20 000 Lieues Sous Les Rêves

« Salut papa ! je suis rentrée ! »

La jeune fille passe la porte de la boutique. Sa voix résonne cristalline au milieu des tic tac des horloges. Dans sa robe bleu ciel, Lisa est ravissante.

« Bonjour Lisa ! Alors, ta journée d'école ? »

Penché sur son bureau, André Roy a les mains pleines d'huile. Il a une horloge à pendule démontée sous les yeux, mais en dépit de la moitié des engrenages retirés, elle tourne toujours.

« Très bien, très bien, on est allés à la mer. »

Le mot résonne dans l'espace.

La vision d'André vacille. Un éclair tonne au rythme du tic tac des horloges. Il regarde à nouveau sa fille, sa tête est un peu penchée. Elle a l'air d'avoir des traces rouges sous sa robe.

« Oh ? C'était pour ton cours de géologie ? Vous êtes allés voir les fossiles sur les falaises ? »

Lisa se met à rire au diapason des trotteuses. Il fait assez sombre dans l'atelier et une odeur iodée se fait sentir.

« Non, non. On est allé dans la mer. »

André se coupe avec un morceau de verre à l'instant où il entend ça. Ses chaussures sont humides, de l'eau commence à goutter du plafond.

« Voir les oiseaux. »

Lisa laisse échapper un gloussement.

« Quel genre d'oiseau, exactement, Lisa ? »

Il y a un peu d'inquiétude dans la voix d'André. L'eau coule désormais le long des murs.

« Tu veux voir ? J'en ai ramené un. »

Lisa jette sa main vers son père. Un goéland, le corps déchiré en deux, fait balloter ses deux parties de mâchoire autour d'un corps de minuscule requin, des tendons de chair entourant la carcasse comme pour l'empêcher de s'enfuir.

André se jette en arrière, alors qu'il remarque les dents de sa fille.

Rien que des canines.

Elle se jette sur lui, vomissant des dizaines de minuscules requins. L'eau est devenue rouge dans l'atelier.

Le tic tac des horloges est plus fort que les cris d'André.

Il s'effondre sous les centaines de requins miniatures.

Sa vision se trouble. Au milieu du chaos, il aperçoit, au fond de l'abysse de son atelier, un œil immense émerger des engrenages. Un œil chaleureux, observateur, un œil accueillant. Avant de perdre pied, un étrange son, semblable à une phrase, résonne.


Dans sa petite boutique de Marseille, André Roy était épuisé. L’œil hagard, des cernes gigantesques et une mémoire qui s'amenuisait à vue d’œil, il était évident pour quiconque que cet humble horloger de la cité phocéenne était à bout. Aussi, lorsque son ami, le riche magnat et génie de la chimie Alexandre Flétan lui rendit visite, ce dernier ne put s'empêcher de le remarquer.

« André ! Tu n'as pas l'air d'aller fort, ça va ?

— Ça peut aller, c'est… Je manque de sommeil, voilà tout, soupira l'intéressé.

— À cause de ta fille ? »

Le silence était univoque. Il y a huit mois, Lisa Roy, la fille d'André, avait été victime d'un tragique accident. Au cours d'une sortie scolaire dans les calanques, un des ados avait remarqué un goéland en piteux état, dont seule une aile dépassait d'un amas rocheux.

Seule l'une des deux professeures avait survécu.

Comble de la cruauté, les gros bras du SPC avaient débarqué en trombe et retiré les cadavres aux autorités et aux familles, pour "destruction préventive des requins parasites". Mais, Roy se le demandait, où étaient-ils quand il fallait protéger préventivement la côte ? Personne n'avait pu revoir ses enfants, tous les enterrements s'étaient faits cercueil vide. Vide, comme le cœur de l'horloger, déjà veuf depuis trois ans. La barbe mal entretenue et le teint malade, Roy avait véritablement perdu plus que la plupart dans l'immensité de la mer.

« Écoute mon vieux, je me doute que ça n'a rien de facile, mais tu as besoin d'un coup de main, là, essaya Flétan.

— Non, non. J'ai juste besoin de… chercha Roy. De repos. Je dors mal et même en prenant des vacances, ça ne s'arrange décidément pas.

— Vraiment ? De quel genre ? Tu as du mal à t'endormir, tu te réveilles tôt ou tu te réveilles en pleine nuit ? s'enquit son ami, inquiet.

