Derrière la façade d'un majestueux immeuble, à l'intérieur d'un clubhouse pouvant être décrit comme délicieusement somptueux (ou peut-être somptueusement délicieux), niché entres les deux hauts accoudoirs d'un recliner en cuir souple, était assis M. Dark.
Il n'était pas particulièrement de bonne humeur.
Bien que M. Dark n'ai jamais été considéré comme une personne particulièrement joviale par n'importe quelle dame ou gentilhomme perspicace, le froncement de sourcils habitant actuellement ses traits était dirigé vers quelque chose d'autre que le monde en général. Précisément, ses cibles étaient les deux autres hommes occupant la pièce. Ils étaient debout, évidemment. Quand vous étiez en présence de M. Dark, vous restiez debout, et personne ne savait cela mieux que Hareton Marshall et Edwin Carter. M. Dark s'était assuré de cela. En effet, ils étaient restés debout ici depuis quinze minutes.
C'était probablement suffisant, décida M. Dark. « Une nouvelle concurrence, vous dites ? »
Marshall s'éclaircit la gorge, un geste qui fit trembler son prodigieux menton et son encore plus prodigieuse moustache. Malgré sa longue relation avec la famille Marshall, Mr. Dark ne pouvait se souvenir d'un membre de la famille qui ne finit pas par arborer un des ces éléments ridicules. Même les femmes. Particulièrement les femmes.
« Eh bien, pas exactement. Je n'appellerais pas ça une véritable concurrence. Pas en ces termes. »
M. Dark résista à peine à se frotter les tempes. Pas qu'il craignait d'offenser Marshall, vu qu'il ne s'était jamais vraiment soucié de cela, mais parce ses mains le grattaient terriblement. Elles le grattaient toujours quand cette période de l'année arrivait, mais il ne s'y était jamais vraiment habitué. « Alors, je vous en prie, expliquez-moi comment vous appelleriez l'acte de vendre des produits similaires aux nôtres, à la même clientèle, à des prix qui nous feraient faire faillite en une semaine ? »
Marshall tripota sa moustache, comme il le faisait quand il était nerveux. Une autre habitude de famille plutôt exaspérante. « J'imagine que cela prendrait plus d'une semaine. Quelques mois, au minimum. »
Cette fois, M. Dark ne put résister. Frotte frotte. Gratte gratte. Il était un fait plutôt ironique, médita-t-il, que les Marshalls n'étaient pas les plus futés, malgré la fréquence alarmante à laquelle il les utilisait. Oh, ils étaient effectivement très bons dans leurs champs d'intérêts spécifiques, cela ne faisait aucun doute. Vous n'aviez qu'à placer un Marshall sur un continent peu méfiant, et en un rien de temps, il n'y aurait plus un bout de terre qui ne soit pas foulé par de grosses bottes lustrées, plus de ressource naturelle inexploitée, plus d’artefact historique encore en place, et plus une population locale paisible et encore en possession de ses richesses. Vous n'aviez qu'à vous assurer de laisser quelqu'un d'autre s'occuper de la finance, puisqu'ils dépenseraient probablement tout pour du brandy, de la poudre à canon et des produits de soin pour les cheveux.
Le Marshall actuel était un exemplaire spécimen de la famille. Trapu, solide, et avec la curiosité et l'imagination d'une brique. La mère de cet homme avait été un peu trop portée sur la lecture, d'où son nom littéraire et plutôt inhabituel, mais M. Dark ne pouvait pas vraiment blâmer la pauvre femme. Quand vous étiez mariée à un Marshall, vous deviez faire quelque chose pour empêcher votre intellect de flétrir et de se replier sur lui-même, comme un escargot séché.
M. Dark tressaillit. C'était une leçon qu'il n'avait à apprendre qu'une fois.
« Peu importe la manière dont vous voulez le définir, c'est très certainement un problème sur lequel nous devons nous pencher rapidement. » coupa Carter, probablement pour épargner à son partenaire le regard brûlant de M. Dark. Il regretta probablement cette décision quand le même regard glissa vers lui, mais au mérite de Carter, pensa M.. Dark, il l'affronta avec bien plus de classe.
« Vous dites que c'est un problème, mais vous n'avez même pas mentionné qui est derrière celui-ci. La Fabrique, à nouveau ? Une nouvelle gamme de mixers fonctionnant avec du sang, peut-être. »
« Les produits ne correspondent pas à leur style habituel. Ils n'ont pas l'air produits à la chaîne du tout, et s'ils le sont, celui qui le fait investit bien plus d'argent dans sa production que la Fabrique. »
« Pas eux, donc. Une autre relique des grands jours des Laboratoires Prometheus, ou une expérience entêtée d'Alexylva ? »
« Rien pour relier un des produits à eux, et c'est normalement très facile à faire. »
« Je sais très bien que c'est facile à faire, imbécile ! Au cas où vous auriez oublié, j'étais dans ce business bien avant que vous ne soyez né, petit pleurnichard ! » aboya M. Dark à Carter, qui réussit difficilement à ne pas reculer. Bien qu'il détestait l'admettre, Edwin Carter avait plutôt impressionné M. Dark quand ils avaient débuté pour la première fois leurs relations commerciales, peu après la mort du père de Carter. Ce Carter était un idiot en des proportions presque impressionnantes, réussissant à faire passer le Marshall contemporain pour un homme intelligent, ce qui n'était pas un mince exploit. Carter Jr. était différent, cependant. Sous sa direction, le Département des Acquisitions du Marshall Carter and Dark était passé d'un bazar corrompu et à peine contrôlable de mercenaires, spadassins et autres ordures à une machine bien huilée, performante et loyale avant tout. Il était vraiment dommage que l'homme ressemble à une sorte de croisement entre une grenouille troglodyte et un iguane constipé en permanence, mais vous ne pouviez pas tout avoir.
