À la poursuite des Étoiles diurnes

C’était un jour ensoleillé de l’été 1863.

L’infinité de l’espace, comme à son habitude, s’étendait aux delà des confins qui lui avaient été attribués à la création du monde. Cette conquête impertinente, frivole, involontaire, mordait donc sur le territoire des créatures au-delà, celles dont la matérialité était niée et les appétits féroces.

L’une d’entre elles se retrouva absorbée malencontreusement, trop distraite pour réaliser que la frontière s’approchait de son corps sans masse. Le passage de l’inexistence à l’existence se fit tout naturellement, sinon avec une légère confusion. L’espace ne la brûla ni ne l’étouffa. Elle se mit donc à évoluer de sa forme nouvelle parmi les astres et les étoiles, s’imbibant de poussière aérienne qui lui faisait une traînée de comète. La créature découvrait le beau, et elle en profitait avec un plaisir grandissant.

Elle poursuivit ainsi son chemin, simple scintillement chatoyant à travers l’immensité spatiale. Mais aussi beau qu’il soit, cet espace était vide et elle ne voyait pas comment rentrer chez elle. La solution lui vint lorsqu’elle perçut, à travers les galaxies, le fourmillement actif d’une force similaire à celle dont on l’avait arrachée. C’était, elle l’apprendrait plus tard, le bruissement animé de milliards d’esprits humains. Elle se mit donc en route, insensible au temps et aux usures du climat, jusqu’à parvenir à une minuscule roche flottant dans le néant.

L’impression qu’elle laissait sur le monde matériel était malléable ; elle se fit donc à la mesure de cette planète qui l’appelait irrésistiblement et s’infiltra dans son atmosphère. Son émerveillement se transforma bien vite en déception. Certes, ces gens chantaient les comptines de son pays ; mais c’était là des rimes d’enfant, pire, de bambin, de fœtus, d’amas de cellules vides. Elle ne voyait pas là de quoi rentrer chez elle. Alors, elle voulut repartir en quête d’une autre solution.

Son pied fut retenu par l’horizon. Son front se cogna à la paroi lisse d’une couche de gaz qui protégeait la Terre de rayons dont elle n’avait cure. Elle comprit qu’elle ne pouvait plus partir et se tordit de chagrin, en glissant telle une ombre sur la surface du ciel.

C’était un jour ensoleillé du printemps 1954.

Un fermier canadien, levant les yeux au ciel pour estimer l’heure de la journée, laissa tomber la fourche avec laquelle il donnait le foin aux bêtes.

Au-dessus de lui, le ciel bleu s’était découpé en partie, et le trou en forme de chose humaine lui laissait voir les étoiles.

La créature reçut alors son premier nom.

« … Traqueur aveugle à Fleur continentale, demande confirmation. »

Traqueur aveugle, que les intimes appelaient plutôt Donna May, répétait à haute voix ce qu’elle écrivait et ce qu’elle recevait sur le téléscripteur portatif anormal en face d’elle. La jeune femme n’était pas une personne, pas à son travail en tout cas : elle était un rouage en mouvement, l’allongement de la volonté des agents qui lui dictaient leurs mots afin de les faire passer de l’autre côté de l’Océan Pacifique. Taper, recevoir, déchiffrer, énoncer, écouter, taper, envoyer. Puis répéter. Elle était le composant le plus essentiel et le plus fragile de ce grand réseau Télex qui reliait l’Europe à l’Amérique, car elle en était l’opératrice humaine.

Donna May était une agente à proprement parler, bien que certains de ses confrères et des hauts gradés de la Fondation se refusent à la désigner sous ce titre. Toute sa vie, la jeune femme au joli minois avait rêvé de combats plutôt que des danses traditionnelles que voulait lui enseigner sa mère ; d’armements à la pointe plutôt que de crochet. Elle savait coudre, oui, et mieux que tous ses collègues, ce qui lui avait été bien utile pour résister aux températures froides de l’Amérique du Nord lorsque ses vêtements isolants demandaient à être reprisés. Elle savait aussi manier le couteau et le pistolet, faire un feu à partir de rien, lire les traces des animaux et des créatures, voir l’invisible et l’inexistant.

Pourtant, ce n’était pas pour ces compétences qu’elle avait été affectée à la FIM Traque Aveugle lorsque cette dernière avait été dépêchée chez leurs voisins américains. Non, c’était parce que, de tous les agents disponibles, elle était la seule à être à l’aise avec le fonctionnement complexe des téléscripteurs, sur le plan électrique, conceptuel et mécanique.
On prenait les petites victoires, on s’en contentait.

Les hommes agglutinés autour d’elle connaissaient, pour certains, le code Baudot, appris à la va-vite lors de leur formation initiale. En revanche, peu d’entre eux s’étaient ensuite affairés, comme elle, à suivre ses évolutions, et les altérations de Murray les embarrassaient. Quant aux jeunes agents morveux qui apprenaient tout juste l’alphabet international n°2 en école – les engins anormaux ayant du mal à suivre les avancées technologiques de leurs pairs grand public, pour des résultats souvent meilleurs toutefois –, ils étaient trop verts pour se voir confier une mission de cette envergure. On s’était donc résolus à affecter une femme à la mission, en guise de mécanicienne et d’opératrice. Cette machine dont les touches épousaient à force la forme de ses doigts, elle la traitait avec soin, avec révérence même : c’était là son ticket unique vers l’aventure à laquelle elle aspirait, la seule raison pour laquelle on lui avait permis d’embarquer avec les hommes.

Et pourtant, même si elle était la seule à savoir la manier, on lui demandait quand même de vérifier les ordres qu’elle avait reçus. Comme si elle avait pu se tromper. Cela la faisait enrager. Certes, une directive telle que ‘Ajout d’une cible prioritaire P6 : masse astrale consciente visible à l’œil nu’ pouvait surprendre. Peut-être a-t-elle mal réglé son engin, avait dû se dire le dirigeant de l’escouade, Jacques Chambray, un grand gaillard posé et respectueux au moins, bien qu’un peu condescendant même s’il n’y connaissait rien. Mais non, tout était en ordre ; elle reçut la réponse et lut à voix haute :

« Fleur continentale à Traqueur aveugle. Confirmation acceptée. Ajout d’une cible prioritaire P6 : masse astrale consciente visible à l’œil nu. Dernière apparition confirmée, Latitude 56.9295604, Longitude -120.2065862. »

Pendant ce temps, Donna faisait des calculs. La position en question était plus au nord que celle où son escouade se trouvait actuellement, ce qui posait la question de la migration. Et leur mission actuelle, que devenait-elle ? Le chef Chambray devait suivre cette même réflexion, naturelle, car il lui ordonna :

« Miss, demandez donc à la tête ce que ça veut dire pour notre cible actuelle, priorité P13. »

Il n’était pas aussi poli avec ses autres agents. L’opératrice ravala sa fierté, qui pour être respectée demandait à être bafouée à égale mesure de celle de ses collègues, et elle transmit la question au centre de l’autre côté de l’océan.

« Traque Aveugle à Fleur continentale. Demande si l’échelle des priorités doit être respectée. Que faire de la cible Survivante effacée ?
– On est pas équipés pour une masse astrale, râlait dans le fond un agent bourru, Ronald sans doute. Je préférerais me charger de la pouffiasse – sans méchanceté, Donna. »

Pourquoi tu le précises ? Sous-merde va.

