgique" ? demanda Camille.
— Qu’on va passer le reste de notre vie à regretter ces moments à découvrir les choses étranges et à ne plus jamais apprécier le présent, expliqua-t-il dans un soupir, même s’il est mieux que le passé.
— Ça sera mieux que si on pense que c’est mieux, donc ça sera jamais mieux si on idéalise cette période.
— On a passé des supers moments, quand même."

Héloïse se mordit la lèvre. Elle voulait dire que c’était sûrement mieux ainsi pour leur espérance de vie, mais elle y repensa. C’était étrange. Était-elle déjà nostalgique ? Est-ce qu’elle pouvait leur en parler ? Peut-être pas, mais elle le fit quand même.

"Je m’amusais pas trop quand on jouait aux pompiers, ou aux autres trucs."

Ils la regardèrent, l’air intrigué, sans trop savoir quoi répondre.

"Mais quand on trouvait des trucs bizarres, je paniquais, mais j’arrivais quand même à m’amuser, en cherchant à comprendre, en cherchant des solutions."

Une larme coula sur sa joue.

"Et si on n’a plus ces moments, même dangereux, qu’est-ce que je vais pouvoir faire pour vraiment bien m’amuser avec vous ?"

Ils avaient les yeux humides, eux aussi. Camille détourna la tête afin que personne ne voit ses lèvres trembler. Aucun d’entre eux ne souhaitait ne plus s’amuser avec Héloïse. Non, il ne fallait pas abandonner. Il fallait reprendre le carnet. Apprendre la magie, briser le sort, tout faire. Ils ne pourraient plus s’amuser sans la possibilité d’une surprise du monde. Plus autant.

Ils reprirent la route vers la rivière.


Héloïse s’en voulait. Elle ne leur avait pas parlé du livre. Elle l’avait ouvert chez elle et un passage, enfin un rectangle noir, était apparu. Elle n’avait pas eu le courage de le traverser mais elle avait vérifié avec un appareil photo : il créait bien des ouvertures dans les parois, comme dans la bibliothèque. Elle l’avait vite refermé, effrayée, mais elle voulait aller plus loin. Comprendre comment cet ouvrage fonctionnait. Si elle pouvait le reproduire. Devait-elle leur en parler, ou pas ? C’était important. C’était la preuve que l’étrange du monde n’avait pas disparu, la preuve qu’ils pouvaient recommencer. Mais elle avait peur de leur réaction. Qu’elle ait fait ça dans leur dos pourrait les rebuter, il faudrait qu’elle leur explique pourquoi et ça pourrait poser des problèmes. Mais c’était la preuve que ce qu’ils avaient vécu était réel. Pourquoi c’était à elle de l’avoir ? "Parce que tu es précautionneuse", entendit-elle. Et c’était vrai. Elle avait pris l’habitude de rester prête, de sécuriser les accès et de toujours avoir un maximum d’options. Mais elle en manquait toujours. Elle qui avait longtemps refusé de croire que ces choses étaient réelles, elle commençaient à se rendre compte de tout ce que ça impliquait. Elle ne voulait pas être seule dedans, mais elle ne pouvait pas les inviter. Pas pour l’instant.


"Bon, il était où ? interrogea Camille.
— Par là, je crois, répondit Mathilde.
— Donc il a disparu ?
— Je sais pas, peut-être qu’on peut juste plus le voir ?
— On n’a qu’à avancer et voir si on le touche ?
— Attendez ! J’ai une idée ! Je reviens ! s’écria Archibald avant de partir en courant."


"Euh, on fait quoi ?
— On marche avec les mains devant, puis si on sent rien, on lance des cailloux là où on pense qu’il est.
— Et si ça marche pas non plus ?
— On devra trouver un autre test, ou se dire qu’il a vraiment disparu, déclara Héloïse.
— Vous pensez qu’il fonctionne comment, le sort ?
— Je sais pas, si ça se trouve c’est même pas magique et on a juste été drogués.
— Comment ça, drogués ?"


Ils menèrent, sans trop d’espoir, leurs expériences. Et elles ne furent pas concluantes.


"Hypothèse 1 : on n’est plus capables de le toucher et de le viser.
Hypothèse 2 : on n’est plus capables d’entreprendre une action qui conduirait le rocher à avoir des conséquences sur le réel.
Hypothèse 3 : il a été retiré."