— Troisième option. Cauchemar, maugréa l'horloger en remettant les vis d'un réveille-matin. Toujours le m- »

Le bruit des bottes interrompit André. Un détachement de sept hommes, tous en manteau de marin jusqu'au genou, bottes militaires et casquette de capitaine sur le front fit irruption dans la boutique, arborant le célèbre logo à trois poings à leur cœur et, pour celui qui semblait le plus haut gradé, sur sa casquette. Patch sur l’œil, le brun au fort accent attrapa le bras du chimiste.

« Monsieur Alexandre Flétan, veuillez nous suivre je vous prie, dit-il d'un ton qui ne laissait aucune place à la discussion.

— Tiens, André, va voir à cette adresse, c'est un ami, il saura sûrement t'aider ! » fit-il en tendant une carte de visite alors que le bras de l'agent Néréide Vandoise s'abattait sur son poignet gauche.

Les lumières de la ville se reflétaient dans les phalanges d'acier du gantelet. Contrarié que Flétan résiste, même quelques instants, Vandoise activa son champ à amplification cinétique, illuminant toute la pièce d'un halo vert, tirant sur le rouge au point de contact. Développant la force d'une presse hydraulique, Vandoise bloqua immédiatement le riche industriel sur place, qui avait à peine eut le temps de confier la carte à son ami. Sans plus de protestation, les agents du Shark Punching Center embarquèrent Flétan, laissant Roy dans le flou et l'incompréhension. Ce dernier, en grave manque de sommeil, n'avait pas tout compris et poussa un gémissement de refus quelques secondes trop tard, avant de se tourner vers l'adresse. Un certain "Jacques Lamproie", psychanalyste. Pourquoi pas, après tout ?


Le canapé était confortable. D'un bleu nuit, un léger motif elliptique, indéchiffrable dans la pénombre, semblait se dessiner sur son velours de bonne facture. Il faisait bon dans ce cabinet volontairement peu éclairé, tenu par un homme à la chevelure d'albâtre, rasé de près dans son costume trois pièces, la veste sur le fauteuil. Il fixait son patient d'un regard profond, entre curiosité et affection, dont le vert profond était presque hypnotisant. Presque aussitôt, et, à vrai dire, sans même que l'étrange psychanalyste n'ait encore ouvert la bouche, Roy se sentit pris d'une légère fièvre, entre malaise et sentiment d'être à sa place, alors que les gouttes de sueur commençaient à perler sur son dos fatigué de la vie, mais surtout de la mort.

Ils ne s'étaient échangé mot depuis qu'il était entré dans l'opulent appartement de la Corniche, mais André ignorait si le docteur avait été prévenu ou s'il pressentait la raison de sa venue. Une assistante, plus loquace, l'avait conduit jusqu'au cabinet personnel, dans lequel la lumière était presque aussi rare que les paroles du praticien. Pour autant, André Roy ne se sentait pas en danger ici, comme si la lampe à huile derrière le fauteuil de Lamproie était pour lui presque plus réconfortante que les écrasants rayons du Soleil. Comme d'instinct, il s'était allongé sur le divan, à la manière des récits qu'il avait pu lire sur cette pratique, attendant une réaction de sa part. Au bout de quelques minutes, le docteur en contrejour finit par ouvrir la bouche.

« Qui vous a recommandé ?

— Pardon ? répondit Roy, qui ne comprenait pas tout à fait la question. Ah, euh, Monsieur Flétan. Alexandre Flétan.

— C'est monsieur Flétan qui vous a donné mon adresse ? continua sur un ton feutré le psychanalyste. Très intéressant. Vous vous connaissez bien ? Qu'est-ce qu'il représente exactement pour vous ?

— Oh, vous savez, monsieur Flétan est riche et célèbre, désormais ! Il a plusieurs usines à la lisière de la ville, fait de régulier trajets en porte-vent d'ici à l'Empire Uni d'Amérique, a même couru les Unes des journaux, moi je ne suis qu'un humble horloger ! Ne vous attendez donc pas à une histoire passionnante. Non, en fait, nous nous connaissons depuis l'enfance, Alexandre était mon voisin lorsque nous étions petits.

— Et vous êtes restés en contact tout ce temps ?

— Oh, vous savez, je ne suis pas quelqu'un du genre à arrêter de voir un ami parce que cela fait longtemps. Nous sommes allés ensemble à l'école, puis à l'université, de son côté en chimie et du mien en mécanique, mais Alexandre est quelqu'un de formidable ! Même lorsqu'il a fait fortune, il continuait de me voir, nous allions au restaurant ensemble, ou même parfois en vacances, avec Lis… s'étrangla de chagrin l'horloger.

— Continuez, je vous prie.