Elle se laissa aller dans sa chaise et attendit patiemment que les signaux électriques fassent l’aller retour. ‘Pouffiasse’ n’était pas un mot qu’elle aurait utilisé pour qualifier Evelyn Mathis, en plus. Non, elle ne méprisait pas la femme traquée qu’elle et ses collègues devaient récupérer et ramener en France pour étude. Elle l’admirait, pour plein de raisons – d’abord pour son sexe, obstacle bien connu qui faisait qu’elle érigeait malgré elle la criminelle en exemple romanesque de la réussite progressiste. Qu’un simple humain ait survécu par deux fois – au moins – à une rencontre avec des entités cosmiques hostiles tenait de l’inimaginable ; qu’il se permette de les quêter ensuite avec plus de ferveur encore, était pire que suicidaire.

Bien sûr, ces épreuves ne l’avaient pas laissée intacte, et la Survivante effacée tenait son nom de code – et nom ontologique – de sa demi-existence. Il ne lui était pas possible de vivre entièrement sur le plan des êtres humains matériels, désormais. Elle avait accédé à un statut envié par tous les sorciers et les fanatiques du monde entier : celui de catalyseur d’un pouvoir d’outre-monde.

Pour autant, Donna n’était pas sûre que la Survivante effacée ait jamais désiré une puissance si obscure.

La réponse vint. L’opératrice la lut à voix haute :

« Fleur continentale à Traque aveugle. L’échelle des priorités s’applique. Attention : raisons de penser que les deux cibles seront croisées. Effectuer la demande d’une considération groupée si c’est le cas. Toute initiative doit être approuvée préalablement.
– Vous avez entendu, soupira Jacques. On s’arrache. Les gars, défaites l’équipement. Miss May, vous vous occuperez de votre machine s’vous plaît. »

Les agents s’activèrent en grognant, malheureux de devoir changer de localisation après avoir tout juste fini d’installer leur poste d’observation. C’était le lot des traqueurs, toutefois. Donna s’attela au démontage de son téléscripteur portatif.

Le grand froid des terres canadiennes du Nord attendait.

« Je refuse, affirma-t-il avec violence à la femme qui se tenait devant lui. »

Cette dernière plissa les yeux. Elle était grande, la mine sombre. Très pâle, très imposante. Dégageait une impression tenace, indicible, qui évoquait le danger, le prédateur, la mort.
Le Maître n'aimait pas que les gens soient plus grands que lui. Plus menaçants que lui.

« J'ai besoin d'un pisteur. Je viens de la part de Primordial. Tu leur dois encore de l'argent suite au fiasco de Djibouti. Je ne pense pas que tu aies le choix. »

Hématite ne vouvoyait que rarement les gens, généralement ceux qui lui déplaisaient. Il ne s'offusqua donc pas de son tutoiement. Mais sa demande l'enrageait.

« Je ne "prête" pas mes chiens. Nous sommes une meute. Nous allons tous ensemble, partout. Ou nous n'y allons pas.
– L'opération requière de la discrétion. Je ne demande qu'un chien. J'en prendrai autant soin que possible.
– Ils n'obéissent qu'à moi. Il faudra m'emmener. »

La mercenaire anormale regarda l'alpha de la meute. Ce dernier se mit à grogner, un son d'alarme provenant du fond de ses tripes.
Elle répondit par un grondement d'égale puissance, une abomination issue du fond des âges. L'animal n'insista pas.

« Il m'obéira. Si tu le lui fais comprendre. Je sais qu'ils ont de l'ADN humain. Ils sont plus intelligents que de simples chiens. »

Il dut abandonner. Elle partit avec l'une de ses chiennes.

‘Evelyn’ ‘s’éveilla’ soudainement d’un état songeur. Elle s’était allongée dans le lit d’un lac pour réfléchir, se reposer et prophétiser. La neige tombait sur elle sans fondre au contact de sa peau froide, et l’eau ne collait pas à sa peau ou ses cheveux. Elle profita du moment, de l’instant présent, pour ancrer son rêve dans sa mémoire, et s’enfonça plus profondément dans les eaux glacés.

La Survivante effacée avait la main de l’Avaleur de terre – aussi nommé Cœur embourbé, Trou de la faim, Mort lente et paresseuse au fond d’un creux vivant. Elle pouvait lire le sol sous ses pas, le manipuler, esquiver enfin la colère vengeresse de la créature à laquelle elle avait échappée lorsque celle-ci la poursuivait à travers les frontières. Elle avait aussi l’œil du Marcheur de rêves – aussi nommé Séduction bienveillante, Passeur de l’inexistence et, elle l’avait découvert bien trop tard, Menteur maintes fois main de fer gant de velours. Cet œil haï, cet œil détestable qu’elle avait emporté pour garder sa vie et qui était très convoité, cet œil donc qui était le sien, lui permettait, parfois, de voir des fragments d’un passé qui la concernait vaguement.

« Quelqu’un a sorti les chiens, murmura-t-elle. Quelqu’un qui me veut du mal, ou du bien ? On verra. On verra… »

Ses paroles faisaient des bulles d’air qui remontaient à la surface et éclataient en silence. L’eau ne la gênait pas : elle passait dans le trou béant de sa poitrine sans s’y arrêter, s’installait dans le creux de son orbite droite pour y nicher. Elle se souvint qu’elle ne devait pas exister ; ou en tout cas, pas au sens qu’en entendaient les Hommes. Elle s’oublia : sur le plan des créatures, qui la tourmentaient éternellement et dont elle faisait désormais partie, son corps altéré devenait altier. Le gouffre entre ses côtes se referma doucement, point de croissance d'une chair qui n’était pas humaine ; elle sentit plaquée tout contre le fond de son orbite vide une pièce de cuivre qu’elle avait payée le prix cher. Sa main atrophiée grandit, lancinante, pulsant au rythme des plaques tectoniques qui se heurtaient inéluctablement.

Son abdomen était si vide qu’elle aurait pu en pleurer de joie.

Evelyn sortit de l’eau aussi sèche qu’en y entrant. Des pêcheurs naviguaient à la surface du lac Wellesley, attirés par la population prolifère de truites. Ils ne la virent pas émerger toute nue, tout comme ils n’avaient pas vu son corps alors qu’elle se laissait flotter sur l’onde. Pour survivre, la jeune femme devait demeurer invisible aux yeux des humains, et la pudeur lentement s’était faite oublier d’elle. Pourtant, celle qui était devenue créature prit le temps cette fois-ci de tisser une toile à partir de la rosée pour cacher les courbes de son corps déformé ; elle vola quelques linges à une ménagère et s’en servit pour coudre une toge à sa mesure.

Elle allait, bientôt, rencontrer une entité qui saurait lui rendre ce qu’elle avait perdu. Il s’agissait donc d’aborder cette occasion unique avec les honneurs attendus.

Ça, et l’idée d’apparaître vulnérable la répugnait.

Une fois satisfaite de sa tenue qui flottait au vent et reflétait la lumière, Evelyn se mit à la recherche d’un autre instrument plus important encore. Elle l’avait arraché il y a bien longtemps à une prêtresse babylonienne farouchement décidée à ne pas mourir – quoique cette conviction ait été mise à mal depuis et par sa main. Mais en perdant son humanité la créature avait aussi perdu une partie de sa permanence. Elle se souvenait vaguement l’avoir oubliée en forêt, errant au hasard en espérant la retrouver assez vite. Entre temps des bâtiments avaient été érigés là où les arbres se tenaient auparavant.

En suivant la trace fortement odorante de la vieille lanterne, Evelyn réalisa que des humains l’avaient déterrée et exposée dans un petit musée local. Allons bon, cela n’allait pas. Elle se rendit devant le bâtiment, une charmante bâtisse qui jouait sur la nostalgie des ruées d’or au Yukon, nostalgie qui ne pouvait exister qu’ici au Canada loin des guerres d’Europe et qui ne durerait sans doute pas à cause des tensions entre les grands blocs. Elle monta sur le seuil de bois ; les marches craquèrent sous ses pas, mais c’était le vent qui les chatouillait et les faisait gémir. Sous son poids les planches ne ployaient pas.

