À la dérive

Ils avaient quitté l'orbite depuis une bonne heure au moins. En fait, personne ne savait avec précision depuis combien de temps ils dérivaient. Personne n'avait jugé bon de leur fournir une horloge dans tout leur fabuleux équipement.

Adrien finit par se lasser d'observer et décida d'aller à la pêche aux informations à propos de la situation désastreuse dans laquelle lui et son équipe s'étaient retrouvés. Ils auraient dû arriver il y a déjà un moment au Site-Luna, mais ils avaient dû dévier de leur trajectoire afin d'éviter des détritus en orbite, et c'est alors que le moteur s'était dit qu'il s'agissait du meilleur moment pour cesser de fonctionner. Cela faisait donc un moment qu'ils dérivaient dans l'espace sur une trajectoire les menant tout droit vers nulle part. De plus, comme si ça n'était pas suffisant, ils avaient perdu le contact radio avec la station terrestre.

Adrien ouvrit la trappe menant à la salle des machines, derrière laquelle se trouvait Julie, la mécanicienne de l'équipe. À chaque fois qu'il la voyait, il ne pouvait s'empêcher de se demander comment un aussi beau visage pouvait être relié à des mains noircies par la suie comme celle-ci. Elle ne le vit pas immédiatement, elle était dos à lui et le bruit des machines environnantes l'empêchait d'entendre le moindre sont à plus de deux mètres. Adrien en profita pour observer les courbes sublimes de la mécanicienne. Elle portait un pantalon noir trop large pour sa fine taille ainsi qu'un T-shirt dont les deux manches avaient été repliées afin de faire face à la chaleur étouffante du compartiment où Julie travaillait.

Il observa ses cheveux rouges flotter dans les airs encore quelques secondes avant de se décider à s'approcher et à lui tapoter l'épaule pour lui signaler sa présence. Elle sursauta. Il la laissa reprendre son souffle avant de parler :

- Tu t'en sors avec les réparations ?

- Ah, euh… Ouais, enfin… Non pas tellement, lui répondit-elle de sa voix timide. J'arrive pas à trouver l'origine du problème, mais je te fais signe dès que je sais d'où vient la panne.

- Le repas est prêt ! Je vous préviens, si vous ne venez pas dans deux minutes, je ne réponds plus de mes actes concernant le contenu de votre assiette, hurla Dylan afin de se faire entendre au milieu de ce boucan assourdissant. Il se tenait fermement avec ses deux mains à une poignée fixée à un mur, et comme à son habitude, il portait son fidèle tablier blanc. Cet objet ne lui servait à rien étant donné qu'il cuisinait principalement des sachets de nourriture en poudre, mais ses habitudes de cuistot sur Terre l'avaient suivi jusque dans l'espace.

- Il a raison, renchérit Adrien, tu seras bien plus efficace le ventre plein.

À peine une minute plus tard, l'équipage complet s'était rassemblé dans la salle de vie afin de déguster un succulent poulet à l'Indienne en poudre. Dylan était assis au fond de la pièce. À côté de lui se tenaient Julie et Adrien. En face d'eux se tenait Anne, la chargée des communications qui était actuellement au chômage technique. Enfin, tout au fond, Octave tentait de couvrir avec sa main son assiette afin d'éviter que sa purée vitaminée ne se répande dans toute la salle. Il avait beau être un excellent pilote, il restait tout de même très maladroit lorsqu'il s'agissait de faire des tâches de la vie courante. Ce dernier ouvrit la discussion une fois qu'il eut réussi à limiter la propagation :

- Alors chef, elle se porte bien la cargaison ?

La navette transportait tout un tas d'objets anormaux plus ou moins dangereux, mais Adrien compris qu'Octave parlait du SCP humanoïde de classe Euclide enfermé dans une cage.

- Bah, je suis pas allé revérifier, mais je suppose qu'elle a difficilement pu bouger depuis la dernière fois. D'ailleurs, t'aurais pas vu la caisse contenant tous les petits objets anormaux sûr ? Je la trouve plus.

- Ah nan, désolé. Et sinon, concernant le moteur ?

- Faut demander ça à Julie, c'est pas moi le mécano.

- Euh… Ah, oui… Le moteur… C'est-à-dire que j'ai quelques difficultés à voir d'où vient le problème, mais je fais de mon mieux. Il me reste encore trois heures avant que nous tombions en manque de carburant pour reprendre la trajectoire prévue.

- Attend, ça veut dire que si t'arrives pas à réparer ce machin rapidement, on va tous crever asphyxiés dans une boîte de conserve grand format car on aura juste plus assez de carburant ? s'exclama Anne.

