Centre International pour l'Étude de la Thaumatologie Unifiée, campus de Trois Portlands
23 mai 2014
Malgré le discours du Dr Hans Vogel sur la sécurité et le danger de l'évocation appliquée, il était impossible d'échapper à une certaine fatalité : c'était une école de magie pratique. De ce fait, le point culminant du cours était un duel simulé — un étudiant contre un golem spécialement conçu, au sein du principal cercle de confinement du hall d'évocation. Le gagnant était le premier arrivé à trois points, décernés par un panel de spécialistes de l'évocation observant depuis le public. C'était une chance de montrer toutes les choses apprises pendant les cours et de prouver que vous ne vous feriez pas immédiatement tuer sur le terrain.
Pour Beatrice Ross, cela ne se passait pas très bien.
L'évocatrice débutante haletait en continuant d'esquiver les attaques du golem. Il était grand, en laiton et d'une forme vaguement humanoïde. Plusieurs baguettes étaient placées dans ses deux mains afin de simuler un ensemble de sorts simples qu'un thaumaturge pourrait rencontrer sur le terrain. Pendant les sept dernières minutes, elle et ce grand automate avaient échangé des coups jusqu'à monter le score à 2-2. Elle avait juste à toucher une dernière fois. Malheureusement, cette fichue chose était désormais sur la défensive, et elle arrivait au bout de son énergie.
Un projectile de force siffla à côté de Beatrice, la poussant à faire une roulade qui la fit traverser l'estrade et se cogner contre le champ de confinement. Elle se releva précipitamment et croisa le regard de son adversaire. Des filets de sueur dégoulinaient devant ses lunettes.
Merde, merde, merde, qu'est-ce que je fais. J'arrive pas à franchir son champ de déflexion. À moins que-
Les baguettes dans le bras droit du golem remuèrent. Il se mit à marcher d'un pas lourd pour récupérer son dernier point.
STOMP
Beatrice fit de son mieux pour se vider l'esprit…
STOMP
Elle choisit un sort dans son cerveau et réalisa les calculs…
STOMP
Elle serra ses poings…
STOMP
Et courut en direction du golem, glissant sous une explosion de vent. Alors que la colonne d'air enrageait au-dessus d'elle, elle appuya ses mains contre le torse du golem et laissa son sort se déchaîner. Le golem s'envola en arrière et frappa le mur invisible du cercle de confinement.
Il laissa échapper un affreux vrombissement mécanique alors que Beatrice maintenait sa concentration, le pressant contre le mur de force inébranlable. Le laiton se mit à rougir de chaleur.
"Mme Ross, relâchez," dit le Dr Vogel depuis la table des juges. "Vous avez gagné."
Sa voix était distante, et ses mots passèrent sur Beatrice sans qu'elle ne les comprenne.
"Mme Ross !" cria-t-il. "Relâchez !"
Le golem laissa échapper un long hurlement. Ses composants fondirent et tombèrent au sol. Elle devait le finir avant que le contrecoup thaumatologique n'arrive. Étant donné la puissance de son sort, cela serait comme être percuté par un camion. Sur les lèvres de Ross se dessina un sourire confiant.
"MME ROSS !"
Le golem explosa en plusieurs morceaux de laiton brûlants qui percèrent le champ de confinement avec un coup de tonnerre et déferlèrent sur le public infortuné à proximité. Puis les baguettes du golem explosèrent, relâchant quantité d'énergies magiques.
Ross regarda cela avec horreur. Sa mâchoire se décrocha. Elle remarqua à peine le froid soudain du contrecoup thaumatologique qui la frappait.
"Alyssa !"
"Que quelqu'un aille chercher un médecin !"
"Oh mon Dieu ! Elle est morte ?"
Trois Portlands
24 septembre 2023
C'était dur de courir rapidement après quelqu'un dans une forêt. C'était encore plus dur lorsqu'il faisait nuit, que le parc était dans l'obscurité totale et qu'un orage tourbillonnait au-dessus de vous. Le summum de la difficulté était atteint lorsque la personne que vous poursuiviez était entièrement habillée de robes noires et un sorcier. L'Agente Beatrice Ross de la Fondation SCP et l'Agent·e Robin Thorne de l'U2I s'y frottèrent tout de même. Parfois, ils arrivaient en vue de leur proie et tiraient un éclair, une explosion de feu, un projectile de force désincarnée ou même une simple balle pour tenter de l'arrêter. Mais leur adversaire ne l'entendait pas de cette oreille. Le duo avait déjà failli à plusieurs reprises être embroché par de la glace ou carbonisé par du feu.