La lanterne avait été exposée outrancièrement sur un coussin derrière une vitre, comme si quelque voleur aurait pu convoiter cette bricole rouillée. Quiconque l’avait récupérée devait être un amateur d’histoire, une disposition noble, mais amateur quand même : la pièce était précieuse. Il aurait mieux valu l'envoyer bénévolement à un musée afin qu'elle y soit évaluée. Au lieu de cela, elle était exposée par orgueil dans un État arriéré. Elle ne s’en plaignait pas, toutefois. Cela lui facilitait la tâche.

Evelyn ouvrit la porte de verre sans même considérer que les gens autour puissent s’inquiéter : dès qu’elle retirerait la lanterne, l’existence de cette dernière serait altérée et l’autel à son nom ne serait plus qu’une place vide pour un autre ornement. Les archives se mettraient à jour, les esprits oublieraient. Elle ramena contre elle l’outil de sa rédemption.

Bientôt.

Derrière, elle entendait les gens à la réception s’agiter et une commotion désordonnée se mettre en place. Ils hurlaient à l’intruse. Mais ce n’était pas Evelyn qu’ils pouvaient voir…

Elle se retourna. Une grande femme avait forcé l’entrée avec son chien sans même prendre de ticket. Les deux formes avançaient oisivement parmi les pièces d’exposition, balayant du regard les allées et leurs bibelots. Le responsable du musée était allé chercher les forces de l’ordre : aucun des travailleurs n’osait se confronter à l’animal. Mais ce n’était pas le chien qu’il fallait craindre en priorité. L’inconnue arrima finalement son regard à celui d’Evelyn, y resta. Elle la voyait. La créature lut dans ces yeux froids une faim immémoriale, ainsi qu’une traîtrise innommable au sang le plus prochain.

Ah. C’est une gorge-sang.

Armée de sa lanterne, la jeune femme s’élança vers la fenêtre ouverte la plus proche, qu’elle enjamba aisément. Ce n’était pas la peur qui rendait ses pieds légers aussi agiles : c’était l’adrénaline, la joie de retrouver une sensation vivante. Les prédateurs qui la chassaient n’étaient pas de ce monde ; elle ne pouvait pas les fuir en courant ou en se cachant. Ça lui manquait.

Dans son dos, chien et femme s’étaient élancés à sa suite, impulsion mue et immédiate qui suivait le mouvement de la proie. Ils passèrent par la même fenêtre en se heurtant l’un à l’autre, tombèrent en grognant et en vacillant sur le sol canadien. Evelyn profita de ce temps de répit pour gagner de la distance en direction des arbres. Elle riait.

Lorsqu’elle fut rattrapée quelques mètres plus tard, qu’elle réalisa que les ombres dans son dos ne perdaient pas sa trace, elle ne riait plus. Elle était agacée.

Evelyn avait pris la direction des landes humides, terrain truffé de lacs et de trous d’eau malveillants, en espérant que ses poursuivants s’y trouveraient embourbés. Elle fut déçue. La bête et le chien n’étaient pas plus ralentis qu’elle. La botte de la gorge-sang s’enfonçait jusqu’au talon, parfois la cheville lorsque la masse d’herbe et de boue était particulièrement molle, et se dégageait aussitôt. Elle parvint, une fois, une fois seulement, à refermer le sol autour de sa semelle à l’aide de la main de l’Avaleur de terre ; la bête s’arracha à cette étreinte d’outre-monde, faisant voler des mottes humides, et continua ensuite sa poursuite par de grands bonds animaux. Le chien quant à lui, plus léger avec ses quatre pattes, gagnait sur elle à une vitesse effrayante.

La Survivante effacée arriva à la lisière d’un grand trou d’eau d’une largeur convenable : elle s’avança dans ses ondes et se laissa glisser le long de l’eau, enfilée comme une aiguille le long d’un fil sur lequel elle glissait. Dans son dos, de grandes éclaboussures lui indiquèrent que ses poursuivants l’avaient follement suivie dans ce milieu aqueux qui ne les favoriserait pas. Avec un sourire, Evelyn profita de son incompatibilité élémentaire avec l’eau pour filer vers l’autre rive, où elle se hissa oisivement à l’image d’une sirène. Elle était aimantée à la terre de par son passé, et l’onde n’aimait pas composer avec ce qui n’existe pas.

Malheureusement, la créature avait commis une erreur. Elles n’avait pas pensé que ses poursuivants, pluriels, puissent se scinder et faire preuve d’un esprit de meute malgré leurs quelques cafouillages évidents. Le chien arriva de nul part, comme une étoile filante : il avait endossé le rôle du matraqueur, utilisant la distraction qu’était sa compagne de chasse pour s’élancer sur les derniers mètres, contournant l’eau pour frapper la proie et permettre au reste de la meute de la rattraper.

Les mâchoires connectèrent au niveau du bras gauche, celui de chair, et ne lâchèrent plus. Evelyn se roula à terre, envoya des coups de pied, rouspéta. Ce n’était pas une traque pour la tuer, c’était une traque pour la capturer – autrement, les crocs auraient enserré son cou. C’était ce qui l’effrayait le plus : la perte de liberté, si près du but… Sa main droite libre, invisible au monde, quitta la rive pour venir jusqu’à la gueule de l’animal : dans le monde réel, une colonne de poussière et de terre s’élevait à même le sol pour arriver dans son œil. Éternuant et gémissant de douleur, le chien lâcha et Evelyn se releva : au même moment, la gorge-sang émergeait enfin de l’eau en titubant après une nage douloureuse. Elle se jeta sur la jeune femme et, malgré tous ses efforts, l’immobilisa. Evelyn, plaquée au sol, releva la tête et contempla le visage de la bête : l’étrangère avait retroussé ses lèvres et montrait les dents, instinctivement.

« Tu peux boire mon sang, sang-maudite, mais il ne sera pas à ton goût.
– Je ne veux pas ton sang, Survivante effacée. Je veux te parler. »

Evelyn observa l’inconnue de plus près : avec de grandes inspirations contrôlées, celle-ci faisait refluer l’adrénaline de la chasse de son esprit, desserrant sa prise et cachant ses canines. Le chien avait fini de se frotter le museau et attendait patiemment aux côtés de sa ‘maîtresse’, prêt à soumettre sa cible si celle-ci venait à s’agiter. Chien ? Chienne, en réalité : la créature avait été troublée par la masculinité de sa chair, là où son cerveau chantait plus fort que les autres chiens bêtes. C’était une chienne, modifiée par un homme avec la chair d’un homme. Evelyn grimaça : face à des adversaires si particuliers, elle n’avait pas le choix.

« Parlons donc, en de meilleurs termes. Quel est ton nom ? »

Au-dessus d’elle, allongée comme un animal, la gorge-sang cilla. Donner son nom à une entité cosmique n’était guère sage, à peine plus que le donner aux faes ; pourtant, il vint sans trop de réticences :

« Hématite.
– Enchantée. Je suis Evelyn.
– Je sais. »

Alors seulement, sur cette indication cryptique, la gorge-sang daigna se dégager et lui tendre la main pour l’aider à se relever.

Evelyn ne connaissait plus les petits plaisirs humains. Elle n’avait pas besoin de manger – son estomac pendait dans le vide de toute façon –, de chaleur – elle était froide, pour l’éternité –, de respirer même – comment aurait-elle pu ? Elle n’avait plus de cœur. Mais, pour le bien d’Hématite et de sa chienne empruntée, elle consentit à s’asseoir au coin du feu et à tolérer les arômes tentateurs d’une nourriture dont elle n’avait plus besoin.