- Non… Enfin, c'est pas ce que je voulais dire… Je…

- Calme-toi Anne, ça n'est pas de sa faute, elle fait de son mieux, dit Adrien sur un ton ne permettant aucune réponse.

Cette annonce avait plombé l'ambiance. Le repas se finit finalement en silence. Julie repartit dans la salle des machines. Dylan se dirigea vers la cuisine pour faire un inventaire rapide, et contrairement à ses habitudes, Octave proposa de l'aider. Les deux hommes n'avaient pas une affection particulière l'un pour l'autre, ils se contentaient de se parler comme des collègues, sans plus. Anne retourna à sa station radio tenter de rétablir la connexion, et Adrien se contenta d'attraper un journal pour passer le temps.

L'article qu'il lisait parlait des progrès incroyables que faisait la science dans le domaine de l'aérospatial. Il ne cessait de se répéter "Si seulement ils savaient…" dans sa tête. Il continua sa lecture, puis en vint à la conclusion que, le jour où les civils pourraient aller par eux-même dans l'espace, la Fondation serait bien emmerdée pour cacher ce site, ainsi que pour expliquer sa présence. Cependant il fit un rapide retour à la réalité et se souvint que le département de désinformation avait bien réussi à faire passer des brèches de confinement majeures pour de simples fuites de gaz. Il en vint donc à la conclusion que la crédulité de l'être humain lambda n'avait aucune limite.

Sa lecture terminée, il se dit que cela faisait un moment que Dylan et Octave faisaient l'inventaire, et en conclut donc qu'il devait y avoir un problème. Il détacha la sangle qui le maintenait en place pendant sa lecture malgré l’absence de gravité, puis s'aida des poignées fixées aux murs afin de se propulser vers la cuisine. Il passa devant Anne et lui fit un rapide hochement de tête. Elle l'ignora complètement et se contenta de continuer la lecture d'une notice. Il entra dans la cuisine puis s'arrêta devant la porte du frigo. Elle était fermée. Ordinairement, Dylan, un peu claustrophobe sur les bords, préférait la laisser ouverte. La fermer n'était en aucun cas dans ses habitudes. Il saisit la poignée puis tira.

Des cartons flottaient dans toute la pièce et obstruaient sa vue. Il ne voyait ni Dylan ni Octave. Il s'approcha, le froid était mordant, mais il y survivrait. Il poussa les sachets de nourriture en poudre qui lui barraient le chemin avec un large mouvement de son bras droit, puis, il se figea. Dylan se tenait là, face à lui. Adrien pensa d'abord à l'hypothermie, mais oublia rapidement cette idée lorsqu'il vit la large entaille traçant un arc de cercle rougeoyant sur la gorge du cuisinier. Il faisait face à une vision d'horreur. Il avait l'impression que Dylan l'observait avec ses grands yeux vitreux. Des gouttes de sang à moitié gelées s'envolaient et venaient heurter le front du capitaine. Malgré ça, il restait stoïque. Il n'y avait aucune ambiguïté sur le fait qu'il s'agissait d'un meurtre. Un accident n'aurait que très peu de chances de provoquer une telle blessure. De plus, l’absence d'Octave dans les parages remettait fortement la loyauté de ce dernier en doute.

Il n'y avait pas de temps à perdre, Adrien devait prévenir l'équipage, mais il était hors de question de laisser le corps sans vie de l'ancien cuisinier pourrir dans ce maudit frigo. Le capitaine se contorsionna pour prendre appui sur les cartons flottants avec ses pieds, et saisit le cadavre de Dylan de ses deux mains avant de tirer d'un coup sec. Il traversa la pièce en apesanteur totale avant de passer la porte du frigo qu'il referma derrière lui, puis il sangla le corps de son pauvre ami au mur. Il ne pouvait pas faire grand-chose de plus pour le moment, si ce n'était prévenir les autres et éviter qu'il y ait d'autres victimes.

Adrien se dirigea vers la salle principale en prenant soin d'activer l'alarme de brèche de confinement. Les consignes attribuées à cette dernière étaient que l'équipage se regroupe dans la salle principale de la navette. Cela lui ferait gagner un temps précieux tout en évitant un second meurtre. Adrien y arriva finalement. Sans surprise, Octave n'était pas présent, cela dit, Julie non plus n'était pas là. Il y avait seulement Anne, paniquée, au milieu de la pièce, une arme à la main.

- Qu'est-ce qui se passe ? L'humanoïde s'est échappé ? Il est où ? Tu l'as vu ? S'écria-t-elle.

- N… Non ! C'est bien plus grave qu'une brèche de confinement ! Peina à articuler Adrien. C'est Octave. Je crois… Enfin je pense qu'il a tué Dylan, et on est peut-être les prochains.

- Mais… Pourquoi a-t-il fait ça ?

