« Les Vestiges d’avant la submersion n’auraient jamais dû rester. Ils se sont lovés dans les plis de l’étoffe du monde et ne sont pas allés de l’autre côté. Seulement, dans ce paysage abandonné des nouveaux dieux comme des anciens, plus personne ne cherchait à les voir. »
- À la recherche de Chalchiuhtlicue, chapitre IX, par Iuitli Atl.
Aussi loin des côtes, personne ne voulait tirer le premier. Les responsables de l’artillerie de chaque équipage se tenaient à quelques pas de leurs équipements, conscients que s’ils restaient trop proches, ils tireraient davantage par nervosité qu’en répondant vraiment au danger. Les éclats de voix se mêlaient aux bruits des vagues se brisant sur les coques des deux navires, et les vigies scrutaient l’horizon. Le premier à signaler quelque chose donnerait l’avantage de l’offensive à son équipage, mais si jamais il se trompait, si jamais la réponse des opposants faisait mouche et que tout n’avait été qu’une fausse alerte, alors ils mourraient aussi.
Les éclats de voix se faisaient de plus en plus brefs. Chacun était à son poste, il fallait parfois ajuster la trajectoire. Quelques embardées latérales, des ajustements des postes de tir, et la tension qui ne faisait que monter.
Ils n’étaient pas à plus de cinquante mètres. Galaad regardait le pont de l’autre navire. L’Admirable était invaincu depuis sa mise en service. Il naviguait dessus depuis cinq ans, il savait qu’il faudrait plus qu’un boulet standard pour endommager la coque. Cela ne le rendait pas confiant pour autant. Le Loreleï était une célébrité. Il n’avait jamais eu à les affronter. En tout cas, jamais quand il était chargé du commandement. Son œil roula dans son orbite en entendant la voix autoritaire.
« Qu’attends-tu ?! Tu as le temps de rêvasser, Tristan ?
— Je suis prêt, capitaine, répliqua-t-il sèchement. »
La distance entre les deux navires diminuait sensiblement. En levant les yeux, on pouvait constater que les deux vigies avaient levé une main en l’air. Félix grinçait des dents. Il aurait pu se jeter à l’abordage, seul, mais il avait encore besoin de l’Admirable, il ne pouvait pas prendre le risque qu’il coule. D’ailleurs, il s’apprêtait à ordonner l’assaut, mais il savait qu’il ne fallait surtout pas qu’ils perdent. Il aurait peut-être été mieux de se détourner, d’éviter l’affrontement. Il fit un geste de la tête à son navigateur, qui dévia légèrement de la trajectoire. L’autre équipage les suivit. Il reconnaissait la voix qui s’époumonait en donnant les ordres. Ce vieux fou n’avait pas fini de le contrarier.
D’un point de vue extérieur, le combat aurait été complètement déséquilibré. Une caravelle, à voiles et en bois, avec pour seul avantage au combat une multitude de matelots grimpant et descendant des cordages à une vitesse ahurissante. Quelques canons modernes qui pointaient sur les bords, et d’autres pièces d’artillerie modulables, fixées grossièrement sur le navire, qui voguaient pourtant à la même vitesse que ce vaisseau métallique fendant les flots grâce à son puissant moteur. Le poste d’observation était légèrement plus bas, ce qui aurait été un désavantage, mais tout était simplement mieux, sur l’Admirable. Les pièces d’artillerie n’étaient pas rutilantes mais entretenues et coordonnées avec une rigueur militaire. Les munitions stockées dans une cale parfaitement adaptée et imperméabilisée, si bien qu’il ne faisait presque aucun doute que lorsque cette tourelle de proue tirerait, leurs adversaires passeraient un sale moment. Tout le monde savait cela.
Le vent était faible, et pourtant la caravelle filait à toute allure, voile gonflée, aux côtés du navire de guerre. Et pourtant pas un seul des matelots, pourtant conscient de la qualité de l’armement qui leur était opposé, ne semblait effrayé. De l’autre côté, pas un seul marin ne prenait cela à la légère. Le Loreleï était connu. Lui non plus, il n’avait jamais été vaincu. Plusieurs autres équipages avaient rapporté l’utilisation d’étranges stratagèmes et de techniques occultes, ce qui était cohérent avec la réputation du capitaine.