Hématite était une femme grande, métissée, toute aussi imposante que dans son rêve. Elle faisait réchauffer sur le feu des saucisses riches en graisse, qu’elle noircissait ensuite au bout d’une pique. Ce n’était pas pour elle – c’était pour le chien. Elle les lui jetait ensuite entre les pattes, un mouvement servile du maître à l’animal. Pourtant, la chienne ne se jetait pas dessus comme un monstre affamé : elle attendait rigoureusement, les pattes croisées et la tête portée avec dignité, qu’on lui dise explicitement qu’elle avait le droit de manger ; et seul le bruit de ses mastications venait s’ajouter au crépitement du feu.

La gorge-sang aussi connaissait la faim, réfléchit Evelyn. Une faim dévorante, impérative, qui lui faisait préférer le drain à la mâchoire, l’incisive à la molaire.

« Vous en voulez ? »

Hématite parlait des saucisses et les proposait à l’objet de sa traque. La créature se mit à rire, amusée de cette bonté d’âme inutile. L’envoyée d’un autre continent ne se joignit pas à son égaiement, égale à elle-même. Si elle était vexée, elle ne le montra pas. Néanmoins, elle prit le temps de s’expliquer :

« Je ne sais pas comment tu vis. Trou dans la poitrine. À moitié nue, dans le froid. Des cicatrices au niveau de l’abdomen, deux yeux creux et vides. J’ai besoin de temps pour m’adapter. »

Evelyn secoua la tête avec condescendance. Les êtres anormaux de cette réalité étaient plus matures que les humains : ils voyaient d’elle ce qui demeurait, le cadavre en mouvement, mais pas plus loin. Elle s’approcha à genoux, décidée à lui ouvrir les yeux : voyant ses mains approcher de son visage – ou sa main, puisqu’elle n’en avait qu’une visible aux êtres de ce monde – Hématite montra les dents. La créature n’en fut pas désarçonnée. Elle prit le menton de la chasseresse pour l’amener près du sien, obligeant leurs regards à se croiser. D’abord, Hématite ne réagit pas : puis, ses pupilles s’agrandirent, et elle se mit à trépigner sur place, mal à l’aise.

« Ah. Qu’est-ce que…
– L’œil du Passeur, répondit Evelyn en tapotant son œil gauche. Invisible aux hommes, et aux autres, jusqu’à ce que… Bref. L’effet n’est pas éternel. Tu ne vois que la surface, encore.
– Tu as une pièce dans l’œil droit, énonça Hématite. Pourquoi ? »

Evelyn lâcha son menton et revint à sa place, silencieuse. Elle regardait les flammes. Sa main droite, osseuse et noire, comme carbonisée, était posée au sol et en ressentait les vibrations mouvantes. Chaque écho de frisson remuait jusqu’à ses boyaux.

« Pourquoi est-ce que tu me cherches ? »

Hématite hocha la tête, comprenant que c’était peut-être un peu trop personnel.

« Sais-tu ce qu’est Primordial ?
– Le mot ?
– L’organisation.
– Pas vraiment. Je ne suis pas l’histoire humaine.
– Ce sont des mercenaires. Des mercenaires honnêtes, qui veulent offrir à l’humanité une grande ligne de conduite et permettre aux êtres anormaux de vivre de meilleures vies.
– L’humanité… ne me concerne plus. Et toi, ne t’a jamais concernée. Qu’est-ce que tu y gagnes ?
– Leur chef est… un ami. Proche. Il a entendu parler de toi et voudrait t’accueillir dans nos rangs.
– Je ne suis pas une machine à tuer.
– Non. Tu es une machine à survivre. Un point de contact avec l’impensable. »

Evelyn resta silencieuse, ruminant. Une machine à survivre ? Elle trouvait cela réducteur, erroné. Elle ne vivait plus, elle transcendait la vie. Mais ce point de vue maladroit était à attendre de la part des êtres existants. Elle-même avait eu du mal à s’y faire, au début. À comprendre ce qu’elle était devenue.

« Vous voulez m’utiliser comme passerelle. Comme outil pour aspirer à l’inexistence et ses pouvoirs, ses possibilités.
– Oui, répondit Hématite avec une honnêteté surprenante. Tout comme Antaine m’utilise comme chien de chasse. Mais ce n’est pas tout. Nous voulons aussi t’offrir une protection, un foyer. Un point d’ancrage à ce qui demeure de ton humanité.
– C’est joliment dit.
– Ce n’est pas de moi. Je cite Antaine.
– Alors tu diras à cet ‘Antaine’ que ce n’est pas le premier à me faire une telle offre. J’ai toujours refusé. Je cherche une seule chose, une seule, et personne ne peut m’aider à l’obtenir.
– Nous pourrions t’aider. Qu’est-ce que tu cherches exactement ?
– Mon cœur. »

Evelyn tapa sur sa poitrine avec une douleur non-feinte. Tout ce qu’elle avait perdu, elle l’avait donné, ou volontairement, ou sous la contrainte de la nécessité. Son corps détruit, elle ne le haïssait pas : c’était au contraire un motif de fierté et de souvenir. Mais le trou dans sa poitrine n’était pas de son fait : on lui avait arraché l’organe respiratoire sans qu’elle ait son mot à dire. Cela l’irritait, et elle avait l’impression confuse que, tant qu’elle ne l’aurait pas récupéré, humaine ou créature, elle demeurerait impuissante.

« J’ai perdu mon cœur et je veux le retrouver. Je sais qui me l’a pris. Il ne l’a plus depuis. Il l’a offert à des êtres que je ne peux pas atteindre, et vous non plus. Mais je sais comment pallier cet obstacle. J’ai déjà la connaissance. »

Hématite penchait la tête de côté en l’écoutant, pensive. Evelyn vit que la chienne faisait de même et se mit à rire ironiquement. Le crépitement du feu raisonnait encore lorsque son rire mourut. La gorge-sang attendait en fait le silence pour reprendre :

« Je crois que je vois à quoi tu t’attaches, d’une certaine manière. On arrache un cœur, parfois on le remplace. Antaine ne veut pas te forcer. Je vais donc te laisser tranquille. Mais, à titre personnel, je désire quelque chose.
– Et qu’est-ce donc ?
– Ton histoire. J’ai le sentiment que bientôt, personne ne pourra l’écouter. Et… je sais ce que ça fait. Lorsque son être disparaît de l’histoire du monde, qu'il faut recommencer à zéro. »

Evelyn cligna des yeux et secoua la tête, faisant tinter la pièce de cuivre dans son orbite. C’était une demande étrange, dangereuse même. Elle était si près du but, perdre du temps risquait de contrarier sa seule chance de rédemption. Mais elle était joueuse ; elle était même intelligente. La créature se pencha en arrière, soutenant son poids grâce à ses deux mains posées. La main noire et osseuse qui était la sienne, à même l’échine terrestre, écoutait des messages que nul autre n’aurait pu entendre. Elle prit une décision.

« Cœur, puis main, fit-elle en agitant soudainement la marionnette volée qui lui servait de bras droit. »

Hématite suivit docilement des yeux le membre élémentaire, la structure rocheuse des os du bras qui se détachait nettement, par relief, sur la fausse chair. Evelyn utilisa ensuite ce bras et la fascination qu’il provoquait pour pointer vers son œil valide. Celui-ci avait perdu la teinte brune de l’époque vivante, et l’iris accueillait désormais des secrets invisibles.