— Ma fille, Lisa. Décédée dans l'accident des calanques, il y a trente-cinq semaines. Pardon, huit mois, habitude d'horloger.

— C'est depuis ce moment que vous dormez mal ? questionna Lamproie d'un calme déconcertant.

— Oui- Comment vous savez que je dors mal ? se retourna brusquement Roy. Ah, je suppose que ça se lit sur mon visage ?

— En effet. »

Le ton du psychanalyste était véritablement perturbant. André Roy en était persuadé, cette discussion avait déjà eu lieu quelque part, à un certain moment, et manifestement ce Jacques Lamproie avait un, voire plusieurs coups d'avance. André remarqua le tic tac de la montre du praticien, à la fois doux et entêtant.

« Décrivez-moi vos rêves, Monsieur Roy. »

L'horloger sentit un frisson lui parcourir l'échine. Ce cauchemar qui le hantait toutes les nuits, encore et encore. Il n'en avait jamais parlé à personne. Rien que le fait d'imaginer mettre des mots sur cette expérience le terrifiait au-delà de ce qu'il aurait voulu. Tremblant, il se redressa sur le divan, s'épongeant le front comme pour gagner du temps.

« C'est…

— Vous voulez peut-être du thé ? proposa le psychanalyste, sentant la détresse de son patient.

— Oh, et bien, pourquoi pas, répondit Roy, un peu confus. Vous avez du Eel Gray ?

— Tenez. »

Lamproie attrapa une tasse en porcelaine, qu'il remplit d'un liquide ambré issue d'une théière dans le même syle. Il se leva et déposa la tasse entre les mains de Roy, qui sentit les arômes remonter dans la vapeur du thé.

Il n'avait jamais bu une chose pareille. Impossible de mettre le doigt sur les arômes, qui semblaient issues de plantes aux accents de folie, à la teinte de la colère, laissant un goût de vert et de murmures sur la langue. Pourtant d'un naturel cartésien, Roy ne parvenait pas à utiliser des mots adaptés pour décrire ce qu'il sentait, mais il était à la fois fasciné et effrayé par cette saveur que, même dans ses plus grandiloquents accès d'hubris, l'horloger n'aurait pu entrevoir comme une éventualité aux émotions humaines. Enfin, presque. Il y avait malgré tout comme un arrière-goût de métal après réflexion.

« Il est… très bon, merci, hésita André, encore un peu sonné. Vous l'avez acheté où ?

— Décrivez-moi vos rêves, Monsieur Roy, insista Jacques Lamproie.

— Oui. Et bien, je vois ma fille, elle me raconte sa journée d'école. Sa dernière journée… s'étrangla le père meurtri. Elle n'est pas comme d'habitude, et alors que mon atelier se remplit d'eau, elle…

— C'est toujours le même rêve ? continua Lamproie, insensible aux sanglots de son patient.

— Tous les soirs. Depuis deux cent quarante quatre jours.

— En êtes-vous absolument certain ? continua le docteur sous le rythme de sa trotteuse.

— Je… Je crois, oui, balbutia Roy, avant de se souvenir. Enfin, presque. Depuis quelques temps, juste avant de me réveiller, je sens comme une chaleur, une présence accueillante au fond de l'eau. Pas du tout liée aux requins, hein, je vous rassure.

— Une présence accueillante… Pouvez-vous m'en dire plus ?

— Et, bien, continua Roy en sirotant à nouveau de cet étrange thé, je ne sais pas trop, je ne la vois qu'un instant avant de disparaître, mais j'ai l'impression d'y voir un œil- »

Roy s'effondra au sol, tasse à la main, alors que Jacques Lamproie tira la couronne de sa montre, stoppant la marche de l'aiguille.


La lumière, bien que diffuse, est ténue. Roy est sous l'eau, bien trop loin de la surface pour la distinguer, mais il parvient à respirer. Il se tourne. Derrière lui, une construction gigantesque, toute de verre et de métal, illumine les abysses noires de ses panneaux et lampadaires. Il distingue des gens à travers la vitre. Ils dansent. Ils boivent. À quelques salles de là, un couple met au lit sa petite fille, avant de baisser le rideau. Il se déplace dans l'eau tel un fantôme, sans vraiment bouger. En haut d'une immense tour, il aperçoit par la fenêtre des scientifiques, installant une jambe d'airain aux nombreux engrenages à un enfant handicapé. Dans le laboratoire voisin, une femme aux cheveux auburn apprend à un humanoïde de métal à marcher.