« TERRE ! »
Les deux vigies hurlèrent simultanément. Les tirs, eux, partirent quelques secondes après.
« Ce n’est possible, savez-vous viser, amas d’inaptes ?! Kirian, tu te moques de moi ? Pourquoi on t’a laissé la tourelle ? Qu’est-ce que tu fous, Tristan ?!
— Qui est ce « Tristan » ? Je m’appelle Galaad, capitaine.
— Je t’appelle comme je veux, maintenant tu gardes le silence et tu te rends utile, pour une fois. »
Les vaisseaux étaient à moins de trente mètres, maintenant, et les obus tirés par l’Admirable avaient raté leur cible, ou mystérieusement disparu. Les boulets du Loreleï, eux, s’étaient heurtés à la coque avant de sombrer dans les eaux, sans arrêter la course du navire.
« Attends, tu t’appelles Tristan, gamin ? »
La voix éraillée et forte provenait du navire qui les assaillait. Galaad vit un vieillard à la longue barbe blanche, accroché aux cordes, le visage hilare.
« Tu es Tristan-mer, fiston ? »
La confusion dans laquelle ce calembour plongea Galaad était toute particulière. Malgré le bruit des boulets percutant la coque, malgré le bruit des tourelles qui continuaient de cracher leurs munitions sur ce navire arrogant, malgré les cris de l’équipage, malgré les vagues, la course effrénée de ceux qui allaient vérifier que la cale n’était pas percée, il n’avait pas raté un seul mot de cette blague. Il était sûr et certain d’avoir parfaitement compris ce qui avait été dit. Tout son intellect refusait de penser que cet événement faisait partie de la réalité. Il se retourna vers Félix, préférant encore l’entendre lui reprocher tous les dysfonctionnements du bateau que de repenser à ce qui venait de se passer.
Félix riait.
Galaad se détourna de nouveau, prit son arme de poing, visa et tira dans un seul geste.
Un matelot chuta. La balle n’avait pas pénétré sa peau, mais le choc l’avait surpris. Galaad tira de nouveau, encore et encore.
« Utilise les tourelles, crétin ! »
Se faire traiter de « crétin » par quelqu’un qui venait de rire à gorge déployée à ce qui était certainement une abomination humoristique…
Galaad prit le contrôle de la tourelle arrière, calcula rapidement les paraboles qu’il devait faire pour atteindre l’autre navire, tira à trois reprises. Puis il se ressaisit.
« Ça vaut pas le coup, on s’arrache, pleins gaz, 60 degrés babord !
— Qu’est-ce que tu essaies de faire, Tristan ? »
Félix ne riait plus.
« Pourquoi tu veux les couler ?
— Vouvoie moi.
— Rien à foutre, on se tire, Arsène, babord ! »
Pour une fois qu’il avait la barre, l’homme aux cheveux bouclés châtain acquiesça, les emportant au loin. Les boulets continuaient de les atteindre, mais, petit à petit, leur puissance se réduisit. La confrontation se termina ainsi. Comme prévu, leur petit tour ne semblait pas fonctionner de ce côté. Galaad eut un sourire satisfait, puis il sentit une main le saisir au col.
« De quel droit penses-tu pouvoir commander, infâme morveux ? »
Ce n’était pas vraiment une question de complexe de supériorité. Félix savait qu’il était meilleur que tous ces imbéciles, et que ces imbéciles le savaient aussi. Que l’un d’eux remette en question son autorité sur les affaires maritimes, il le comprenait. Il avait passé plus de temps à nager qu’à naviguer. En revanche, que ce soit Galaad qui le fasse, c’était au-dessus de ses forces.
« Pourquoi as-tu obéi, Arsène ? Tu sais qui est le capitaine, non ?
— Habitude, ça paraissait malin. j’suis pas sûr de pourquoi .
— On allait couler le Loreleï. Cela ne vous aurait pas fait plaisir ? »
Il s’adressait maintenant à tout le reste de l’équipage présent, qui continuait de surveiller l’autre navire, lequel ne semblait pas dévier de sa route.
« Bof, c’est pas notre taf.
— Sauf votre respect, m’sieur Félix, dit Henriette, on nous a dit de vous suivre pour trouver un artéfact, pas pour couler des navires.