« Œil. »

La main descendit dans le couloir de sa poitrine, dépassant les côtes jusqu’au-dessus de l’entre-jambe. Ce qu’elle dit ensuite fit frissonner la gorge-sang :

« Utérus. »

Le doigt remonta vers le visage, pointant vers le second œil, l’orbite vide où tintait du cuivre, et ensuite encore vers le cerveau.

« Pièce et connaissance. Chacune de ces cicatrices est une partie de mon histoire, et leur somme fait ma personne. Je veux bien te raconter. »

C’était un jour ensoleillé de l’été 1863.

Evelyn Mathis se promenait et tomba dans un trou.

Ce n’était pas le terrier du lapin d’Alice, contrairement à ce que l’on aurait pu penser. C’était la bouche de l’Avaleur de terre, une entité vorace sans corps bien précis, sinon l’enveloppe terrestre d’un creux qui se déplace souterrainement. Elle n’aimait pas vraiment repenser à cette époque, expliqua-t-elle en tant que conteuse. Une époque de peur, de faim, d’incompréhension. L’Avaleur de terre lui avait donné un ultimatum : mourir de faim, et elle serait consommée. Lui offrir son cœur, mourir, mais ne pas être consommée. La subtilité était invisible à l’échelle humaine, et Evelyn n’avait compris que bien plus tard le choix qui lui était proposé.

Être consommée, c’était disparaître dans l’énergie de l’entité mauvaise, la renforcer et lui donner les moyens de faire pire encore. La mort par don du cœur était un marché : dans la mort, elle existerait encore et pourrait rejoindre les abysses où festoyaient les âmes de ses pairs. Mais comment comprendre cela des grondements de la caverne où la pauvre jeune femme s’était retrouvée enfermée, en compagnie des restes d’autres victimes ?

Sauf qu’Evelyn avait toujours été joueuse, intelligente également. Elle creusa, non pas vers le haut comme les autres l’avaient tenté, mais vers le bas : et elle avait trouvé la forme secrète et inanimée de son geôlier, lui dérobant un bras pour s’en servir comme d’une baguette magique qui saurait fendre la terre. Elle s’était échappée, sans réfléchir au prix à payer. Le bras qui était son outil s’était collé à son épaule, délogeant la chair humaine de la cavité pour la remplacer. C’était pour ça que sa famille l’avait pleurée lorsque les battues n’avaient retrouvé de son corps qu’un bras arraché.

Evelyn avait survécu. Mais Evelyn avait volé une entité : or, dans leur monde, les marchés et les échanges sont une denrée sacrée. L’Avaleur de terre avait donc réclamé son cœur, comme c’était son droit ; et il la poursuivait depuis pour récupérer son bras, ainsi que la faire souffrir avec fureur.

Evelyn Mathis avait survécu, puis elle était morte. La Survivante effacée était née.

Elle avait rencontré le Docteur Sanderson.

« J’ai entendu parler de lui, l’interrompit Hématite. Un semi de ma race, mais pas de mon peuple. Disparu du jour au lendemain.
– Oui. Un hybride gorge-sang, mais pas des sang-maudit auxquels tu appartiens. Son père faisait partie des gorge-sang qui ont décimé ton peuple.
– Tu nous appelles les gorge-sang. Je comprends ce que c’est, mais je ne sais pas pourquoi.
– C’est peut-être une différence de patois. Du canadien ? Comment dites-vous en Europe ?
– Hémovore. Vampire.
– Ah. Vampire est universel ici aussi. »

Les deux femmes se turent, ruminant leurs différences culturelles. Evelyn regrettait de ne jamais avoir eu l’occasion de voyager, un rêve de jeunesse désormais compromis. Elle ne se sentait pas de traverser les océans en se laissant flotter.

« Bref. Ce fut… ma première rencontre avec le surnaturel. Et aussi avec le monde inexistant. »

Le Docteur Sanderson étant un gorge-sang ou presque, il reconnut en elle une créature souffrante et la prit sous son aile. C’était un homme élégant, se rappela-t-elle, marqué par la souffrance de son hybridation tabou et assez solitaire. Sa générosité, disait-il, était de principe et afin de respecter son serment d’Hippocrate. Pourtant, même une fois qu’Evelyn fut rétablie, Sanderson la laissa loger chez lui, la nourrit et l’aida à accepter sa nouvelle forme. Sans doute parce qu’elle constituait une distraction et une étude intéressante pour lui qui vivait seul.

Pour être tout à fait honnête, elle avoua qu’elle avait voulu entamer une relation amoureuse avec lui, et que ne sachant comment faire, elle avait tenté tout bêtement de grimper dans sa couche. Mais il l’avait repoussée avec indifférence, lui expliquant qu’il ne voulait pas engendrer plus de monstres et qu’il n’existait aucun moyen de contraception certain.

La vexation qu’elle avait ressentie alors avait été l’entrée parfaite pour le Marcheur de rêves et sa malveillance.

La chienne se mit à gémir longuement, soufflant une inquiétude inintelligible d’entre ses babines. Hématite la caressa un instant et la bête se tut.

« Tu n’as pas l’air de lui porter une grande affection, observa-t-elle ensuite en se léchant pensivement les crocs.
– Pas vraiment, non. Nous nous sommes quittés… en désaccord, et pas du genre amoureux.
– … Je parlais plutôt de l’entité que du médecin.
– Ah, non plus. Entendez bien que j’étais encore naïve, à l’époque. C’est l’œil du Passeur qui m’a véritablement aidée à comprendre le monde. Avant, j’avançais à l’aveugle. Et le Marcheur de rêve se nourrit d’innocence. »

Hématite ramena ses tibias contre ses cuisses, le visage fermé et pensif. Evelyn ne connaissait rien de la sombre femme, sinon les histoires qui se lisaient dans ses traits et son sang. Elle devinait là un passé trouble aux échos très similaires à ses propres origines. Violence, injustice et trahison étaient trois des moteurs les plus communs chez les hommes comme chez les créatures. Leurs spectres ricochaient dans le passé, le présent, le futur. La survivante effacée se désolait presque de voir dans l’avenir de son auditrice tant d'événements funèbres qui ne pourraient être évités. Mais ce n’était pas son problème.

Au loin, le tumulte de la terre grandissait encore. La chienne gronda à pleine voix cette fois-ci et reçut une réprimande de la gorge-sang – qui n’entendait rien d'autre que le vent. Docile, l’animal posa la tête entre ses pattes et ferma les yeux, laissant la conteuse continuer son histoire en paix.

Le Marcheur de rêves s’était insinué dans les siens peu de temps après, sous la forme d’une voix chaude, douce et légère. Une voix qui semblait vouloir la pousser vers ses meilleurs penchants, qui l’encourageait à la générosité, à la justice, à l’amour.

Jusqu’à ce que la coupe déborde de miel.

Evelyn était partie sous ses impulsions, afin de se montrer digne du Docteur Sanderson. Elle aidait les gens, protégeait des villages entiers, forgeait des légendes à travers les décennies et plus que tout, cherchait un moyen de repayer celui qui lui avait sauvé la vie. La voix du Marcheur de rêves l’invitait sans cesse à l’excès, érodant ses limites et ses réflexes de préservation. Puis, doucement, les petites attentions bienveillantes d’Evelyn avaient basculé du côté du malsain.

Pour protéger des enfants, elle avait un jour enfermé ceux-ci dans une mine et jeté la clé au fond d’un puits. Elle avait fait la sourde oreille à leurs supplications, heureuse de les savoir à l’abri des maux du monde. Les pleurs s’étaient faits de plus en plus faibles jusqu’à cesser tout à fait au bout d’une ou deux semaines. Elle les avait oubliés, tout bonnement, et avait ensuite pris le chemin du retour, le chemin qui la mènerait vers ‘l’élu de son cœur’ – cela, elle le dit amèrement.