Ledit hybride s'éclaircit la gorge. « Mes excuses, M. Dark, je ne voulais pas vous offenser. »
M. Dark leva sa main avec mépris. « Oubliez ça. Ce n'est pas eux, bien. La jeune Wondertainment s'est-elle enfin sortie de sa pile de glace et de corgis, alors ? Je ne pensais pas qu'elle avait cela en elle, honnêtement. Tout comme son fou de père. »
Carter hésita. « Elle… a ça en elle, en effet, mais nous ne pensons pas que cela ait quelque chose à voir avec la situation actuelle. Bien que nous suspectons que ce qu'elle prévoit nous pose un problème différent.
« Eh bien, ça ne peut pas être l'Oncle Merl, ou… » Le visage de M. Dark s'assombrit d'une moue aigre, et les démangeaisons dans ses mains revinrent avec une vigueur renouvelée, « Deer ».
Marshall, retrouvant enfin un peu de courage, rigola. « Nous ne vous aurions pas dérangé pour ces bouffons. »
« La vérité, dit Carter, c'est que nous n'avons aucune idée de qui est derrière ceci. »
« Alors pourquoi, et je sais que cela vous semble être une idée absurde, pourquoi vous n'utilisez pas notre réseau de renseignement affreusement vaste et affreusement cher pour trouver le responsable ?! »
Carter déglutit. « Nous avons essayé, M. Dark, mais chaque Acquisiteur que j'ai envoyé est revenu les mains vides… ou n'est pas revenu du tout. »
« Et ce n'est pas tout, ajouta Marshall. Il y a trois heures, notre connexion avec la Maison d'Enchères de Singapour s'est coupée. Quand les hommes que j'avais envoyé sont arrivés, la Maison était vide, et je veux dire littéralement vide. »
Et bon Dieu, les mains de M. Dark le démangeaient. Il leur jeta un coup d'œil, les gardant dans un recoin de son regard. Il n'avait jamais aimé leur apparence au milieu du processus, peu importe l'élégance que cela dégageait. La main gauche était pâle, traversée de veines épaisses, couverte de tâches de vieillesse. La droite était plus sombre, presque brune, et aussi lisse que le dossier de crédit de M. Dark. « Que voulez-vous dire, "littéralement vide" ? »
« Je veux dire qu'il n'y avait rien. Tous les objets stockés, tout notre personnel de vente et mes agents de sécurité, même les foutus meubles, des prises électriques au papier peint. Tout avait disparu. »
« Et vous dites que vous n'avez aucune idée de qui pourrait être responsable de cela ? De la disparition pure et simple du contenu d'une Maison d'Enchères entière ? »
Marshall se raidit. « Je vous assure, mes Liquidateurs sont en ce moment même en train de rechercher le responsable. Ils n'échouent jamais ! »
Les Liquidateurs. M. Dark se remémora l'époque où le groupe de chasseurs de têtes et d'assassins du Club avaient un nom quelque peu différent. Il avait une affection assez particulière pour l'ancien nom, bien qu'en y pensant aujourd'hui, il comprenait la décision de le changer. Ce nom ne s'accordait plus vraiment à l'époque actuelle. Il était, de plus, plus qu'un petit peu raciste, et le Club avait toujours essayé de rassembler la clientèle la plus étendue possible (en restant raisonnable, bien sûr). La seule couleur qui importait, après tout, c'était la couleur de l'argent.
« Indépendamment des efforts de Marshall et des infaillibles Liquidateurs, dit Carter, son ton exprimant clairement son opinion sur leurs chances de succès, et qu'il y ait ou pas une connexion entre nos nouveaux rivaux et le récent incident à la Maison d'Enchères, j'ai pris la liberté d'acquérir quelques objets que la concurrence a récemment introduit sur le marché. Je pense que vous les trouverez intéressants. »
M. Dark hocha la tête, se grattant une main pleine de tâches brunes d'une manière distraite, et Carter fouilla sa poche, sortant une petite boîte de bois poli aux couleurs profondes. Un bouton rond et argenté était connecté à la boîte. Carter la laissa sur le bar à liqueurs proche du recliner de M. Dark et quitta la pièce. Il reparut peu de temps après, portant cette fois une cage couverte d'un tissu. Il plaça la cage à côté de la boîte et souleva le tissu, révélant une poule vivante caquetant silencieusement.