- Je dois reconnaître que je n'en ai aucune idée, mais il était seul avec Dylan, il n'y a que lui qui a pu faire ça. Tu n'as pas vu Julie ?

- Non, elle est sûrement encore dans la salle des machines, elle n'a probablement pas entendu l'alarme avec tout ce raffut.

- Dans ce cas, allons la chercher tout de suite.

Avant d'être le capitaine de l'équipage, Adrien était surtout un ex-agent, et son entraînement bien supérieur à celui d'Octave lui assurait une victoire facile dans le cas d'une confrontation, mais ce dernier pouvait toujours frapper en traître, voire pire, s'en prendre aux autres.

Adrien ouvrit la trappe menant au pont inférieur et y entra en premier. La pièce était mal éclairée et il était impossible d'y distinguer le moindre bruit de pas. De toute évidence, Julie était partie précipitamment. Ses outils n'avaient pas été rangés et flottaient en apesanteur. La plaque censée recouvrir le mécanisme n'avait pas été remise en place. La pièce avait beau ne pas être très grande, la faible luminosité ainsi que la quantité impressionnante de machines empêchait de voir tout ce qu'il y avait à plus de deux mètres. Adrien avançait prudemment. Il avait ordonné à Anne de lui tenir l'épaule en permanence. Il arriva finalement au bout de la salle. De là, l'alarme était inaudible. Adrien en vint à la conclusion qu'il n'y avait personne ici.

- Elle a une arme ! hurla soudainement Anne.

L'ex-agent se retourna rapidement et décocha un coup de poing rapide dans le ventre de sa cible qui n'était autre que Julie, la mécanicienne. Elle fut violemment projetée en arrière et se recroquevilla en boule. Le coup qu'elle avait reçu lui avait coupé le souffle. Sa clef anglaise voltigea sur deux bons mètres avant de heurter un mur et de se fondre dans l'obscurité de la pièce.. Sa cible désarmée, Adrien la saisit et s'aperçu finalement qu'elle était apeurée, en larmes. Il la saisit dans ses bras et la serra. Il lui murmura à mi-voix :

- Pardon.

Elle éclata en sanglots, les bras encore serrés autour de son ventre.

Adrien et ses deux comparses étaient retournés se barricader dans la salle principale le temps que Julie retrouve son calme. Elle avait les yeux rouges et une couverture noire sur les épaules. La douleur au ventre avait fini par passer.

- Mais pourquoi diable nous as-tu agressés ? Dit soudainement Anne.

- Anne, c'est vraiment pas le moment, là, la reprit le capitaine.

- Non, c'est bon, c'est rien. C'est juste qu'avec cette alarme, j'ai paniqué. Je me suis emparée de la première arme que j'ai trouvée, puis j'ai attendu.

- C'est rien, tout va bien maintenant.

Adrien aurait voulu que ça soit le cas, mais il savait qu'avec un meurtrier dans les parages, rien n'allait bien. De plus, il ne restait plus que peu de temps avant que la trajectoire du vaisseau ne devienne irrécupérable. Il expliqua la situation à Julie qui fondit en larmes une nouvelle fois avant de regagner son calme quelques minutes après. Elle n'était pas habituée à ce genre de situations. C'était une simple mécanicienne opérant généralement sur le transport de matériel, pas un agent. Anne non plus n'était pas un agent, mais elle était coriace et il fallait bien plus qu'une simple situation dramatique pour la voir craquer.

Après quelques minutes de préparation, le groupe avait fini par se mettre d'accord. Les seuls endroits où pouvait se trouver Octave étaient la cuisine, la soute, et les cabines. Il était évidemment hors de question que le groupe se sépare. À part Adrien, aucun des membres rescapés n'avait d'entraînement au combat. C'est lui qui prit l'arme à feu. Les deux devraient se contenter de leurs poings.

Les trois individus pénétrèrent dans la soute. Après une rapide vérification, ils en vinrent à la conclusion que rien n'avait bougé ici. Le groupe enchaîna avec le dortoir. Là non plus, il n'y avait rien à signaler. Même s'il ne restait qu'elle, la cuisine n'offrit pas plus de résultat.

- Bon, c'est bon ? On retourne dans la salle principale ? Il y a rien ici, tu vois bien, non ? dit Anne sur un ton désobligeant.

- Attends une minute. Un truc me dérange, qu'est-ce que cette caisse fait là ? dit Adrien en pointant du doigt un petit container gris sanglé à un mur de la pièce.

Le capitaine approcha, puis l'ouvrit. Il eu la même vision d'horreur que lorsqu'il avait vu le cadavre de Dylan pour la première fois, à l'exception près que cette fois ci, c'était Octave qui était dans la malle. Anne hurla :

- C'est elle !