Il descend les étages, observant vivre cet étrange endroit depuis l'extérieur. Une école, une salle de spectacle, des ateliers d'artistes. Roy se détache de cette vue, voyant passer un étrange véhicule. Une sorte de poisson de métal, dans lequel un jeune couple semble s'amuser. Ils s'embrassent. Aucun des deux ne conduit, mais le véhicule suit une trajectoire, comme guidé de l'extérieur.

« Qu'en pensez-vous ? »

André se retourne, paniqué. Jacques est là, avec lui.

« Restez calme, Monsieur Roy, il ne faudrait pas vous réveiller.

L'horloger est confus. Sa vision se trouble un instant, et revient alors qu'il fait le calme dans sa tête.

« Où sommes-nous ? »

Lamproie sourit, sa tasse à la main.

« Dans votre tête, Monsieur Roy. Nous sommes dans vos rêves. Voici ce qui se cache dans la présence accueillante de vos cauchemars. Le rêve de toute une vie. De toute une communauté. Nous sommes des centaines, peut-être des milliers à l'entrevoir dans nos rêves, chaque nuit. Ce paradis, loin des requins, construit sur notre savoir et les miracles de Dieu.

— Vous aussi vous rêvez de cette ville ?

— Ne posez pas trop de questions, vous allez briser le rêve. Contentez-vous de contempler. Enfin, rendre à l'humanité la mer et ses mystères, en percer le secret le plus intime. Et surtout, rejeter la mascarade qu'est la Fausse Bête. Avez-vous déjà vu Dieu, Monsieur Roy ? »

André ne répond pas. Jacques Lamproie tend le doigt vers une tâche sombre au centre de la ville.

Là, juste au milieu du complexe. André se rapproche à tout allure. Une faille océanique.

Et tout au fond de la faille, plongeant dans son regard, transperçant son âme, le Dieu Endormi au fond des mers.

L’œil.


Le porte-vent était gigantesque. Roy n'avait jamais quitté la République Franco-Atlantique, ni même le comté provençal. Il n'était pas de grande extraction, et ses études de mécaniques ne lui avaient permis que de devenir un simple horloger aux finances loin d'un tel luxe. Pour la première fois de sa vie, André allait quitter le plancher des vaches pour se rendre à un mystérieux et quelque peu inquiétant rendez-vous en pays Athénien en plein cœur de l'Union Byzantine, auquel il avait été convié par un psychanalyste quelque peu mystique.

Les passagers attendaient sur la piste d'atterrissage leur immense taxi. Le ciel était nuageux, mais la température idéale de ce mois de mai permettait aux voyageurs un port de tenue relativement léger. La masse pouvait clairement se scinder en deux parties : d'un côté, en grande majorité, les habitués du porte-vent, l'air décontracté, pour la plupart richement habillés, des domestiques à leurs côtés pour porter leurs bagages. De l'autre, beaucoup plus rares, les primo-volants, qui pour certains n'avaient même jamais vu l'engin, entre excitation et inquiétude, en majorité bien plus humbles que l'autre groupe. Roy, par instinct, s'était placé du côté des moins fortunés, mais quelqu'un de l'autre côté de la piste lui fit un signe de tête pour le saluer.

Une femme d'âge mûr, dans une robe de velours vert par-dessus lequel elle arborait un manteau de fourrure, l'avait reconnu. Il ne savait pas qui elle était, ni pourquoi son geste, mais le collier que l'élégante dame portait au cou fit monter son rythme cardiaque. Au bout de la chaîne d'argent, un diamant avait été taillé en forme d’œil.

Roy n'eut pas le temps de s'interroger plus avant. Une bourrasque de vent fit décoller les chapeaux et manqua d'arracher l'horloger au sol. Immédiatement, l'opulente femme à quelques mètres de là tendit son ombrelle vers le ciel, déployant un champ de force verdâtre autour des passagers les plus fortunés. S'accrochant à la barrière à sa droite, Roy distingua les nuages s'écarter dans un vortex de bleu, alors qu'une forme animale en contrejour se détachait dans l'azur.

