Une mèche vierge et immaculée

Centre International pour l'Étude de la Thaumatologie Unifiée, campus de Trois Portlands
15 novembre 2010

Être convoqué à une discussion avec sa conseillère pédagogique immédiatement après les partiels était rarement une bonne nouvelle, même pour les étudiants d'une école aussi étrange que le CIETU de Portlands. Alors que la conseillère parcourait ses documents, la jeune Beatrice Ross jouait oisivement avec une mèche de ses cheveux roux, regardant de temps en temps l'horloge sur le mur qui étendaient les secondes en heures. La conseillère finit par s'éclaircir la gorge.

"Comment penses-tu avoir réussi ton partiel de conjuration, ma chérie ?"

Beatrice rencontra le regard de la femme. Elle était plus âgée, quelque part entre la cinquantaine et la soixantaine. Ses cheveux étaient désormais davantage sel que poivre, et une petite paire de lunettes reposait au bout de son nez. Un épais pull à torsades vert avec le blason de l'école sur le revers complétait le tableau.

"Je pense que je m'en suis plutôt bien sortie sur l'examen écrit," répondit finalement Beatrice. "Mieux que ce que je pensais initialement, en tout cas."

La conseillère sourit.

"Plutôt," dit-elle. "Tu as vraiment "géré", comme disent les jeunes. Ta compréhension des aspects théoriques et académiques de la thaumatologie est tout à fait impressionnante pour ton niveau d'étude. Mais je pense que tu sais que ce n'est pas pour ça que tu es ici, ma chérie."

Beatrice hocha la tête.

"L'examen pratique aurait pu mieux se passer," marmonna-t-elle. Son regard tomba au sol.

La conseillère acquiesça.

"Tu espérais suivre le cursus de la conjuration médicinale, c'est ça ?"

"Oui. J'espérais pouvoir devenir une guérisseuse."

"Un objectif admirable," dit-elle en hochant la tête. "Vraiment, admirable."

"Je sais que j'ai échoué, mais je peux suivre à nouveau les cours après les vacances." Des larmes commencèrent à s'accumuler dans les yeux de Beatrice. "Je sais que si je révise plus je pourrais y arriver. S'il vous plaît, Dre Laurent, j'ai juste besoin d'encore un-"

La conseillère leva une main. Un sourire chaleureux et empathique surgit sur son visage alors qu'elle secouait la tête.

"Ma chérie, je suis désolée," dit-elle. "Aussi nobles soient tes intentions, ça ne change pas le fait que ta note est dans les 10 % les plus mauvaises de ta classe pour cet examen. On ne tient pas un tel rendez-vous pour étudier les stratégies d'étude ou créer un rythme de pratique. On tient un tel rendez-vous lorsque l'étudiant n'a pas les aptitudes nécessaires pour continuer dans une école donnée de l'art. Tu ne peux pas construire une forteresse sur un pilier de sable, et tu ne peux pas faire carrière dans un domaine pour lequel tes talents sont si peu adaptés."

Beatrice tressaillit.

"Dre Laurent," murmura-t-elle. Les larmes commencèrent à s'échapper. "S'il vous plaît. Je ferais n'importe quoi. Des cours du soir. Le cursus de l'été. Je ne ferais rien d'autre que manger, dormir et étudier. S'il vous plaît."

Une main se posa sur son épaule.

"Je sais à quel point c'est dur à entendre, ma chérie," dit-elle. Sa voix rappelait à Beatrice celle de sa grand-mère. "Tellement d'élèves choisissant d'entrer dans ce domaine le font avec un objectif en tête. Une vision d'eux-mêmes qu'ils souhaitent devenir. Mais la triste vérité en la matière est que le potentiel de chacun ne se manifeste pas de la même façon. Comme je n'ai jamais été destinée à devenir une divinatrice, tu n'es pas destinée à être une conjuratrice. Et ce n'est pas grave. Je sais que nous trouverons là où est ta place. Nous y arrivons toujours."

"Mais où ?" Beatrice leva ses yeux, qui étaient rouges, "Je n'ai même pas exploré une autre école. Je ne peux pas me contenter de choisir au hasard chaque semestre en attendant que quelque chose fonctionne !"

La Dre Laurent sourit. "Pourquoi penses-tu devoir passer tous ces tests à l'entrée ?"

La vieille thaumatologiste se rassit sur son siège.

"Et, en regardant ton dossier, je constate que tu as eu d'excellents résultats en évocation. Tu voulais aller en conjuration médicinale en partie parce qu'il s'agit d'un cursus pratique, n'est-ce pas ? Nous avons un cursus d'évocation appliquée qui est très bon. Avec tes résultats, le Dr Vogel sera plus qu'heureux de t'y accueillir."