Evelyn avoua qu’elle ne se souvenait pas très bien de cette époque là. Le Marcheur de rêves s’était déjà emparé de son esprit, le manipulant à sa guise comme une marionnette engluée. C’était là où elle avait acquis ses yeux, les yeux du Passeur. Ce dernier utilisait la couche corporelle de la jeune femme, à mi-chemin entre l’existence et l’inexistence, pour essayer de forcer le passage et d’acquérir une réalité. À force de pousser depuis l’intérieur, il avait imprimé sur les miroirs de son âme les secrets et l’image des entités au-delà de l’univers.

Mais il n’était jamais parvenu à percer la cornée ni le cristallin. Pour que la Survivante effacée soit toute entière à lui, qu’elle s’abandonne et le laisse exister en son lieu et sa place, il fallait que le Marcheur de rêves se débarrasse d’un dernier obstacle. Il fallait la faire pleurer en lui enlevant soudain ce à quoi elle aspirait, pour que les larmes acides fassent fondre ses yeux et le laisse enfin sortir. Or le Marcheur de rêves, jouant des sentiments confus d’Evelyn qui se cherchait une raison de vivre, l’avait orientée vers le Docteur Sanderson : car la chair est la matière la plus fragile de toutes, la plus facile à détruire.

Evelyn était donc retournée chez l'homme et il l’avait accueillie sans un mot de joie ou de colère. Indifférent. C’était cette indifférence qui avait sauvé, finalement, la jeune femme. Elle avait tout tenté pour impressionner et s’attirer l’affection de son ancien sauveur : les mots doux, les récits de ses bonnes actions, la gentillesse de son ton. Avec les échecs, le miel s’était transformé en amertume : l’amour surnaturel inspiré à Evelyn était devenu possessif, jaloux, intransigeant. Le Marcheur de rêves désespéré commettait ses premières erreurs. Elle se rendit finalement compte de ce qui lui arrivait et, au prix d’un effort incommensurable qui la laissa déchirée, elle libéra son esprit de l’emprise d’outre-monde.

« J’ai gardé ses yeux, continuait-elle en ces mots alors que le feu mourant jetait ses dernières lueurs. Personne n’est venu me les reprendre. Après tout, je les avais mérités à force de supporter sa présence en moi, comme un mauvais payeur qui manquerait ses loyers. Et ces yeux… ces yeux m’ont aidée à survivre. Ces yeux m’ont appris les règles auxquelles se plient les entités d’au-delà de l’univers, en me donnant le pouvoir de l’observation.
– Et quelles sont-elles, ces règles ? »

Evelyn hésita à les partager, par jalousie instinctive. Ce qu’elle avait acquis ne devait pas être donné sans contrepartie, c’était là l’impératif absolu qui lui venait naturellement maintenant qu’elle était devenue créature. Malgré tout, elle avait encore une part humaine : Hématite aurait sans doute besoin de ces connaissances pour survivre à ce qui l’attendait, la traquait, à ce qui approchait par l’intérieur des terres au rythme des vibrations qui parcouraient le bras osseux et noir.

Alors, elle s’attacha à l’idée de don, de gratuité, qui était propre aux hommes pour se montrer généreuse, une dernière fois :

« Les règles de l’échange. Elles n’ont rien d’équitable. Ce que l’entité propose est souvent un marché sans négociation, et il est tout à fait possible de refuser : mais lorsqu’elle place innocemment l’autre parti sur le chemin de leur perte inéluctable, comment parler vraiment de choix ? Si l’homme vivant a la bêtise d’accepter, elle obtient ce qu’elle veut. S’il refuse et meurt ensuite, eh bien… La notion de propriété n’appartient qu’aux vivants. La mort, c’est la fin de tous les droits. L’entité n’a qu’à récupérer l’objet de son intérêt sur le cadavre qui demeure.
– Le Marcheur de rêves, alors ? Il n’a pas cherché à te tuer, je crois.
– Non. Il appartient à la pire engeance, celle des créatures qui agissent par suggestion. Elles se rendent désirables, séduisent l’esprit jusqu’à le confondre et rendre l’être incapable de choisir par lui-même. Il faut un mental d’acier pour se défaire de leur influence, ça, ou de la chance.
– Tu as eu les deux. »

Il y avait du respect dans la voix de la gorge-sang. Evelyn hocha la tête avec appréciation, mais le récit de ses horreurs n’était pas terminé.

« Pour les êtres réels, il n’existe que deux formes de paiements. Par l’esprit, par le sang. C’est loin d’être le cas lors des luttes entre entités : cette simplicité vous sauve, d’une certaine manière – les humains surtout –, car elle limite l’action de ces êtres plus grands que vous. Mais il est donc possible qu’une entité vaincue sur le plan de l’esprit ait déjà collecté son dû sur votre corps… »

Evelyn était restée avec le Docteur Sanderson, par dépit cette fois-ci. Le vide que laissait le Marcheur de rêves l’aidait à comprendre que sans cœur, elle n’aimait pas en réalité. Elle ne faisait que s’attacher à son humanité, une humanité flétrie et morte depuis longtemps. La Survivante effacée se fit donc à son sort et ne rêva plus d’amourette : à la place, elle rêvait d’entièreté et de vengeance.

Des nausées la prirent un beau matin, chose curieuse car elle n’avait plus mangé depuis des siècles. Vivre avec un médecin avait ses avantages : il l’avertit très tôt de sa grossesse. Elle en fut confuse. Nul besoin de préciser qu’elle avait oublié les actes de la chair depuis bien longtemps. C’était sans importance : quelques herbes suffirent à arrêter le procédé et elle accoucha d’une créature mort-née dont les oreilles mal formées étaient dégoulinantes de cire. Elle n’y pensa plus.

Jusqu’à la grossesse suivante, toute aussi phénoménale.

En réalité, son ancien locataire avait transformé son corps au-delà des limites de sa compréhension. Le passage des yeux et des larmes n’avait été qu’un plan parmi d’autres : l’entité s’était aussi immiscée dans le creux de son intimité, là où reposait le potentiel créatif qui incombait à son corps femelle pour garantir que, même son esprit chassé, le corps d’Evelyn porterait à terme un autre véhicule à son attention.

Sanderson l’approcha avec un plan. L’avancée des technologies et de la médecine – que suivaient sans se presser les deux créatures immortelles – lui permettait aujourd’hui de tenter une opération osée. Elle approuva l’hystérectomie, assez peu incline à devenir la mère porteuse d’une entité qui l’avait tant fait souffrir. La femme prit des plantes pour s’endormir, par confort seulement car elle ne pouvait de toute façon pas mourir. L’opération avait été un succès ; quant à l’utérus, il n’avait pas repoussé.

Evelyn commençait à se dire que son cœur lui manquait. Elle avait croisé parfois, lors de sa longue vie, le chemin de l’Avaleur de terre, dont la colère à son encontre n’avait jamais reflué. Mais même lorsqu’elle l’ouvrit en deux et le retourna grâce aux explosifs des mineurs du Nord lors d’un terrible tremblement de terre, elle ne trouva aucun cœur, ni le sien, ni celui de ses autres victimes. Elle devait savoir ce qu’il en avait fait et pensa donc partir voyager et découvrir le monde pour accomplir son dessein. Elle en parla à Sanderson. Il resta silencieux.