« Observez. »
Il appuya sur le bouton. La poule bougea légèrement et commença à caqueter plus bruyamment. Après quelques secondes, il y eut un soudain pop et, sortant visiblement de nulle part, un œuf apparut près de la poule.
M. Dark ne savait pas vraiment que répondre à ça. « Est-ce que… est-ce que c'est quelque chose pour résoudre des problèmes zen ou un truc comme ça ? » demanda-t-il, mais Carter se contenta de secouer la tête et d'appuyer à nouveau sur le bouton.
Cot. Cot-cot COTCODÊÊÊT !
Pop.
À côté de l'œuf se trouvait désormais une pomme de terre crue et verte, une tomate, une laitue, quelques olives, et ce qui semblait être un demi-lingot d'argent.
« Er… » Carter secoua la tête à nouveau et pressa le bouton à nouveau.
Cot. Cot. Cotcotcotcotcotcotcodêêê-Pfff
« Voilà la raison, M. Dark, pour laquelle je pense que nous avons un problème. »
M. Dark ne put que hocher la tête doucement, alors qu'une main légèrement tremblante retira le sommet de la cage. Et il sortit de la cage ce qui était désormais un poulet parfaitement rôti et garni, accompagné de purée et de salade verte. Le tout servi sur un splendide plat d'argent. Fait déconcertant, il n'y avait aucun signe de la tomate.
Marshall s'approcha, et, avec son canif d'une taille plutôt respectable, piqua un morceau de poulet rôti. Il le mâcha l'air pensif et déclara, « Plutôt bon, je suppose. Un peu fade. »
« Oui. Assez. »
À une certaine distance du majestueux immeuble qui abritait le délicieusement somptueux (ou somptueusement délicieux) clubhouse, un homme était assis à son bureau. Au premier coup d'œil, et probablement à plusieurs coups d'œils après celui-ci, aucun des deux ne semblait particulièrement spécial, et en effet, le bureau ne l'était pas, à l'exception du nid de guêpes caché dans l'un des murs. L'homme, cependant — si un gentilhomme ou une dame perspicace avait à y regarder de plus près — avait en fait quelque chose qui le différenciait du pékin ou de la pékine moyen (ou moyenne). Précisément, ce fait était celui qu'il était en train de converser avec un dieu.
Et celui qu'il souriait.
« Et tu vois, haha, on ne peut simplement pas continuer à suivre notre programme d'expansion avec ces prévisions de production. Comment suis-je sensé travailler dans ces conditions, je te le demande ? Les formulaires ne sont pas clairs, il y a des bougies partout et je suis sûr que l'un d'eux a essayé de m'attirer dans un cercle à un moment, et ce n'est pas quelque chose que j'apprécie, ça non. Et je ne parle même pas de l'étiquette dans la salle de repos. Non, tu sais quoi, tu dois entendre ce que j'ai à dire sur l'étiquette dans la salle de repos — elle est en dessous de l'acceptable, je te le dis, considérablement en dessous de ce qui est acceptable, et une autre chose- »
Pas à cause de quelque chose que le dieu ait dit, pensez vous. L'homme avait perdu le fil de cela il y a des heures. C'était quelque chose à propos des coûts élevés des taxes thaumaturgiques et de la manière dont les mages d'aujourd'hui étaient incapables de remplir un formulaire MAG-97 pour sauver leurs vieilles carcasses. Pour un être au pouvoir incommensurable et d'une intelligence présumée au-delà de l'entendement des mortels, l'homme était surpris de constater que son dieu était effectivement une personne très ennuyante. Il n'était pas tout à fait sûr de la raison d'un tel étonnement, puisqu'après tout, le dieu était une extension de l'homme lui-même, et toute l'histoire n'avait-elle pas débutée parce que l'homme se trouvait si tristement, totalement ennuyant ? Bien sûr que si. Il lui semblait impossible d'échapper à la vérité sur lui-même, même en invoquant les vastes et méconnus pouvoirs du grand cosmos.
« Tu m'écoutes ? On ne dirait pas que tu m'écoutes. Je peux t'écraser, tu sais, je pourrais le faire maintenant, et laisser une tâche grasse sur le sol et tout, et tu te sentirais moins bête, là ? Oui, tu te sentirais moins bête. Même si… ça me causerait des ennuis avec les femmes de ménage. Non, ça ne le ferait pas, ça ne le ferait pas du tout. Elles me forceraient à nettoyer les poubelles pendant des semaines, et ce n'est pas une tâche pour un dieu, ça non. Et c'est sans compter- »
L'homme sourit à nouveau. Si les vastes et méconnus pouvoirs du grand cosmos ne pouvaient briser sa monotonie, il devrait se tourner vers une puissance encore plus grande, la force la plus influente qui n'ai jamais existé.
Consumérisme tout-puissant.