Les yeux de Julie s’agrandirent soudainement. Elle regarda Adrien, la bouche grande ouverte, ne sachant quoi lui dire, puis prit la fuite. Le capitaine leva son arme mais ne fit pas feu. La seule personne qui aurait pu commettre l'assassinat, si ça n'était pas Octave, c'était elle. Il avait vu Anne s'occuper de la radio dans le couloir, il n'y avait aucun doute possible, mais son instinct lui dictait le contraire. Anne lui ordonna de faire feu, mais il ne tira pas. Il laissa la mécanicienne fuir. Ses sentiments pour elle l'avaient peut-être influencé. Anne s'arrêta finalement de crier.

- Pourquoi tu ne l'as pas tuée, pourquoi ?

- Je… Je ne sais pas.

En vérité, il le savait parfaitement, mais il avait honte de l'admettre.

Cela faisait désormais une bonne demi-heure qu'Adrien et Anne étaient retournés dans la salle principale et que l'opératrice radio ne cessait de lui répéter qu'il fallait absolument partir trouver Julie et la tuer avant qu'elle ne les tue eux. Adrien était resté tout ce temps le regard fixé dans le vide. Il ne savait pas quoi faire, rien de tout cela n'était prévu. Les minutes s'égrainaient depuis que la trajectoire avait changé, il savait que ce serait bientôt irrémédiable. Combien de temps restait-il encore… Il se décida finalement, prit son arme, et se dirigea vers le lieu où était partie Julie, la salle des machines.

Le binôme entra dans la pièce. Ils avancèrent lentement, non pas qu'ils craignaient d'être entendus dans tout ce boucan, mais plutôt qu'ils pouvaient être attaqués à tout moment. Adrien avança lorsque soudainement, toutes les machines se turent, et il entendit une voix prononcer son nom :

- Adrien, je sais pourquoi je ne trouvais pas la source du problème, c'est parce que quelqu'un l'a caché. Il manquait un élément, un élément unique, et tu sais où il se trouvait ? Sous le poste radio.

- Tais-toi, tu mens comme tu respires, hurla Anne. Cette pièce n'appartient même pas à cette machine.

- C'est exactement ça, sauf que tu n'es pas censé le savoir puisque je suis la seule à avoir la clef de cette salle, et que le seul moment où j'ai oublié de la refermer, c'était juste avant de tomber en panne.

Adrien se retourna lentement vers Anne, le regard suspicieux. Il regarda ensuite sa main. Elle y portait une bague ancienne et ouvragée qu'il reconnaissait parfaitement. Il s'agissait d'un des objets anormaux embarqués dans la soute, et sa capacité était de faire un clone visuellement parfait pendant que son porteur pouvait vaquer à ses occupations. Seulement, ce clone n'était pas capable de réagir à son environnement, ceci expliquant l'absence de réaction lorsqu'il était passé dans le couloir rejoindre Dylan et Octave. Il comprit qui avait commis ces terribles meurtres, mais il le comprit trop tard. Il avait déjà un couteau planté dans le ventre, mais il était résistant. Il leva son arme et tira. Anne était à bout portant. Son abdomen se décomposa sous la rafale de balles. La meurtrière explosa, laissant les différentes parties de son corps flotter dans la pièce. Adrien mit sa main sur sa plaie et constata la gravité de la blessure.

Julie aurait bien voulu pleurer pour la mort d'Adrien, mais elle n'avait plus de larmes. Elle marcha lentement, enjamba les cadavres, puis se dirigea vers la soute. Elle ramassa le rapport SCP qui était placé sous scellé et le lut.

Ça n'était pas dit clairement dans le rapport, mais les chercheurs avaient commencés à soupçonner ce SCP de posséder des pouvoirs psychiques, tels que la possibilité de plus ou moins rendre un individu paranoïaque. Les chercheurs avaient fait une terrible erreur, ils avaient sous-estimés les capacités de cette créature. La mécano s'assit en tailleur devant la cage de l'humanoïde, le fixant d'un regard à la fois froid et incompréhensif. Elle aurait bien voulu aller sur le Site-Luna, mais amener cette créature là-bas serait bien trop dangereux pour la sécurité du site. La seule solution qu'elle avait était de la confiner dans ce vaisseau, et se laissant dériver jusqu'à-ce qu'il n'y ait plus d'oxygène à respirer.

Elle commença à chantonner, doucement, puis à marquer les temps en se balançant. Il ne restait plus très longtemps. Elle avait ouvert la valve d'oxygène histoire que ça aille plus vite. Elle continuait de se balancer. Elle chantait désormais les paroles à voix haute, puis lorsque l'oxygène fut trop rare, elle s'évanouit.

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