Le Diadième des Cieux, plus gros porte-vent de l'Alliance Européenne, amorçait sa lente et laconique descente au milieu de la tempête artificielle. L'appareil gigantesque, semblable à une gigantesque baleine à bosse de laiton et d'acier, semblait d'or et d'argent aux yeux d'André, tant les rayons du Soleil s'y reflétait. La machine était dotée d'une sorte de grâce, son ballet hypnotique lui paraissait presque irréel tant elle nageait naturellement dans l'air. À travers le hublot lui servant d’œil, plusieurs personnes, manifestement de la Haute, faisaient des grands signes de main au tarmac. Descendant en spirale, le porte-vent tournoya autour de l'horloger, désormais à l'abri du zéphyr artificiel. Il se sentait minuscule dans l'ombre du titan des airs à la mécanique impressionnante et à la technologie révolutionnaire. Alors que le porte-vent passait au-dessus de sa tête, Roy cru distinguer des morceaux de nuage, comme si une partie des cumulus était restée accrochée aux engrenages de l'engin. Il tenta de mieux les distinguer en plissant les yeux, lui qui n'avait pas une excellente vue. En distinguant des ailerons dans les formes blanches, il pâlit d'effroi et lâcha un cri.

« Calmez-vous, fit la femme au collier par-dessus le vent. Ce ne sont que des requins vaporeux, le système de nettoyage va les éliminer. »

L'accent grec de l'aristocrate était particulièrement mélodieux aux oreilles de Roy. Un peu rassuré, il s'agrippa néanmoins durement à la barrière, encore traumatisé des sélaciens. La baleine d'acier finit par se poser, et avant que sa gueule gigantesque ne s'ouvre pour laisser entrer et sortir ses hôtes, la carlingue se recouvrit de minuscules flammes bleues éjectées par des aérations, carbonisant les requins clandestins.

L'intérieur était pour le moins spacieux. Velours vert sur les canapés, bois rare du sol au plafond et lustre de cristal, le Diadème des Cieux portait bien son nom. Roy consulta à nouveau son billet : chambre numéro quarante-quatre. Sa maigre valise à la main, l'horloger se dirigea vers le couloir de seconde classe, espérant rejoindre cette dernière. Plus exigüe que l'immense salle de réception qu'il avait visitée auparavant, cette partie du véhicule faisait bien plus penser à un sous-marin qu'à un hôtel de luxe. Il observait les portes isolées, destinées à former un sas hermétique si le largage était nécessaire pour préserver le reste de la machine. Cruel dispositif que ceci, mais Roy ne vivait pas dans un monde juste.

Arrivé au bout du couloir, cependant, André Roy fut face à un paradoxe qu'il n'aurait jamais imaginé. Il s'avérait que les chambres de seconde classe n'allaient que du numéro 21 au numéro 39. Mais, dans ce cas, où était sa chambre ? La première classe occupait les vingt premières chambres, et il n'avait pas souvenir d'une troisième classe. Il croisa un autre passager, manifestement plus riche que lui, chercher également sa chambre.

« Excusez-moi, monsieur, l'aborda Roy, sauriez-vous où se situe la chambre 44, je vous prie ?

— Aucune idée, monsieur, répondit l'homme à l'accent de classe caractéristique. Pour tout dire, je ne connais que très mal cette partie du Diadème, j'ai été habitué à beaucoup mieux… »

Roy, d'un naturel peu loquace, refusa la tranche de vie qui allait s'imposer à lui et quitta le couloir de la seconde classe dans l'espoir de chercher un agent de bord. Arrivé à la salle de restaurant, il croisa à nouveau cette étrange femme, en train de se servir un verre.

« André ! Un plaisir de vous rencontrer. Vous m'avez bien amusée tout à l'heure, sur le tarmac.

— On se connaît ? répondit Roy, mal à l'aise.

— Excusez moi, quelle impolie je fais ! rit-t-elle de son accent grec. Electra Megaptura, je suis la propriétaire du Diadème des Cieux. Je suis une grande amie de monsieur Lamproie, c'est lui qui m'a parlé de vous.

— Oh, je vois, marmonna Roy. Vous…

— Je me suis occupé de tout le trajet pour vous, n'ayez aucune crainte, je resterai avec vous, même en Byzance. Vous avez déjà voyagé en porte-vent ?

— Jamais, et à vrai dire je ne sais pas ce que je trouve le plus fabuleux entre l'intérieur, l'extérieur et le vent que vous créez.

— Oh, un simple effet Déviant tiré des requins vaporeux et modifié par nos soins. Rien de très transcendant, mais cela relève effectivement des merveilles de la nature.

— Oh, d'ailleurs, puisqu'il s'agit de votre propre bâtiment, sauriez-vous m'indiquer-

— La chambre ? Bien entendu ! Elle est située dans mes quartiers personnels, juste à côté de la mienne. Vous êtes un invité d'honneur sur ce porte-vent, monsieur Roy ! » lui sourit-elle en lui tendant une tasse de thé.

Le même thé.