Beatrice resta brièvement bouche bée.

"C'est une toute autre direction, vous ne trouvez pas ?" dit-elle ; ses sourcils se froncèrent alors que la honte devenait colère. "Qu'est-ce qui peut bien vous faire penser que je veux apprendre la magie pour blesser les gens ?"

"Même s'il est vrai que les évocateurs ont tendance à étudier des formes de magie plus agressives que les autres mages, je pense que tu serais surprise de voir tout ce que l'école couvre et a à proposer. Ne sois pas si fermée d'esprit, ma chérie." La Dre Laurent leva un doigt. "Commence le cursus, et on peut se revoir après un semestre. Je pense sincèrement que tu y excelleras, et si ce n'est pas le cas, eh bien je mangerais ce pull."

Ce dernier commentaire prit Beatrice par surprise, ce qui la conduisit à laisser échapper un bref éclat de rire.

"Est-ce que j'ai d'autres options ?" demanda-t-elle avec un soupir.

La Dre Laurent sourit et secoua la tête.

"Pas vraiment, je le crains."

***

Beatrice Rosse vécut ensuite la demi-heure la plus longue de sa vie. Après la fin du rendez-vous, elle se trouva à vagabonder dans le campus, alors qu'une légère bruine tombait autour d'elle. Défaite, elle s'assit contre le tronc d'un grand sapin de Douglas et ramena ses genoux contre elle.

Qu'est-ce que je vais dire aux gens, maintenant ?

"Te voilà," dit une joyeuse voix qui l'approchait par le flanc. "Je croyais qu'on devait se voir après ton rendez-vous, Bea. Bea ?"

Beatrice leva les yeux et offrit un triste sourire à la petite femme avec un piercing nasal et des cheveux blonds tressés qui se tenait devant elle. Son nom était Angela. Contrairement à Beatrice, elle n'avait pas raté son partiel de conjuration.

"Oh merde," répondit Angela. "À ce point ?"

Elle s'assit à côté de Beatrice sur les épines de sapin et plaça un bras autour de son amie.

"Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?"

"Je n'ai apparemment pas ce qu'il faut pour soigner les gens," répondit Beatrice. "Donc je vais être une évocatrice."

"RIP. Coup dur," dit Angela en hochant la tête. "Promets-moi juste que tu vas pas faire exploser ma chambre, okay ?"

Un sourire se dessina lentement sur les lèvres de Beatrice.

"Mais je suis vraiment désolée, Bea," continua Angela. "Je sais à quel point tu t'es battue."

"Ouais," soupira Beatrice. "Bon, maintenant je vais devenir un mage de bataille. Qui ne rêve pas de ça ?"

"Je suis sûre que tu t'en sortiras très bien." Angela donna un coup de coude à son ami, puis mit rapidement ses doigts en éventail pour imiter une explosion. "Mais sérieusement, ça peut valoir le coup. Ils sont plus que des mages de bataille, tu sais ? J'ai un cousin qui est un évocateur et qui travaille pour Anderson comme thaumatologiste industriel. Je suis presque sûre que les météormanciers suivent également ce cursus. Ce serait pas cool ? Tu pourrais littéralement faire la pluie et le beau temps. En plus, tu pourrais-"

"Tu peux prendre une matière en plus le semestre prochain ?" l'interrompit Beatrice. "Tu veux bien prendre le cours d'introduction avec moi ?"

"Un peu mon neveu," dit Angela avec un sourire. "On va mettre le feu à des trucs !"


Portland, Oregon
23 septembre 2023

L'Agente Beatrice Ross fronça des sourcils. De l'eau avait coulé sous les ponts depuis l'obtention de son diplôme au CIETU de Portlands. Les baskets et les hauts en flanelle avaient laissé leur place aux bottes de travail et aux habits civils d'un agent de FIM de la Fondation SCP. Ses longs cheveux roux étaient désormais coupés à hauteur de ses épaules, et une épaisse paire de lunettes dissimulait ses yeux. Elle s'agenouilla à terre ; devant elle se trouvait un cadavre racorni, dont la force vitale avait été extraite de force par un moyen encore inconnu. Le nom de ce cadavre était Angela Volkov. Dans une vie passée, elle avait été la meilleure amie de l'Agente Ross.

"Un avis ?" demanda un homme fin, avec une barbe et de courts cheveux blonds. Pour leurs supérieurs de la Fondation, il était le commandant de FIM Creed, de Tau-51. Pour elle, il était juste Damian. "Je ne suis pas un expert, mais je reconnais la magie quand j'en vois."

