Cela fait un moment que je voulais te parler de quelque chose, et je ne savais pas comment l'aborder. C'est un secret que je garde depuis un moment, et je ne crois pas que mes supérieurs comprendraient. Tu es la seule personne à qui je peux en parler.
Ça fait quatre ans que je travaille pour le compte de la Fondation. Quand je suis arrivé, ils m'ont capturé et je leur ai dit que j'étais désiliste, que je voulais œuvrer à la paix entre les mondéens et les isléens. C'était un mensonge. J'étais un espion d'Univers'Île, un sujet de Marien || envoyé en éclaireur pour aider à la reconquête de ce monde. C'était plus simple, pour infiltrer la Fondation, de me faire passer pour désiliste. Je parle au passé, tu l'auras remarqué. J'ai découvert ici à quel point les mondéens comprenaient l'anormal, à quel point nous ne résisterions pas à une riposte. J'ai fait des rapports, révélé des informations à mes supérieurs à Guérin. Mais de plus en plus, je découvrais les choses qui existaient ici-bas, que la Fondation avait réussi à vaincre. Petit à petit, j'ai compris que nous ne pourrions rien faire.
Je me suis résolu, en fin de compte, à travailler pleinement pour la Fondation. J'ai compris mes erreurs, et si je peux servir à ramener la paix entre nos deux mondes, j'y serais dévoué corps et âme. Je dois toujours faire des rapports réguliers à mes supérieurs, mais je ne souhaite plus leur dire la vérité. Tu me connais bien tu sais que je ne mens pas, et j’ai besoin qu’on me soutienne pour que la Fondation me croie.
Ceci étant dit, tu ne me connais pas suffisamment. J'ai encore des choses à te dire, mais ça ne concerne pas ceux à qui tu devras remettre cette lettre. Alors voilà, est-ce que tu pourrais découper à partir de ce paragraphe et garder le reste pour toi ?
En vérité, ce n'est pas la peur qui m'a fait reconsidérer mon allégeance envers le Royaume et Marien || : c'est toi. Tu m'as montré à quel point les mondéens étaient des gens intéressants, passionnants et passionnés, dignes de respect. Tu sais, on nous a répété encore et encore que vous étiez des moins que rien, des sous-hommes trouillards incapables d'utiliser l'anormal pour leur bénéfice. J'ai compris que ce n'était pas le cas, que les mondéens étaient tous différents et que certains comme toi souhaitaient simplement protéger leurs semblables. Le Royaume d'Univers'Île est grand, mais si ridiculement petit par rapport au monde ici-bas. Quand nos ancêtres ce sont séparés de la Terre, ils n'avaient jamais vraiment pu quitter la France ou l'Europe, ils n’imaginaient pas le monde si vaste. Ici, l'anormal est tellement divers et protéiforme.
Au départ, je ne comprenais pas ton travail : l’archivage est dans Univers'Île assez peu répandu, réservé aux étudiants et aux puissants. Quelque chose de peu accessible, nous ne connaissons que les bibliothèques et cela suffit. Les journaux sont nos seules sources d'histoire sûre et accessible par tous, bien que leurs propos soient bien souvent orientés. Alors cataloguer, trier, conserver et faciliter l'accès des documents du passé, peu importe leur importance ou leur provenance, ça me paraissait une perte de temps. Mais ce travail, tu l'as effectué avec tellement de cœur que j'ai fini par comprendre.
Tu m'as montré ce que c'était que d'être gardienne de la mémoire, en te passionnant pour tous ces bouts de papiers ridicules mais tellement impressionnants les uns à côté des autres, dans ces grandes bibliothèques-musées, ces coffres-forts que l'on appelle "archives". Comme je te l'ai dit, je n'en n'avais jamais vu avant, elles ne nous étaient pas accessibles. Celles de la Fondation transpirent tellement le secret et la protection que te voir t'y faufiler, courir et sauter dans tous les sens avec ton air si sérieux et tes mains d'experte, ça me faisait quelque chose. C'est tellement impressionnant de te voir régner sur ces morceaux d'histoires, de mémoires, d'en prendre soin avec un tel acharnement.
Ceux qui ont la connaissance sont ceux qui ont le pouvoir, m'a-t-on répété. Avant toi, je ne pensais pas que le pouvoir pouvait être utilisé avec autant d'humilité et d'impartialité. Tu prends ce pouvoir dans ton travail et respecte ceux qui souhaitent y accéder. J'ai bien vu ton air désolé quand tu ne pouvais pas accéder à une requête parce que les niveaux d'accréditations étaient insuffisants. J'ai fini par me désoler aussi, mais seulement parce que te voir aussi triste pour ce petit rien si considérable me touchait. Mais tu ne m'as pas désarmé seulement par ton intelligence. Tu as beau me répéter que je ne suis pas si stupide, je m'en fiche tu sais, et tu sais bien plus de choses que moi. Si c'est par ton contact que je me suis tellement senti revivre, éclairé et mis dans le doute quant à mes convictions, c'est pour moi la preuve ultime que tu as tort de me rassurer sur ma bêtise. Tu fais tellement mieux simplement en restant à mes côtés.