Roy attrapa la tasse en tremblant légèrement, refusant de boire pour le moment, un sourire crispé sur le visage. Tout ceci n'avait pour l'instant pas vraiment de sens, et il commençait à douter qu'il était véritablement là par choix. Cependant, à plusieurs centaines de mètres du sol, embarqué dans une baleine aérienne de laiton et d'acier, il n'avait désormais plus rien d'autre à faire que de suivre son étrange hôtesse. Amusée par l'air décontenancé de son invité, Electra finit sa tasse de thé, et en reprit une avant de tendre une main vers lui.

« Suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre, et ensuite nous aurons à discuter. Le voyage est long jusqu'à Athènes. »


La chambre de Roy était d'un luxe raffiné. Cela tenait à du petit quelque-chose, mais la soie des rideaux du lit, le niveau de détail du secrétaire, la disposition des lampes à huile ou encore la délicatesse du tapis trahissait un budget plus que copieux accordé à cette chambre. Roy, un peu gêné, hésita à s'asseoir sur le lit et laissa ses affaires dans la valise, comme pour laisser le lieu en l'état. À travers le mur, le son crachant et chaleureux d'un vinyle parvenait à ses oreilles, du français. Prenant une grande inspiration, Roy remit sa cravate en place et, se levant d'un bond, se dirigea vers l'appartement de Megaptura.

La porte s'ouvrit avant même que Roy n'ait pu poser la main sur la poignée. À l'intérieur, Electra, qui avait retiré ses talons et son manteau, l'attendait dans sa robe cintrée. En dehors du sifflement d'une théière et de l'accent de cabaret du disque, il régnait un calme olympien dans la chambre, dénotant avec le reste du véhicule, dans lequel ni les moteurs ni le vent ne passaient totalement inaperçus.

D'un regard que Roy jugea un peu déplacé, la maîtresse des lieux l'invita à s'asseoir sur le lit avant de prendre le seul fauteuil de la pièce. D'un geste élégant, elle souleva la théière et se servit une tasse, avant d'en faire une seconde.

« Tenez, cela va vous faire du bien, très cher.

— Pas sûr, répliqua Roy sur un ton circonspect. J'ai peur que cette substance ne soit pas vraiment du thé. Qu'est-ce que vous êtes vraiment ?

— Moi, ou nous ? répliqua la femme fatale en souriant.

— Votre groupe. »

Electra posa la tasse de Roy sur le bureau, avant de siroter la sienne.

« Je suppose que vous parlez de ceci ? fit-elle en posant une main parfaitement manucurée au-dessus de sa poitrine, sublimant le collier de diamant.

— Oui, et du thé, et de ce rendez-vous ! Je… s'étrangla l'horloger.

— Lamproie et moi faisons partie d'un groupe de penseurs, de scientifiques, d'industriels qui œuvrent à la vérité. La plus grande des vérités. Officiellement, nous n'avons pas de nom, mais nous aimons à nous appeler "les Explorateurs du Grand Endormi".

— Quelle genre de Vérité ? Et c'est quoi cet Endormi ?

— Vous n'avez plus souvenir du rêve collectif ? Lamproie ne vous a rien dit ? »

Bien sûr que Roy s'en souvenait. Un flash vint à lui alors que les images de la ville engloutie remontaient à la surface, plus vraies que nature.

« C'est la ville ?

— Ahaha, non, s'amusa Megaptura. La ville est notre destination, André. Il s'agit de notre grand projet commun, la raison de tout ceci, le moteur de notre génie. Et du vôtre, bientôt.

— Quoi, moi ? Mais enfin, qu'est-ce qui vous fait penser que j'ai envie de vous aider ? s'indigna l'horloger.

— Qu'avez-vous ressenti, en bas ? N'avez-vous jamais vécu dans vos os, dans vos tripes, au plus profond de vous-même, cet appel de l'abysse, cette quête pour Celui Qui Parle en Rêve ? »

À ces mots, le regard d'André fut attiré vers l’œil de son collier. Le Grand Endormi.

« L’œil était éveillé dans le rêve. »

Electra, amusée, prit une nouvelle gorgée de thé avant de se pencher en avant, traçant des arabesques sur le tapis de la pointe de son pied droit.

« Les rêves ne sont que la projection de nos désirs les plus brûlants, très cher. Si nous avions trouvé le Grand Endormi, nous ne serions plus des explorateurs. Mais pour l'instant, nous n'avons que des fragments, des gouttes de lui-même, fit-elle en tendant sa tasse de manière ostentatoire.