— C’est un arsenal de défense, ajouta Lamillia, nous ne sommes pas censés chercher le conflit. En plus, on ne les a pas touchés une seule fois. C’était logique de s’en aller, si on ne sait pas comment les vaincre.
— Je sais comment vous auriez pu les vaincre : apprenez à viser !
— Eh, parlez mieux. On a parfaitement visé, ce sont leurs tours qui nous ont empêché de les atteindre, intervint Kirian.
— Oh, pardon, ils ont fait de la magie et tout d’un coup vous ne savez plus quoi faire. Il vous a été ordonné de les couler, vous ne l’avez pas fait, voilà ce qui est observable. Maintenant, je ne les ai pas vu faire de magie ou que sais-je encore. Je vous ai juste vus échouer. D’où ma question, est-ce que vous êtes des marins ou des incapables ? »
Il y a quelques jours, quelqu’un aurait essayé de le frapper. Le poignet emballé d’Usman les en dissuadait, maintenant. Ils soupirèrent doucement, le regard las. Félix relâcha le col de Galaad, et retourna au poste de commandement. Avait-il compris que c’était une bonne décision, finalement ?
« Je ne peux pas m’en sortir avec un équipage aussi peu discipliné, les tança-t-il. Arrangez vos manières. »
La porte se ferma derrière lui.
L’île qu’ils avaient aperçue tout à l’heure, et vers laquelle il se dirigeait, serait assez grande pour qu’ils puissent y faire escale sans risquer de croiser l’autre équipage. Lequel les suivait toujours, de loin. Avec la longue-vue, Edgar avait vu l’autre vigie le regarder de la même manière, et ils s’étaient faits de discrets signes de la main.
« Il est pas trop con, le Tristan, là. Je me demande combien de temps il mettra avant de trouver comment nous atteindre.
— C’est pas vraiment ce qu’on souhaite, cap’taine.
— Je sais, Chips.
— C’est Chaps, cap’taine.
— Hm hm, et le pont que tu devais nettoyer, il l’est ?
— J’m’y remets. »
Ambroise lui adressa un sourire bienveillant, et se tritura la barbe.
Contrairement à ce que pensaient leurs attaquants, ils les avaient bien touchés. Le tir en cloche avait éraflé un des glyphes avant qu’il ne puisse le réarranger manuellement. L’apparence d’invulnérabilité était le fait de la redoutable efficacité des matelots réparateurs qui avaient vu l’obus tomber, et avaient immédiatement rebouché le trou sans que le choc ne soit trop perceptible. Ambroise marcha nonchalamment jusqu’à la cale, où il vit, comme il le craignait, que de l’eau passait sous les planches. Il maugréa, sortit sa pâte imperméabilisante, et termina le travail.
« Ça vaut bien la peine que je vous paie, si c’est pour tout arranger moi-même, lança-t-il aux trois responsables, qui le regardèrent sans comprendre. »
Le capitaine du Loreleï arpentait son navire en vérifiant chaque petit détail, chaque cordage, chaque nœud…
« Si je t’accroche à ça et que je te suspends au bastingage, tu penses que tu ne tomberas pas ?
— Je ne suis pas sûr, capitaine…
— Tu penses que tu peux te permettre de ne pas être sûr ?
— Non, capitaine.
— C’est pour ton bien que je dis cela, allez, ce n’est pas grave, refais moi tout ça. »
Miette commença à défaire et refaire les nœuds du bordage, en jetant des coups d’œil inquiets derrière son épaule, constatant que son capitaine l’observait avec attention.
« Ne fais pas attention à moi, mon ami.
— Oui, pardon. »
À chaque soupir du vieillard à la barbe blanche, le pauvre matelot défaisait et refaisait le nœud, jusqu’à ce qu’il n’entende plus rien, ou un simple « hmpf » d’approbation.
Leur allure était stable depuis la fin de l’affrontement. Ils arriveraient à l’île d’ici quelques heures, les autres également. Il avait été décidé qu’ils stationneraient à l’opposé. Cette île était déjà cartographiée, et ils n’avaient pas d’intérêt à chercher la confrontation à terre.
« Pourquoi on s’arrête avec eux, Capitaine ? demanda Aldel.