Comment fais-tu pour être aussi gentille ? Aussi pétillante ? Tu me rétorqueras probablement que tu te mets souvent en colère, et c'est vrai, mais nous savons tous les deux que tes caprices ne sont pas éternels et que tu te remets bien vite. C'est un peu attendrissant à vrai dire, tes petites sautes d'humeur. Un peu mignon. Au fond, vivre comme tu le fais avec une telle énergie dans ce cadre de travail si spécial, c'est vraiment admirable. Je sais que vous êtes beaucoup à arborer cet état d'esprit pour relâcher la pression tous ensemble… Mais je ne sais pas, quand c'est toi, ça n'est pas pareil. Est-ce que ça fait sens ? Je ne sais pas.
Je crois, Esther, que je t'aime.
Tu as détrôné Marien || de mon cœur pour t'y installer toute entière. Je ne savais pas quoi en penser au début, quitter une tyrannie pour une autre est si douloureux. Mais tu n'es pas tyrannique, c'est mon amour seul qui l'est. Je ne supporte plus de devoir te le cacher, et je me suis finalement résigné à cette dictature si douce. Je ne peux rien faire de plus que t'en parler, et tout simplement te dire merci.
Merci d'exister, d'avoir été là par hasard, d'être restée à mes côtés. Merci pour tous ces moments. Je dois te rendre la pareille, me montrer entièrement sincère. Je ne serais jamais fâché ou déçu de la manière dont tu prendras cette lettre, j'espère juste qu'elle n'entachera pas notre relation. Je ne sais pas, en vérité, à quoi m'attendre.
Je ne veux pas continuer à te le cacher, et en même temps j'espère que nos moments passés ensemble changeront le moins possible, que tu continueras à me parler de ce satané ouvrage daevite qui s'est perdu et qui réapparait tous les mois pour te narguer avant de disparaître à nouveau, que tu me traîneras d'un site à l'autre comme au nouvel an dernier pour le traquer. Je crois que c'est à ce moment-là que tous mes doutes se sont dissipés, alors que nous soufflions d'épuisement dans les rayons immenses et sombres des archives du Site-38. J'avais oublié nos différences comme on me l’avait injustement inculqué, nous étions juste deux êtres humains essoufflés et riants malgré ta frustration. C'est à ce moment-là, complètement, que j'ai vu quelqu'un d'égal à moi-même, et tellement rayonnante.
Je m'en veux de t’avoir pendant autant de temps considéré comme "inférieure" sur des principes aussi absurdes, et de te l'avoir caché. Je ne m'excuserais jamais assez. Je me sens parfois si petit face à toi, parce que tu es si gentille, juste ça. Je l'ai déjà dit, je me répète pour que tu le saches absolument, que tu n'en doutes jamais. Je suis persuadé que ce n'est pas en te racontant tout ça que tu vas me haïr, je le sais.
Je ne sais pas quels seront tes sentiments à mon égard, mais je souhaite te rendre tout ce que tu m'as donné. Je rêve de te montrer la mer de Nuage du duché de Pentocle, même si tu détestes les hauteurs il faut que tu voies ça. Je voudrais t'emmener à la foire d'Elrich tant qu'elle existe encore, dans l'église expectativiste de Callagne qui change tous les jours d'architecture (si je le pouvais, je t'y emmènerais un 14 février, je peux t'assurer que tu ne serais pas déçue). Je connais une auberge du côté des Monts de Saint Joachim, mais je ne crois pas que les balades en montagnes soient ton truc. Il y a un tas d'autres choses.
Donc voilà, c'est à peu près tout. Tu dis que tu ne sais pas et que tu ne veux pas définir ce qu'est une archiviste, et bien laisse-moi te donner encore une définition : une archiviste est une diplomate de l'humanité, quelqu'un qui considère tous les êtres humains comme égaux et traite leur mémoire comme telle. Quelqu'un qui rappelle aux vivants que tout ce qui demeure, c'est la somme anonyme des connaissances, retranscrites et conservées avec impartialité pour que tous puissent en bénéficier. Dans ton utopie, les connaissances et les mémoires n'ont pas de discrimination, pas de statut social, pas de capital, et tu as imprimé, copié et numérisé tant de documents qu'il semble absurde que votre croisade pour cette utopie semble encore si loin de sa fin.
Tu es diplomate parce que tu as vaincu la forteresse de stéréotypes et d'obéissance la plus stupide et la plus bornée d'Univers'Île, et que maintenant je ferais tout pour amener la paix entre nos deux mondes, pour un jour t'emmener en balade dans cette terre qui est la mienne, sans que tu n’aies à craindre pour ta vie.
En fin de compte, tu es si belle, et si fabuleuse, je n'en pouvais plus de ne pas te l’exprimer sincèrement.