— Attendez, réalisa soudain Roy, vous voulez dire que le thé…

— Ça n'a jamais été du thé, très cher. Laissez-moi vous conter une petite histoire. »

Croisant les jambes, Megaptura s'enfonça dans son fauteuil, les mains posées sur les accoudoirs suggérant des tentacules de bois sombre.

« Il y a environ trois cents ans, un médecin néoromain, un certain Giuseppe Pagliaccio, s'est passionné pour les rêves. Père d'un fils dépourvu de la capacité à voir des choses dans son sommeil, Pagliaccio a commencé à explorer la psyché de son enfant, mais aussi de ses patients. Il a compilé des dizaines, que dis-je, des centaines d'heures de descriptions, de dialogues insensés, de couleurs tombées du ciel et de bâtiments à la géométrie impossibles. Il plongea dans ces récits érotiques, inquiétants, fantasmagoriques et tordus, se perdit presque lui-même entre l'éveil et le sommeil. Et, sondant les abysses de son inconscient, il découvrit quelque chose. Une force infinie, une présence majestueuse, un idéal. Quelque chose d'inhumain, de plus qu'humain même, hors de la compréhension de notre conscient, caché au fond de notre âme. Alors qu'il tentait de l'appréhender du mieux possible, le médecin de Néorome comprit. »

Megaptura se resservit du liquide, tournant le dos à l'horloger sur le lit.

« Ce Dieu des mers, le seul véritable, bien loin de l'imposture cruelle et absurde de la Fausse Bête et de ses apôtres aux grandes dents, endormi dans une abysse de la Mare Nostrum, est la raison de l'inspiration. Il est notre génie, notre imagination, il est le moteur de l'évolution, il est le fantôme dans la machine. Alors, poussé par ses visions, Pagliaccio a extrait de la pieuvre noire un enzyme très spécial, encore jamais découvert, poussant bien au-delà de ce que l'humanité le pensait la puissance des rêves. En plus de créer le premier rêve collectif de l'histoire, le médecin a décuplé son génie, créant la plus grande puissance pharmaceutique du monde, des siècles en avance sur le reste de la médecine.

— C'est… la création de Pagliaccio e Tentac., l'empire du médicament ? fit Roy, incrédule.

— Vous comprenez vite, André, lui répondit lascivement Electra. Tout à fait. Fort de son immense fortune, Giuseppe a créé un club privé de savants à qui il transmit sa découverte, fondant ainsi les Explorateurs. Et depuis ce jour, nous cherchons sans relâche le Dieu des Mers, perpétuant l'utopie de Pagliaccio, afin d'offrir à l'humanité le savoir qu'elle mérite. Vous comprenez désormais pourquoi nous insistons pour que vous buviez ce thé, André.

— Mais, quels sont ses effets exacts ?

— Il décuple les capacités humaines, permet de manipuler les rêves, mais surtout… »

Electra posa un genou sur le lit, surplombant l'horloger, une main remontant sa cuisse.

« L'élixir décuple l'imagination, et le Désir avec. »

Agrippant sa cravate, l'industrielle aux allures de femme fatale jeta Roy allongé sur le lit et lui sauta dessus.


« Descente amorcée, arrivée prévue dans trente-huit minutes. »

La capsule sous-marine était relativement spacieuse. Située sur une île déserte au large des côtes byzantines, l'infrastructure d'accès à la cité engloutie était d'une ingéniosité et d'une finesse sans pareille. Une sorte de bulle d'acier, reliée à plusieurs câbles, descendait jusqu'au fond de la mer en suivant les courants marin à l'aide d'une sorte de colonne vertébrale souple, permettant de supprimer tout remous ou contrainte sur les matériaux. Une couche d'un étrange liquide gras recouvrait le métal de la machine, le protégeant manifestement de la rouille. À travers le hublot d'un verre parcouru d'armatures de titane presque invisibles, Roy voyait la lumière progressivement disparaître dans l'eau qui se colorait d'un noir mystique. La bourgeoise nymphomane qui l'avait accompagnée, vêtue d'une petite robe noire et de gants de velours l'accompagnant, se délectait de l'émerveillement de l'horloger. Un banc de méduses luminescentes passa sous leurs yeux, déclenchant un petit "woaw" de sa part, lui qui n'avait jamais rien connu d'autre que les rues de Marseille. À sa gauche, un couple âgé, que Roy avait cru distinguer dans le porte-vent, les accompagnait également dans la descente automatisée. Même leur groom, un androïde cyclopéen, était contrôlé par une technologie inconnue du simple horloger.