— Parce que nous devons les suivre. Ils sont en mission, et il faut que nous les empêchions de la mener à bien. De préférence, en les coiffant au poteau.
— Faudrait qu’on les coule, alors ?
— Non, leur capitaine survivrait, et reviendrait avec d’autres bateaux. Ce serait sans fin.
— L’a l’air chiant, on peut le buter, sinon ?
— C’est vrai, on pourrait essayer de faire ça, mais il faudrait être précis. Tu saurais viser quelqu’un avec un canon et le roulis des vagues ?
— J’ai un flingue, vous savez. »
Ambroise s’esclaffa, et reprit :
« Même si tu y parvenais, cela ne changerait pas que ce qu’ils cherchent existe. Il faut que nous le trouvions avant eux, et que nous le détruisions. C’est tout.
— Compris. L’île a quelque chose à voir avec ça ?
— Non. Ils savent seulement dans quelle direction ils doivent aller, l’île est juste une escale pour se reposer. »
Ils commencèrent les manœuvres pour contourner les bords de l’île. Gladys fit un grand geste à son homologue de l’Admirable, et descendit pour préparer les canots et l’ancre.
« Lorsque nous aurons accosté, je veux que sept d’entre vous aillent voir ce que font nos charmants amis de l’autre côté. Les autres, vous m’aiderez à préparer le campement. Je veux un rapport détaillé.
— Ils devraient pas juste se reposer ?
— Je t’ai demandé d’aller les surveiller, pas de me demander si cela sert à quelque chose d’aller les surveiller. Mais je peux le faire moi-même, si cela t’ennuie tant.
— Pas la peine de le prendre comme ça, capitaine. Je peux emmener Gabriel ?
— Pour ne pas t’ennuyer, c’est ça ?
— Pardon, c’était une blague.
— J’espère bien, et puis lui et Adéla sont déjà réservés pour ce soir.
— ‘chier. »
Il y avait bien quelque chose d’étrange sur cette île. Ce n’était pas dans la faune, la flore, ou quoi que ce soit d’autre. Son adversaire ne s’en était sûrement pas rendu compte. C’était ici, sur la plage. Il sentait des choses s’amasser, se lover dans les creux du sable. Il sentait un regard, aussi. Quelque chose qui appartenait bien à ce monde les observait. Un Vestige ?
Tout l’équipage s’affairait sans se soucier de cette présence pesante. Peut-être qu’elle ne surveillait que lui, suspectait Ambroise. Il alla en périphérie de la plage, et en eut la confirmation. Cela n’avait pas l’air dangereux. Pour l’instant.
« Le rituel nécessite que l’on trouve quatre chênes, et que l’on attende la vision là-bas. Vous pensiez vraiment que j’ai choisi cette île au hasard ? »
La magie était une affaire de pirates ou de grand-mères. Que les cinglés du Loreleï l’utilisent passait encore. Mais que leur capitaine, missionné par la prestigieuse Fondation, suggère d’effectuer un rituel, cela les avait étonnés. Il assurait qu’ainsi ils sauraient vers où se diriger dans les eaux des nouvelles îles. Les terres commençaient à émerger, c’est pour cela que leur mission les mènerait sûrement vers l’ancien monde. Toutefois, s’en remettre à la magie pour décider de leur destination… La Fondation était tombée dans des écueils insoupçonnés.
Edgar les avaient averti : l’autre équipage avait débarqué à l’opposé, et il n’avait aucun moyen de les voir s’approcher s’ils décidaient de venir à leur rencontre. Sans sourciller, Félix avait seulement montré son épée, et les autres s’étaient équipés. Ensuite, ils avaient commencé à grimper sur les rochers.
L’île était vaste. Les rivages étaient sablonneux ou rocailleux, mais remontaient pour former des barrières de petites montagnes. Pour atteindre les chênes, qui se trouvaient en aval à l’intérieur des terres, il fallait escalader ces rocs, puis marcher longuement. Les arbres n’étaient pas très nombreux, aussi il faisait encore très chaud. La lumière du soleil ne déclinerait pas avant plusieurs heures, donc tous s’équipèrent comme ils purent. La pente était moins abrupte près des plages, mais l’ascension leur prit bien une heure. Une fois en haut, personne ne s’arrêta. Ils commencèrent leur marche.