"Il doit bien aller quelque part," dit Ross au milieu d'une respiration haletante et en tentant désespérément de chasser la pluie sur ses lunettes. "Il peut pas courir dans cette forêt pour toujours !"
"T'as déjà traversé Kempton Park ?" répondit Thorne, la voix également épuisée. "C'est tout à fait possible s'il sait ce qu'il fa- bordel !"
Thorne plaqua sa partenaire en arrière, les faisant tomber tous les deux dans la boue avec un grand bruit sourd. Un éclair de lumière traversa l'endroit où se trouvaient auparavant leurs torses. Sans perdre de temps, Thorne aida sa collègue à se relever, et la course-poursuite reprit.
Cela continua pendant presque dix minutes de plus, jusqu'à ce que les deux agents sortent en courant de l'orée des arbres trempés, arrivent dans une clairière et s'arrêtent avec une glissade. Le ciel au-dessus d'eux était dégagé, et l'endroit était donc resté sec. Un cercle magique était dessiné sur le sol avec de la poudre d'argent, une étoile à six branches en son centre. En quatre de ses extrémités, une grande torche brûlait, tandis qu'aux deux dernières extrémités se trouvait une torche intacte. Une silhouette encapuchonnée de noir se tenait au centre du cercle, les bras levés dans un geste final de défiance.
Thorne et Ross levèrent leur pistolet et tirèrent.
La cape tomba au sol, complètement vide.
"Je vous ai eu !"
Une soudain souffle de force derrière les agents les firent percuter la terre la tête la première. Des mains squelettiques en émergèrent, attrapèrent leurs poignets et les plaquèrent fermement contre le sol.
"T'as aucune idée de ce que tu fais !" cria Ross, cherchant frénétiquement leur assaillant du regard. La silhouette encapuchonnée avança devant eux et se dirigea vers le centre du cercle. Ross continua à hurler. "T'as aucune idée d'à qui t'as affaire, mon pote !"
"Je sais exactement à qui j'ai affaire, Mme Ross." Sa voix était masculine et calme.
De ses robes, il sortit une série de quatre grands bocaux en verre, à l'intérieur desquels se trouvait une brume argentée chatoyante. Un par un, il plaça les bocaux à la base des quatre torches allumées.
"Angela Volkov. Hans Vogel. Irida Kemp. Daxton Parker."
Puis il rejeta en arrière son capuchon. Un visage bronzé familier se tenait en dessous, recouvert d'une barbe de trois jours inégale. Avec des yeux fatigués, il leur sourit.
"Edmund Bray," dit-il.
"Edmund Bray ?" demanda Thorne en reconnaissant son ancien élève. "Mais tu es-"
"Mort ?" l'interrompit une voix horriblement familière. Une autre silhouette encapuchonnée entra dans le cercle. "Il est étonnamment facile de déguiser un corps lorsque son âme lui a été retirée. En fait, peu de personnes prennent le temps de faire des vérifications dans ce cas. Un simple sort d'illusion et vous pouvez même déguiser leur ADN. Et personne n'a remarqué que Mirza avait disparu."
La voix fit frissonner Ross.
"Non," se murmura-t-elle alors que la deuxième silhouette retirait sa capuche.
La femme était mortellement pâle et arborait de longs cheveux décolorés. Ses yeux étaient enfoncés et luisaient d'une faible lumière nécrotique. Elle embrassa Edmund sur la joue et sourit à Ross et Thorne.
Son nom était Alyssa. En 2014, Ross l'avait tuée par accident durant son examen final d'évocation.
"Comment ?" continua Ross. "Je ne comprends pas."
"Tu as sans doute entendu parler des revenants, ma chère," dit Alyssa.
"C'est donc ça ?" demanda Thorne. "Tu es revenue d'entre les morts et tu as tué toutes ces personnes, tout ça à cause d'une pulsion innée ? Pour te venger ?"