La nuit suivante, elle s’éveilla en trouvant l’homme au-dessus d’elle, visiblement perturbé par des pensées ridicules puisqu’il s’était mis en tête de lui enlever sa chemise de nuit. Evelyn lui signifia que le moment pour ça aurait été près de cinquante ans plus tôt, lorsqu’elle-même eut été intéressée. Il semblait ne rien entendre. La seule réponse qu’elle obtint fut que, maintenant qu’elle ne pouvait plus procréer et qu’il ne craignait plus d’engendrer des monstres par son intermédiaire, rien ne les retenait plus.

Evelyn se sentit en danger. Elle transperça le cœur du semi gorge-sang grâce à une pique de pierre, l’enterra ensuite sous sa cabane, dans les profondeurs de la terre. Puis, elle prit les routes.

« Il l’avait mérité, affirma Hématite sans une once d’hésitation. »

La Survivante effacée n’avait pas besoin de sa confirmation. Néanmoins, cela lui fit plaisir. Elle haussa les épaules pour signifier que ce n’était plus qu’un mauvais souvenir. Sa compagne, prise par le jeu de l’histoire sans doute, la relança :

« Il ne reste plus que l’histoire de la pièce. »

Evelyn pesa le pour et le contre. Avait-elle vraiment le temps d’un dernier conte ? La colère ancienne des sols se rapprochait à pas de géants. Elle sentait ses os trembler, désormais, enfin, ceux de son bras droit.

Elle décida que oui.

La réponse qu’elle cherchait était venue assez rapidement. Elle fit la rencontre de l’Érudit piégé, une entité immémoriale si influente que ses pairs avaient jugé bon de l’enfermer. Profitant de son immobilité éternelle pour rassembler des connaissances, la créature les utilisait désormais comme levier d’intérêt lors de ses marchés, qu’elle refusait de conclure avec les êtres humains, trop serviles et bas.

Evelyn n’était plus humaine depuis longtemps, il vint donc la quérir. Elle aborda la chose avec prudence, consciente désormais des dangers de tels échanges. L’Érudit piégé lui demandait l’un de ses yeux en échange ‘de la connaissance portant sur la connaissance qu’elle cherchait’. Il voulait lui donner un moyen de retrouver son cœur, intéressé en contrepartie, bien évidemment, par le prodige de chair et de pouvoir qu’étaient les yeux du Passeur. C’était un contrat de possession implicite. Elle hocha la tête pour signifier son accord.

L’Érudit piégé remplit sa part du marché en lui fournissant une plume et une feuille sur laquelle écrire. Puis, il susurra des secrets bien gardés à son oreille afin qu’elle les couche. Des secrets qui parlaient de lanterne, de brebis perdue et d’étoiles diurnes. Le flot de paroles se tarit soudain. Sachant ce que cela voulait dire et avant que l’entité puisse collecter son dû, la Survivante effacé utilisa la pointe encrée de la plume pour se crever l’œil droit.

Son débiteur tempêta, furieux de la trahison. Elle argumenta qu’ils n’avaient jamais convenu si le paiement serait de sang ou d’esprit. Il avait sous-estimé sa connaissance des règles de leur monde et s’en trouvait marri, sans recours possible. Evelyn souriait de triomphe alors même que l’humeur aqueuse de son œil crevé coulait encore sur sa joue. L’Érudit piégé la bannit de sa prison et elle se retrouva l’orbite vide, à l’exception d’une simple pièce en cuivre qui lui brûlait le crâne. Elle se sentait salie, mais ça n’avait pas d’importance.

Enfin, elle savait comment retrouver son cœur.

« Comment, alors ? »

Au lieu de lui répondre, Evelyn se releva et épousseta son vêtement de rosée.

« L’Avaleur de terre me suit sans relâche, annonça-t-elle. Il sait que je suis près de mon but et veut m’empêcher de l’atteindre, par pure rancune. Mais il ne peut bouger lorsqu’il s’enveloppe autour d’une proie, et j’ai besoin qu’il demeure immobile. »

Hématite ne comprit pas, pas même lorsque le sol sous ses pieds s’ouvrit d’un coup en une bouche faite de pierres et de terre et de dents. Les profondeurs avalèrent alors la gorge-sang, le feu de camp et le chien d’un coup, avant de se refermer et de ramener la lande à sa sérénité première. Les oiseaux aux alentours s’étaient tous envolés.

Evelyn, quant à elle, avait réussi à sauter sur le côté et à s’échapper, ne prenant que sa lanterne.

Hématite jura et la maudit du fond de son trou, malédictions qui suivirent la fuyarde alors qu’elle remontait vers le Nord. La gorge-sang se rappelait des histoires d’Evelyn, de la façon dont elle avait échappé une première fois à l’Avaleur de terre. Elle essaya de creuser vers le bas, en vain. Car Evelyn Mathis, qui était humaine à l’époque, s’était vue épargner la révélation de la nature véritable de l’entité vorace.

Hécate, gorge-sang anormale, ne pouvait ni oublier ni ignorer les barbelés incandescents qui tapissaient le fond de la caverne. Ils étaient couverts d’une mélasse intoxicante qui faisait tourner sa tête au toucher et la brûlait au simple contact.

Elle avait faim soudain, très faim. La femme regarda du côté de la chienne, piégée elle aussi et grattant le sol en gémissant.

Toute docilité avait disparu de ses yeux de bête, envahis par un vide dévorant et affamé.

Hécate attendait la nuit pour trouver la force de s’échapper, en même temps que viendrait sa forme bestiale de Sang-maudit ; entre-temps, il lui fallait endurer.

La FIM Traque Aveugle marchait vers leurs coordonnées depuis longtemps. Tous, même Donna, s’étaient vus doter de lunettes spéciales pour voir l’invisible. C’était des prototypes nouveaux, un peu mal foutus, qui marchaient mieux dans le noir que dans la lumière. C’est peut-être pourquoi ils ne trouvèrent rien jusqu’à la nuit venue.

« C’est quoi ça ? s’interrogea à voix haute Ronald en pointant dans une direction. »

L’agente suivit son regard et découvrit effectivement, sous la lande, une sorte de foyer d’énergie invisible massif. Il y avait sous la terre un genre de bourgeon creux, pour ce qu’elle pouvait en dire, si radiant que son aura traversait la croûte terrestre et séchait l’humidité des marécages. Elle reconnut là deux phénomènes maintes fois décrits dans les manuels : la digestion et la douleur.

« Attention ! avertit-elle en se jetant à terre lorsqu’elle réalisa que le seuil d’énergie atteignait des taux critiques. »

Le sol explosa en une gerbe de poussière et de morceaux de roches qui retombèrent en cloche, défigurant la lande. Jacques était devant elle : il fut décapité par un projectile qui vint droit sur sa tête. Donna resta allongée en boule et immobile, se protégeant la nuque de ses mains d'éventuelles retombées. Elle ne reçut que des crachats brûlants qui marquèrent ses doigts de cloques gonflées. Les sifflements dans l’air faisaient résonner ses tympans : il lui sembla entendre, à travers la douleur et les cris, une plainte basse et grave d’une douleur sans nom.

Elle releva la tête, heureusement protégée par son casque. Les lunettes fêlées lui indiquaient que la chose sous terre fuyait les lieux, un peu blessée, mais pas grand-chose d’autre. L’agente les enleva et se retrouva nez à nez avec une bête hideuse qui venait tout juste d’émerger du trou. Une fourrure couverte de poussière, de sang et de marques de brûlure, des crocs à n’en plus finir, des yeux fous.

L’animal fuit sans demander son reste, heureusement, et Donna put se relever. Deux de ses collègues avaient été touchés, son capitaine était mort. C’était le chaos. Le paysage était éclaté là où l’explosion avait eu lieu, les bords du trous hérissés en grandes dents de pierre comme pour border une bouche figée en plein cri. Les points d’impacts des rochers projetés fumaient, particulièrement ceux au fond des trous d’eau. Le ciel était envahi sans jamais retrouver sa couleur bleue : quelques feux allumés par accident éclairaient la venue de l’aube.