Les petits bois en bordure s’estompaient bien vite pour laisser la place à de grandes étendues herbeuses. Si grandes qu’ils virent presque immédiatement, au loin, les quatre chênes.
Miette avait fait l’aller-retour pour signaler ce qu’il avait observé, et prévenir que, effectivement, l’équipage de l’Admirable s’aventurait maintenant dans les plaines intérieures. Les quatre chênes n’auguraient rien de bon, pensait Ambroise. Il avait déjà entendu parler du druidisme mais il avait toujours supposé que cela ne marcherait plus non plus. Il fallait bien admettre qu’il n’y avait pas eu de professeurs versés dans ces arts, de ce côté du monde, et les quelques chamanes amérindiens avaient été, semble-t-il, affectés par la catastrophe, comme tous les autres. Les lois universelles qui décidaient qui pouvait continuer à jouir de ses pouvoirs, une fois l’exclusion des déités passées, étaient bien capricieuses.
De mémoire, il savait que c’était un vieux rituel de voyance.
« Surveillez-les de près, essayez de vous placer proches des chênes, et écoutez attentivement. »
Le garçon s’en était allé à toute vitesse pour prévenir ses comparses.
Les herbes étaient hautes, mais pas assez. Ils étaient piégés dans une infernale étuve. Le sol était gorgé d’eau, il devait avoir plu dernièrement, et la chaleur faisait qu’elle s’évaporait, humidifiant et remontant sur les marcheurs qui tentaient tant bien que mal d’avancer. Kirian était déjà tombé deux fois dans des flaques assez grandes pour qu’on les qualifie d’étang. Il avait geint, demandé à rebrousser chemin, et Galaad aurait voulu le lui permettre, mais Félix et son regard noir l’en avait dissuadé. Pour l’instant. Ramener presque tout le monde pour son histoire de rituel (qu’il avait déclaré pouvoir mener seul), ce n’était pas raisonnable.
« Ça va, Gal’ ?
— Boarf, j’en ai plein le cul, mais ça va, et toi ? demanda-t-il à Lamillia.
— La chaleur me tue. T’as de l’eau ?
— Elle est chaude.
— Fait chier.
— Il m’emmerde, Félix.
— M’en fous.
— Quoi ?
— Je te parlais juste pour choper ton eau, t’as pas d’eau fraîche, m’en fous. »
Parfois, quelques pierres venaient soulager la marche, en leur permettant d’avancer un peu plus vite sur quelques mètres, et rendant le retour à la terre ramollie déprimant.
« Pensez-vous que le capitaine nous expliquera ses secrets ? C’est la première fois que je vais observer un mage, interrogea Christophe.
— Je ne suis pas un mage. Marche, lança Félix depuis l’avant.
— Pourquoi il ferait ça ? T’en croises souvent, des chênes par pack de quatre ? lui répondit un Kirian en nage.
— Il connaît sûrement d’autres secrets, ducon, chuchota le mousse.
— Tu serais capable de les apprendre, toi ?
— Je suis assez intelligent, tu sais ? »
Des rires s’échappèrent au milieu des respirations lourdes des marcheurs.
« J’en ai plein les bottes que vous vous moquiez de moi, comme ça.
— Le pont est même pas propre quand tu dois le nettoyer alors qu’on t’a montré quarante fois comment faire et tu veux apprendre la magie. T’en as d’autres des comme ça ? »
Christophe se renfrogna. Les autres n’insistèrent pas. La nuit commençait à tomber. Ils voyaient toujours les grandes silhouettes des arbres au loin, peut-être un peu plus grandes qu’auparavant.
Usman et Balst discutaient peu courtoisement d’une possible amélioration de la prothèse du premier, celui-ci arguant qu’il fallait absolument qu’elle reste en bois, et Balst répliquant avec sa voix suraiguë que n’importe qui de sensé aurait opté pour une prothèse plus pratique, qu’il pouvait même lui faire une cheville fonctionnelle en prenant un peu de pneumatique dans la salle des moteurs. Les autres prêtaient peu attention à la discussion ou s’en amusaient.
Puis il y eut un coup de feu.