"Puis elle aurait cessé d'exister," répondit Edmund. "Nous avons essayé d'attendre. Lorsqu'elle est arrivée chez moi il y a tant d'années, j'étais tellement heureux. On a pensé qu'on avait eu de la chance. Mais les revenants se décomposent. Les forces qui les ont ramenés pour chercher leur vengeance ne durent pas éternellement. Non ! Notre plan est plus élaboré. Cela a nécessité quelques recherches, mais j'ai créé un moyen de m'assurer que lorsqu'elle tuera Ross, non seulement son objectif aura été atteint, mais elle pourra aussi rester ici-bas. Cinq âmes fortement connectées à Alyssa par les souvenirs, et la connasse qui l'a tuée. Un bouclier nécromantique permanent contre la décomposition des revenants. Pour toujours."
Il pressa la main d'Alyssa et commença à pleurer. Elle lui rendit un doux sourire et il ferma les yeux, restant silencieux pendant quelques tendres instants. Ce fut alors que Ross sentit quelque chose de pointu atterrir sur son coude gauche. En tournant la tête, elle vit Crowe, le familier de Thorne. L'agent regarda Thorne, qui lui fit un clin d’œil.
"Il y a un mécanisme de détachement rapide à l'articulation du coude," murmura Ross. L'oiseau semi-spectral inclina la tête et se mit à donner des coups de bec.
"Tu n'as aucune idée de si ça va marcher," les interpella Thorne. "Il y a mille manières que ça tourne mal. Tu pourrais très bien la détruire dans le processus."
"Le jeu en vaut la chandelle," répondit Alyssa. "Il faut finir ce que nous avons commencé."
Crowe appuya sur le bouton qui détacha sa prothèse du reste de son corps. Ross sourit, même si elle ne sentait plus son bras gauche en dessous de son coude. Elle fit un hochement de tête à destination de Thorne et Crowe.
"Nous étions fiancés !" continua Edmund. "Tu nous as tant pris, Ross, et on ne te connaissait même pas à l'université. Et tu t'en es tirée sans rien. Comme un enfant qui aurait brûlé une fourmi avec une loupe. Tu ne sais pas tout le mal que tu as fait !"
"Edmund, je suis tellement désolée," dit-elle à voix basse. "J'ai quitté Trois Portlands parce que-"
"Quoi ! Maintenant tu vas m'expliquer comment ça t'a hanté ?" répliqua Alyssa. "Comment ça t'as gardé éveillée la nuit ?! Tu es devenue une putain de skipper après. Qu'est-ce que tu penses pouvoir dire ou faire après ça, bordel ?"
Ross devint silencieuse.
"Bon, on dirait que tu vas enfin payer ta dette," affirma Edmund. Il commença à approcher, ses mains luisant d'un violet étincelant. "Œil pour œil, Ross."
Ross attendit que son ancien camarade se rapproche. Elle vida son esprit. Elle fit les calculs dans sa tête. Elle serra le poing. Puis elle jeta ses pieds en avant, pivotant sur son poignet encore plaqué au sol. Avec toute la finesse qu'elle put rassembler, elle tenta de lancer un sort avec son pied gauche. Une vague de force maladroite se jeta en avant et fit tomber Edmund et Alyssa au sol.
"Maintenant !" cria Ross. Ses mains luisirent d'un rouge brûlant et incinérèrent les os qui l'agrippaient. Elle frappa le sol, et la chaleur s'évanouit dans la terre. Les liens qui retenaient Thorne furent réduits en poussière. Ross courut ensuite devant elle, parcourant rapidement la distance qui la séparait de ses ennemis.
"Détourne les yeux !" cria Thorne. Iel lança prestement un sort : une petite boule de lumière s'envola dans les airs et explosa avec un flash aveuglant. Alyssa et Edmund furent pris par surprise en tentant tant bien que mal de se relever.
Récupérant son pistolet, Thorne visa ensuite les bocaux à la base de chaque torche et les brisa une par une en morceaux avec un tir bien placé. La brume argentée contenue à l'intérieur se dissipa, s'évanouissant dans le tissu de l'univers.
Edmund vacilla alors qu'il recouvrait lentement la vue. Il ne put que distinguer sa fiancée avant que Ross n'entre dans son champ de vision.
"Merde ! Ross, non !"
Il sentit une puissante main l'attraper par son t-shirt et le jeter en avant, le faisant de nouveau rencontrer le sol. Il entendit un cliquetis métallique derrière sa tête.
"Je te suggère vivement de rester immobile et de réfléchir à ce que tu as fait," dit Thorne.