Beatrice acquiesça, puis ferma doucement les yeux d'Angela. Ou ce qui restait d'eux, du moins.

"De la nécromancie. Puissante."

Elle regarda autour d'elle. Celui ou celle qui avait fait ça était puissant. Dans la lutte qui s'était déroulée, la plupart des meubles à l'intérieur de la maison avait été détruite, et quelque chose avait fait exploser une bonne partie du mur du salon.

"Tu penses que c'est je-sais-plus-qui ? Annabelle ?" demanda Damian. "C'est une nécromancienne. Et elle agit juste à l'extérieur de Trois Portlands. Ce n'est pas très loin."

Beatrice secoua la tête.

"Elle n'a pas vraiment de motif pour faire ça," répondit-elle. "Même si elle avait besoin d'âmes humaines pour une incantation, il y a des cibles plus faciles qu'une conjuratrice entraînée du CIETU. Ça n'a aucun sens. Tu as interrogé la famille, n'est-ce pas ? Ils ont dit quelque chose ?"

"Ils ne savaient même pas que Mme Volkov était une mage," gloussa Damian. "Mais non. Son mari était au parc avec les enfants, il est revenu chez lui en découvrant ce bordel."

"D'autres témoins ?"

"Les voisins n'ont vu personne et ne savaient pas qu'il se passait quelque chose jusqu'à ce que la moitié de la maison finisse dans le jardin," soupira Damian. "Nos pistes sont donc malheureusement peu nombreuses, à l'heure actuelle. Je vais demander à Dwyer de voir ce qu'il peut trouver du côté de Trois Portlands, mais je ne m'attends à rien. Tu penses que les hommes de Spencer pourraient avoir une piste ?"

"Même si c'était le cas, il ne nous le dirait pas. Pas sans quelque chose de plus gros qui l'empêche d'agir."

Elle baissa de nouveau les yeux sur le corps et resta silencieuse. Damian plaça une main sur son épaule.

"Une amie ?" demanda-t-il.

"Une meilleure amie." Beatrice fit un sourire mélancolique. "Je ne comprends pas pourquoi quiconque lui ferait ça."

***

Le chemin du retour au Site-64 fut silencieux. Des années à travailler ensemble avaient insufflé suffisamment d'harmonie entre les membres de Tau-51 pour qu'ils puissent déterminer quand un collègue avait besoin d'un peu d'espace pour réfléchir à quelque chose tout seul. Le reste des espaces de travail partagés de la FIM fut déserté, laissant l'évocatrice seule à son bureau.

Qu'est-ce que je rate ?

Elle soupira, et après quelques minutes supplémentaires à fixer un trou dans le mur, elle fouilla le fond de son tiroir et en sortit une vieille photographie datant de 2012. Celle-ci représentait plusieurs étudiants, une promotion de futurs évocateurs souriant tous à la caméra.

À gauche, Angela et Beatrice arboraient un grand sourire, la première assise sur les épaules de la seconde afin de surplomber les autres étudiants. À côté d'elles se trouvait Irida, puis Daxton, puis Emanuel, Monica et Adora. Bien sûr, Joaquim, Jannah et Joann se tenaient côte à côte devant, et qui aurait pu oublier Duncan et Mirza, qui posaient dos à dos. Ses yeux s'arrêtèrent ensuite sur un jeune couple qui se tenait la main : Edmund et Alyssa. Beatrice grimaça et reposa rapidement son regard autre part sur la photo. Ce fut alors que ses yeux tombèrent sur l'homme au centre, le Dr Hans Vogel, le Directeur du programme d'évocation appliquée et principal professeur. À ses côtés se tenait Robin Thorne, une fine silhouette androgyne, dont le sourire se limitait à un rictus amusé. Iel était alors l'assistant·e pédagogique de la promotion.

Je me demande si t'as eu la nouvelle ?

En réponse, le téléphone sur son bureau sonna, l'arrachant à sa plongée dans ses souvenirs pour la ramener au présent. L'agent souleva nonchalamment le combiné et s'éclaircit la voix.

"Ici Ross."

"Oh, hé, ça a fonctionné. Je me suis dit que c'était peut-être un leurre."

La voix de l'autre côté du fil était celle de l'Agent·e Robin Thorne, qui n'était plus assistant·e pédagogique.

"Agent Thorne," finit-elle par répondre. "Qu'est-ce qui me vaut ce plaisir ?"

"Edmund Bray est mort, Bea. Ainsi qu'Irida Kemp, et le Dr Vogel. Une source fiable m'a indiqué que toi et Tau-51 traîniez près de là où on a retrouvé Angela. Je pense qu'il serait bien que nous parlions."


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