Kirian avait glissé, ou avait cru voir une ombre. Mais le coup était parti. Félix fulminait. Depuis que la nuit était tombée, il avait insisté pour que tous restent discrets, afin de distraire les observateurs indiscrets. Là, entre la lumière vive, le bruit du tir, et tous les autres bruits faits par la troupe qui cherchait à comprendre ce qu’il venait de se passer, ils n’étaient plus assez discrets.
« Toi, idiot, débile, fils de baiseur de porcs, comment veux-tu vivre ton trépas ?
— Lâche-le, Félix, intervint Galaad. »
Le regard que lui jeta le capitaine était empli tout à la fois de rage et de stupéfaction.
« Vous vous alliez, entre misérables ? Tu n’as toujours pas inscrit dans ton esprit où était ta place, Tristan ?
— Lâche ça. Pourquoi t’as tiré, Kirian ?
— J’sais… je ne sais pas, capi… Galaad. J’ai cru que quelque chose arrivait par le ciel, et j’étais trop fatigué. J’aurais pas dû retirer la sécurité d’mon fusil. Pardon.
— Affaire résolu, on est tous fatigué, ça aurait pu arriver à n’importe qui.
— Si c’est là la norme dans votre équipage d’impotents, autant que je me décarcasse seul.
— Bah vas-y. »
Félix courut presque jusqu’au niveau de Galaad, les yeux injectés de sang. Ils ne se voyaient presque pas, dans cette pénombre. Mais les contours obscurs du corps du capitaine exhalaient la furie.
« Plaît-il ?
— Vas-y, vas manœuvrer le bateau tout seul, on te regarde.
— Ta manière de parler est déplaisante, tu veux récurer le pont à la place de Christophe ?
— Au moins je servirai à quelque chose à bord.
— Je n’ai cure de servir à quelque chose à tes yeux, je t’aurais donné un ordre et tu auras obéi, comme un chien fidèle. Si « servir à quelque chose » te sert d’os à moelle, alors ronge le autant que tu veux, chien. »
Galaad, fatigué, se redressa. Il ne savait pas comment faisait ce type pour ne jamais montrer le moindre signe d’épuisement, mais il devait tenir le coup.
« Tu n’as rien à faire sur mon navire, connard.
— Ce n’est pas ce que pensent tes patrons.
— Ils n’ont rien à faire sur mon navire non plus, c’est pour ça qu’ils n’y étaient pas.
— Vois-tu, je n’ai que faire de tes historiettes sur la légitimité. Je suis là, je suis ton supérieur hiérarchique, et si tu n’obéis pas, c’est de l’insubordination, et je me débarrasse de toi.
— Tu vois bien qu’on n’en peut plus de ta marche à la con, t’avais vraiment besoin qu’on te suive pour ton rituel ?
— Vous êtes mon équipage, vous m’accompagnez, c’est ainsi.
— Si t’avais besoin d’une escorte, t'aurais pu en prendre quelques-uns. En plus, vous auriez été plus discrets.
— Je n’ai pas besoin d’escorte, laquais. »
Le dernier mot avait été craché avec force.
« Bah pourquoi tu nous casses les couilles ? Tu nous épuises inutilement alors qu’on est en mission, tu nous pousses dans des canonnades qui servent à rien, tu sais pas manœuvrer un bateau, tu sais pas gérer les positions de l’équipage, la preuve, c’est toujours moi qui m’en occupes alors que tu chies dans mes bottes toute la sainte journée, et quand on te fait remarquer que tu sers à que dalle, t’en es fier parce que tout le monde t’obéit. Mais la tuile, connard, c’est qu’on t’obéit quand ça ne nous met pas trop dans la merde. La preuve, quand j’ai dit qu’on se cassait tout à l’heure, on s’est cassés, et c’est à moi qu’on a obéi, pas à toi. Et je peux te parier que si là, tout de suite, je dis à tout le monde qu’on se rentre pour préparer la journée de demain, on va se rentrer et tu ne vas rien pouvoir faire. Si tu me butes, t’auras personne pour assurer les positionnements, tu perdras un artilleur et en plus tu devras te démerder avec l’hostilité des autres. Maintenant, abandonne, ou va pisser sur tes arbres à la con, danser autour la bite à l’air, nous, on se tire. On suivra tes instructions, demain. »
D’abord seulement suivi de Kirian et de Lamillia, qui voyait dans la perspective de retourner sur la plage l’occasion de se rafraîchir, il fut vite rejoint par presque tous les autres. Christophe demeura auprès du nouveau capitaine.