De sa position au sol, il tourna sa tête pour regarder Alyssa. Elle se tenait avec défiance au centre du cercle. Une rage bouillonnante emplissait ses yeux, qui dévisageaient le canon du pistolet de Ross.
"Je t'aime, Edmund," cria-t-elle. "Je suis désolée qu'on n'ait pas réussi."
"Je t'aime aussi, Alyssa," répondit-il. "Merci pour tout ce temps en plus."
La revenante hocha la tête ; elle arborait un sourire triste sur ses lèvres en quittant des yeux son amant, mais la rage emplit de nouveau ses yeux lorsque ceux-ci revinrent sur Ross.
"Vas-y," dit-elle à Ross. "Tu l'as déjà fait une fois. Qu'est-ce que tu attends pour le deuxième round ?"
Le doigt de Ross commença à se resserrer sur la gâchette. Puis elle se calma et secoua la tête.
"C'est ta juridiction, Thorne," dit-elle. "Qu'est-ce qu'on fait ?"
Thorne regarda Alyssa, puis Edmund, puis, finalement, les quatre bocaux réduits en morceaux dans la clairière. Iel secoua la tête.
"Les fantômes ne vont pas en prison, Ross."
Portland, Oregon
28 septembre 2023
Les Agents Beatrice Ross et Damian Creed se trouvaient à nouveau assis sur un banc dans le Park Blocks de Portland. Creed serrait étroitement la main de Ross, et le duo se délectait d'un café en regardant les civils vaquer à leurs occupations, totalement ignorants de ce qui avait rôdé là, dans la dimension de poche juste à côté.
"J'aurais vraiment aimé que tu m'en parles," dit Creed. "J'aurais pu aider."
Ross secoua la tête.
"C'était quelque chose que Thorne et moi devions faire seuls," répondit-elle en lui serrant la main en retour. "Si ça peut te consoler, Spencer ne savait pas non plus."
"Oui, ça me console un peu," gloussa Creed. "Et j'aurais sans doute fait la même chose à ta place."
Il lui fit un doux baiser sur la joue. Les lèvres de Ross se courbèrent en un sourire rassuré.
"Tu penses que j'ai fait le mauvais choix ? Pour Alyssa et Edmund ?"
"Je ne suis pas sûr qu'il y ait un bon choix," soupira Creed. "Et ce n'est pas comme si la Fondation les aurait gardés confinés."
Ross devint silencieuse, et ses yeux dérivèrent sur le pavé.
"Ça te hante ?" demanda Creed. "Sa mort, j'entends. C'est pour ça que tu es venue ici, hein ? Que tu as rejoint la Fondation ?"
"Ouais, au début," répondit Ross. "Mais après avoir rejoint Tau-51, j'ai juste… écarté ça de mon esprit. J'ai oublié ? Bon sang, Damian, qu'est-ce qui va pas chez moi, bordel ?"
Creed ouvrit sa bouche pour parler, mais s'arrêta lorsque Ross se mit à regarder autour d'elle. Une aura familière se rapprochait. Les mains de Ross et Creed se séparèrent.
"On doit vraiment arrêter de se voir comme ça," dit Thorne en s'asseyant à côté de Ross, de l'autre côté du banc. "Agent Creed."
"Agent Thorne," répondit Creed. "Toujours un plaisir."
"Comment ça s'est passé de ton côté ?" demanda Ross. "Je constate que Spencer ne t'a pas arraché la tête."
"Ce n'est pas faute d'avoir essayé," gloussa Thorne. "On s'est occupés des derniers détails de l'enquête. Cette affaire est officiellement considérée comme conclue."
L'agent·e de l'U2I tendit à son ancienne élève un petit paquet.
"J'ai pris la liberté de parler avec les familles des victimes, dont celle d'Angela. J'ai enregistré ces entretiens. Je me suis dit que ça pourrait t'aider à faire ton deuil, malgré ta vie dans les ténèbres."
"Merci." Ross sourit. "Tu n'avais pas à faire ça."
"Mais je le voulais," dit Thorne en haussant les épaules. "Et merci, Bea. Je n'aurais pas réussi sans toi."
"Tu mens très mal," ricana Ross.
"En effet," répondit Thorne.
Sans autre mot, l'agent·e de l'U2I se leva, s'épousseta et se mit à partir.
"Souviens-toi de tout ce qu'on a appris ensemble, Bea," cria Thorne au-dessus de son épaule. Puis iel disparut dans les rues bondées de Portland.