Elle mâchouillait son stylo nerveusement. C’était insensé. Elle voulait croire que la pierre était bien là mais cachée. Peut-être que son livre créerait une collision et révèlerait la paroi ?

"Hé ! Les amis ! C’est bon !"

Ils se retournèrent pour voir Archibald courir, suivi de Gilles. Ils comprirent ce qu’il voulait faire un instant plus tard.

"Gilles, grimpe !"

Le chien s’élança et ils furent tous les quatre pris d’une terrible migraine. Ils sentaient leurs yeux les brûler, leur crâne chauffer. Et quand il virent la silhouette du canidé, perché sur du vide, ils s’approchèrent, mais ne touchèrent rien, et se retrouvèrent quelques mètres plus loin. Ils ne pouvaient plus interagir avec, mais ils pouvaient savoir qu’il était bien là.

Leur souffrance disparut une fois que le chien fut descendu.

"Le plus drôle, c’est qu’avec le mal de tête, on sait pas si c’était pas une hallucination, haleta Archibald.
— J’ai du mal à voir ce que tu as trouvé drôle, là, rétorqua Camille."

Ils souriaient faiblement. Tout n’avait pas disparu. Ils pouvaient retrouver l’étrange.

"Mais si ça marche pour ça, c’est parce qu’on savait que c’était là, dit Camille d’un air pensif.
— Euh, peut-être ? répondit Mathilde.
— Et du coup, peut-être qu’on peut toujours pas voir les nouvelles choses.
— Peut-être que ça marche seulement sur ce qui est écrit dans le carnet ?
— Comment ça serait possible ?
— Bah, la magie ? hasarda Héloïse"

Elle n’arrivait pas à croire qu'elle avait dit ces mots. Mais elle ne pouvait pas leur dire ce qui la faisait penser ça.

"En fait, on saura pas avant la prochaine chose étrange.
— Et c’est même sûr qu’il y en ait une."

Archibald serra les poings. Mathilde, la mâchoire.

"Je veux pas vivre en attendant qu’il se passe quelque chose, dit-elle."

Ce serait trop dur et cruel. Il pouvait s’amuser, mais l’espoir de voir un jour le monde redevenir intéressant le rongeait déjà. Ils réfléchissaient à ce qui allait se passer quand Héloïse fut prise de terreur.

"Et le pacte ?!"

Ils la regardèrent, interloqués, puis blêmirent.

"Il y avait des règles, non ?
— Oui, mais j’arrive plus à les formuler."

Camille prit son petit cahier. Elle avait bien tout écrit de sa plus belle plume, mais elle n’arrivait plus à lire. La peur laissa place à la colère.

"L’enflure !
— Ça se fait pas !
— Sale adulte chiant ! cria Mathilde en frappant le sol du pied.
— Wouf !"

Gilles n’aboyait pas souvent mais montrait qu’il comprenait ce qui se jouait. Il partageait leur colère, et ils l’apprécièrent. Ils se sentaient moins seuls. Même s’il avait toujours fait partie de la bande, Gilles était un chien, et donc il ne comprenait pas toujours quand ils parlaient. Se sentir soutenus, c’était tout ce dont ils avaient besoin.

"Pourquoi il nous a fait ça ? s’indigna Mathilde.
— Pour nous protéger, nous apprendre une leçon ? hasarda Héloïse, déboussolée par la perte des règles et par la réaction de ses amis.
— Bah c’est débile ! Il avait pas le droit.
— Je suis pas sûr qu’il y ait des lois sur l’utilisation de la magie, dit Archibald d’un air mi-pensif, mi-agacé.
— Nous, on n’aurait jamais fait ça, même si on avait pu, déclara Camille avec force.
— Peut-être qu’il sait des choses qu’on ne sait pas et du coup il veut nous protéger de ça ? Mais il n’a sûrement pas fait ça juste pour nous embêter…
Il nous a fait oublier le pacte ! C’est pas pardonnable ! s’empourpra Mathilde."

Elle avait bien raison. Les adultes s’immisçaient trop dans les affaires des enfants. Ils devraient rester avec leurs trucs à comprendre “quand ils seront plus grands”. Mais toute cette rage était sans cible, car ils ne pouvaient rien y faire. On leur avait retiré le corps de leur lien le plus précieux, et ils devaient faire avec.