« Va-t-en. »
Christophe rejoignit en hâte les autres.
Félix avait un sourire crispé. Cela faisait trop longtemps qu’il n’avait plus commandé. La dernière expérience lui avait laissé un goût amer. Toute cette nouvelle langue, aussi, lui était bien pénible. Il s’occuperait de cette défaillance de loyauté plus tard.
Les sept observateurs du Loreleï n'avaient pas été assez proches pour entendre autre chose que des éclats de voix, mais ils ne virent plus qu’un seul homme s’approcher des quatre arbres. Il ne les vit pas, et commença l’étrange rituel.
La soirée au campement se passait plutôt bien. Le repas avait été préparé avec soin par Pain, et il était délicieux. Les rations des sept missionnés avaient été mises de côté, et l’heure était maintenant à la détente. Baignade, petites histoires, et maintenant, chants.
Lorsque les voix s’élevèrent, l’étrange impression d’Ambroise se détourna de lui.
« Affûtez les couteaux et les sabres,
Et bourrez bien le fût des canons. »
Un œil. Non, c’était bien plus que ça. Il ne voyait l’œil que parce que c’était la première chose qu’il s’était attendu à voir après toute la pression. Ce corps immense, et si fin. Cette grâce, cette beauté. Qu’était-ce ?
« Il est fin le temps des palabres,
Soyez prêts au combat compagnons. »
La forme s’estompait dans la nuit. Il en distinguait seulement les contours. Et encore, il n’en était pas sûr. Si. Il la voyait. Il le voyait. Il n’en avait jamais entendu parler. Enfin, si, mais plus depuis des siècles. Qu’est-ce que ça faisait ici ?
« Il nous faudra cracher notre rage,
Affronter l’ennemi et la mort,
Livrer bataille à l’abordage,
Et nous emparer du trésor ! »
Des lumières apparaissaient tout autour d’eux sur la plage. Ceux qui étaient partis se baigner revenaient en courant et en criant, mais les chanteurs, près du feu de camp, n’y faisaient pas attention. Ambroise fixait toujours le ciel. Il n’y avait pas de mains, mais il jurait que d’étranges membres se posaient maintenant autour de ses hommes. Il commença à chanter à son tour.
« Quand nos coffres seront remplis de richesses,
Nous ferons sauter les bouchons.
Lorsque se sera dissipée notre ivresse,
Ferons cap vers d’autres horizons. »
Un autre regard. Il venait de la même chose… Du Vestige. Il les regardait eux, et lui en même temps. Et la grosse grenouille qui croassait sur le promontoire rocheux.
« Affûtez les couteaux et les sabres,
Chargez couleuvrines et tromblons.
Double ration de rhum en rasade
Au premier qui sera sur le pont ! »
Là, le sol avait tremblé. Le sable s’écoulait vers la mer, mais ne tombait pas dans l’eau. Il dansait. Le Vestige dansait.
« Si l’ennemi plie et rend les armes,
Gentilshommes, nous l’épargnerons.
Mais s’il croise le fer en bravades,
Forts et courageux nous le vaincrons. »
Ils reprirent les deux derniers vers, sous le regard d’une assemblée d’animaux… de créatures fantomatiques qui, déjà, commençait à s’effacer dans une fumée bleuâtre. Ambroise ne bougea pas, il murmura :
« Où est ce qu’il cherche ? »
Ce qui lui semblait toujours être d’imposants globes oculaires ou des sortes de membres grossiers pointèrent alors une direction, et la fumée finit d’avaler ce qui restait des apparitions. L’avantage, pour Ambroise, c’était que le Vestige avait montré la direction avec au moins cinq appendices différents. Il ne pouvait pas se tromper. Il la nota à la hâte sur sa carte, ajoutant le plus de précision possible, croisant les différentes indications et s'enorgueillit de la précision de sa mémoire. Un cadeau de son père, encore une fois.
Les autres chantèrent à nouveau, comme s’il ne s’était rien passé. Pour eux, il ne s’était sûrement rien passé, et ceux qui en doutaient passaient à autre chose. Ambroise s’en retourna de son côté, maintenant libéré du regard oppressant.