Donna toussa et, puisqu’elle ne voyait pas plus, remit ses lunettes. Bien lui en prit. Elle vit des traces de pas et de passages légers plus loin dans les collines. Elles s’effaçaient, devant dater d’avant le début de la nuit. On était presque au matin.

Elle prit une décision et s’élança. Ses collègues en arrière la hélèrent pour qu’elle s’arrête, mais elle ne les écouta pas et disparut à l’horizon.

Ronald, le capitaine actant du fait du décès de l’ancien, s’apprêtait à se lancer à sa poursuite lorsque ses hommes l’appelèrent à son tour.

« Ronald, viens voir !
– L’entité est partie, mais le trou derrière est resté. Il y a de fortes traces de brûlure et d’énergie, mais je ne peux rien voir sur le plan réel.
– Je vois un truc au fond, un cadavre je crois…
– Un cadavre de quoi ?
– On dirait un chien… »

Evelyn se souvenait par cœur des mots qu’elle avait intelligemment arraché à l’Érudit piégé. Ils avaient été sa raison de vivre pendant longtemps, si longtemps…

En même temps que tu es tombée dans l’inexistence, une entité jeune est tombée au-dehors. Vous vous êtes croisées, vous avez lié vos essences, mais vous ne le savez pas encore. Elle arrivera sur terre dans le milieu du siècle que vous appelez le vingtième, attirée par ta gravité, y sera retenue, toujours par ton aura. C’est une occurrence rare que la vôtre : car chacune a besoin de ce que l’autre peut lui donner. Attire son attention grâce à une ancienne lanterne, conclus un marché avec elle ; et tu pourras atteindre les bords de l’univers où repose ton cœur… ou tu ne le pourras point. Jamais plus.

Elle était là, enfin, la créature qu’Evelyn attendait. Son nom, reçu tout récemment lorsque l'entité s'était faite connue des hommes, résonnait dans l’esprit de la Survivante effacée avec une douceur infinie : les Étoiles diurnes.

Les Étoiles diurnes, parce que leur ombre s’imprimait sur le ciel une fois le jour venu, absorbant la lumière de l’atmosphère jusqu’à ne plus être qu’un plan transparent qui laissait voir les astres par-delà la ceinture terrestre.

Eh bien, le jour était venu et Evelyn les voyait, ces Étoiles diurnes. Elle pleurait de joie devant tant de majesté. Elle l’appelait jusqu’à s’en écorcher les poumons.

Et l’entité pourtant ne la voyait pas. Malgré la lanterne allumée qui balançait doucement par la chaîne qu’elle serrait du poing jusqu’à se cisailler la peau. Malgré la portée rauque de sa voix qui mourrait dans le landau des collines.

Il y avait d’autres fumées plus au sud, réalisa Evelyn, des fumées qui n’étaient pas les siennes. Des fumées qui venaient probablement de l’Avaleur de terre, dernier de ses efforts pour contrecarrer le bonheur de son ennemie. Il avait sans doute consommé l’un des sacrifices, ou les deux, à toute vitesse, se blessant pour blesser.

Si elle ne réagissait pas, le bonheur tant attendu lui glisserait entre les doigts.

La Survivante effacée se souvint qu’elle et les Étoiles diurnes étaient censées être liées. Elle ne pouvait pas sacrifier son œil, mais elle pouvait sacrifier sa main et se délier de son ennemi de toujours.

Elle ne le sentirait plus arriver si le rituel échouait.

Sans doute qu’elle n’aurait plus envie de vivre de toute façon.

Elle s’ouvrit le bras, creusant la roche et la chair jusqu’à atteindre les os qui n’étaient pas les siens, et mit le tout dans le feu de la lanterne. La douleur se confondit avec la fumée qui envahissait soudain son nez, qui s’élevait dans le ciel avec une couleur nouvelle. Une fumée aux couleurs astrales.

Les Étoiles diurnes se tournèrent vers elle soudain : elle ne le vit pas, mais elle sentit l’attention curieuse, bien placée, qui réchauffait sa poitrine. Alors, les étoiles soudain se mirent à descendre du ciel, tandis que l’entité cessait de marteler l’atmosphère pour se rapprocher de la petite bête audacieuse qui l’appelait.

Evelyn voyait une femme courir vers elle depuis le bas de la colline, une femme armée d’un pistolet qui saurait sans doute la neutraliser si elle était touchée. Elle se mit à crier avec urgence.

« Je peux t’aider à rentrer chez toi ! J’ai l’œil du Passeur ! Je veux… »

Elle s’arrêta, car les Étoiles diurnes s’approchaient enfin jusqu’à plonger ses yeux dans les siens. L’entité se mit à gazouiller de plaisir : Evelyn comprit qu’elle l’accueillait, et cela suffit à faire fondre ses dernières craintes. L’entité se rapprochait de plus en plus, ses chants incompréhensibles devenaient de plus en plus forts.

La femme inconnue se rapprochait et lui hurlait d’arrêter. Elle hurlait son prénom, l’ancien, l’humain. La Survivante effacée ne s’y reconnaissait plus. Elle reprit timidement, désespérée :

« J’ai l’œil du Passeur qui te fera rentrer chez toi. Je ne veux qu’une seule chose… Emmène-moi avec toi. Emmène-moi avec toi et aide-moi à retrouver mon cœur. »

Les Étoiles diurnes tombaient et elles ne s’arrêtaient plus. Elles fendaient désormais l’horizon, emmenant tout le cosmos à taille humaine, se rapprochant de l’œil du Passeur. En même temps, la lanterne dans la main de la femme était tirée vers le haut, décrivant un arc de cercle le long de la chaîne clinquante pour aller dans la même direction que la fumée. C’était aussi le cas de son vêtement de rosée, des baies sur les buissons et de la femme armée dont les pieds se décollaient soudain du sol tandis qu’elle s’envolait avec un cri de surprise.

Elle tira. Au même moment, les Étoiles diurnes, pour sceller le marché, entrèrent dans l’œil du Passeur. La balle toucha le corps mi-solide de la Survivante effacée et s’y enfonça au niveau des tempes. La forme humaine s’effondra, les Étoiles diurnes disparurent. Les objets flottants retombèrent avec violence.

Lorsque Donna May parvint au sommet de la colline, elle ne trouva qu’un cadavre avec un bras en moins, les deux yeux vides, des cicatrices au niveau de l’abdomen et un grand trou au niveau de la poitrine.

La Survivante effacée et les Étoiles diurnes étaient déjà arrivées aux confins de l’univers.

C’était un jour triste de l’hiver 1954.

Un homme fatigué et ses deux derniers chiens arrivèrent là où l’Avaleur de terre avait rencontré la Survivante effacée et la chienne de Primordial pour la dernière fois. Les marques de la lutte avaient disparu, mais le creux où s’étaient retrouvées piégées les deux chiennes demeurait. Il y faisait son pèlerinage, la mort dans l’âme.

Quelqu’un, sans doute l’une des organisations du monde anormal, avait déjà fait retirer le cadavre de sa bête fidèle et il n’eut pas à voir le corps calciné et rongé par les sucs gastriques d’une entité mauvaise. Il restait d’ailleurs un peu d’acide et d’ADN sur les parois de la caverne, qu’il récupéra en pleurant. De déchirement ou de joie, il ne savait pas trop.

Il pleurait le chien mort et célébrait celui qu’il ferait naître bientôt.

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