Ils étaient toujours au bord de la rivière quand une pensée vint à Camille.

"On sert à quoi ?"

Un oiseau chantait, derrière eux, pendant qu’ils soupesaient le poids de cette question. Elle compléta son idée.

"On sert à quoi dans ce monde, avec ces choses bizarres ? Est-ce qu’on a une place pour nous ? Est-ce qu’on sert à quelque chose ?"

La question parut hors-sujet. Mais Héloïse comprit. Eux, ce qu’ils vivaient leur importait. Mais est-ce que ça avait servi à quelque chose ? Et ne vaudrait-il pas mieux qu’ils acceptent que c’était du passé ? Pour le bien de ce qui n’était pas eux ?

Le soleil commençait à décliner, alors ils rentrèrent chez eux, ruminant cette sombre question.


Camille s’en arrachait presque les cheveux, en pleurant. Les choses servaient à quelque chose ? Et ce qu’elle avait vu, ça servait à quoi ? Les choses avaient toujours un sens ? Elle voulait envoyer cette idée au loin, non, tout n’avait pas de sens. Ce n’était pas arrivé pour une raison. C’était arrivé parce que des choses arrivent alors qu’elles ne devraient pas. "Mais alors, elles arrivent pour que tu aies envie de les empêcher d’arriver", lui chuchota la terrible voix dans sa tête. Elle sanglotait. Non. C’était pas arrivé pour qu’elle y fasse quelque chose. Elle n’en avait pas la force. Elle ne voulait pas vivre avec ce poids. Une voix plus douce prit la parole : "Pas maintenant, plus tard, dans dix ans, dans quinze, dans vingt, dans longtemps. Pas demain. Mais tu pourras y faire quelque chose. Tu pourras t’en servir". Elle frappa contre le mur. NON. Ce n’était pas arrivé pour qu’elle y fasse quelque chose. Elle n’en avait pas envie. Si c’était arrivé, c’était parce que c’était arrivé, c’est tout, parce que d’autres personnes avaient décidé que ça devait arriver, mais pas elle. Elle n’y était pour rien, elle n’était pas responsable. Parce que si ça servait à quelque chose, alors quelqu’un avait été heureux que ça lui arrive. Elle revoyait son visage. Non. Elle devait se servir elle-même. Ce qu’elle faisait devait la servir, et pas autre chose. Elle servait à son existence, et elle devait servir à ça.

Sa nuit fut longue.


"Cher journal, à quoi je sers ?"

Cette phrase était restée seule un long moment sur la page. À quoi servait-elle ? Mathilde se souvenait que ses amis étaient souvent contents de la voir réussir ses acrobaties, ou de pouvoir la suivre en toute sécurité lorsqu’ils allaient faire de l’escalade, sur les rochers. Mais à quoi servait-elle ? Est-ce qu’elle servait seulement à faire en sorte que ses amis s’amusent bien ? Et à s’amuser bien, elle ? Est-ce que ça servait à quelque chose de s’amuser ? Elle se posait encore la question, en faisant rebondir une balle contre le mur. Il n’était pas encore assez tard pour que ses parents viennent lui demander d’arrêter. D’ailleurs, elle servait à quoi pour ses parents ? Ils lui avaient souvent dit qu’ils l’aimaient, mais est-ce que c’était suffisant ? Est-ce qu’être un enfant à aimer était quelque chose de suffisant pour dire qu’on servait à ça ? Est-ce que le fait d’être aimé donnait une place dans l’univers ?

Elle aurait pu chercher la réponse, encore et encore. Mais elle commença à réfléchir à autre chose. L’image d’ange dans son livre de chevet l’interpellait. Est-ce que les anges jouaient au frisbee avec leur auréole ?


Chacun trouva sa réponse. Et chacun l’écrivit dans sa copie du carnet. Et, pour l’instant, cette vérité s’effaça de leurs pensées.


Il traînait donc par là. Bon, plus qu’à y amener les enfants. Mais était-ce une bonne idée ? Il avait l’impression que oui. Et sa seconde voix lui criait toujours qu’il était un horrible professeur.

"Je vais essayer de m’améliorer, promis !"

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