« C'est votre première fois ? demanda le grand-père d'un ton chaleureux.

— Oui, c'est un ami d'Alexandre, répondit Megaptura. Il a reçu les visions, et vient nous rejoindre pour contribuer au Grand Rêve commun.

— Attendez, vous connaissez Alex- »

Roy eut le souffle coupé par la lumière à travers le hublot. Une tour immense, bien plus haut qu'il n'en avait jamais vu à la surface, éclairait la capsule à travers les vitres blindées. Depuis sa base, huit tuyaux de plusieurs dizaines de mètres de large, manifestement aménagés et reliés entre eux par des tuyaux plus petits, formait le reste de la mégastructure sous-marine. Plissant les yeux, Roy distingua des formes bouger dans les zones éclairées. Il ne s'agissait pas de tuyaux, mais de rues et d'avenues, de boulevards.

La ville engloutie du rêve existait donc bien.

Tremblant, en pleine crise de conscience, Roy se retourna vers les trois autres passager, bien plus calmes.

« C'est… C'est de la connerie, hein ? Je suis en train d'halluciner ? Vous m'avez drogué pour venir jusqu'ici et maintenant vous allez me tuer ou un truc du genre, pas vrai ?

— Calmez-vous, jeune homme, fit avec douceur la femme âgée. C'est normal de douter, mais sachez que tout ceci est parfaitement réel.

— Arrivée prévue dans cent-quatre-vingts secondes, fit d'une voix métallique l'automate.

— Et bien, plus que trois minutes avant le verdict, monsieur Roy, ajouta Electra. »

Ce dernier, en sueur, s'agrippa du plus fort qu'il put à la rambarde de la capsule, ses jointures blanchissant sous l'effort. Il ne pouvait pas y croire. Il ne voulait pas y croire. Tout ceci était une mascarade grossière inventée pour se moquer de lui.

Et pourtant, la capsule s'ouvrit, et un homme au manteau gris et au chapeau melon, champagne à la main, accueillit Roy le sourire au lèvre.

« André, mon ami ! Bienvenue à Providence ! » fit Alexandre Flétan en sabrant la bouteille.


La fête battait son plein, mais Roy avait encore du mal à rassembler les pièces. Comment tout ça pouvait-il être réel ? Et pourtant, ici, à des lieues sous la surface, toute cette histoire commençait à prendre une autre tournure.

Et si ?

Et si finalement, tout ça avait un sens ? Après tout, il y avait des baleines d'acier dans le ciel, des lampes à huile et des requins dans le ciel. À la pensée des requins, Roy ne put s'empêcher d'en avoir une pour sa fille. Qu'aurait-elle dit ? En face de Roy, Electra était aux bras de deux hommes, manifestement éméchés, dansant sur l'air entraînant. Flétan, un verre à la main, s'approcha de son ami.

« Alors, André, on dirait que tu es allé chez le docteur que je t'ai conseillé.

— Alexandre, pourquoi ne m'en as-tu jamais parlé ? On se connait depuis tout petit, et jamais tu ne m'as dit quoi que ce soit sur tout ceci ? Qu'est-ce que c'est que cette mascarade ?

— Tu te souviens la dernière fois que nous nous sommes vus ? » répliqua Flétan en soupirant.

En effet, c'était il y a moins d'une semaine. Là où tout a commencé.

« Je me suis fait arrêter par le Centre en pleine journée, parce que j'étais manifestement sur écoute. Ils ne savent pas tout sur notre projet, mais ils pensent qu'on a un rapport avec l'elasmologie. J'ai été enfermé, battu et affamé pendant trois jours, avant qu'ils ne décident que je ne représentais pas une menace. Alors tu comprendras que, oui, même à toi j'ai du cacher tout ça.

— Et cela fait longtemps que tu es dans ce… groupe ? hésita Roy.

— Une dizaine d'années. J'y passe presque toute ma fortune, tu sais, mais grâce à l'élixir de rêve mes usines se portent mieux que jamais ! Nous faisons des progrès incroyables ici tu sais, loin de la ringardise du vieux monde et de l'oppression du SPC.

— Je ne comprends pas, Alexandre. Pourquoi le SPC ? Il n'y a pas de requins, ici, remarqua André.

— André Roy, que tu es naïf ! ria son ami en lui servant une coupe. Tu crois véritablement que leur gant d'acier fait la distinction entre les animaux marins ? Toute Déviance aquatique est, à leur yeux, un motif de passage à tabac. D'autant plus qu'il semblent craindre le Grand Endormi, sans doute par infâme confusion avec la Fausse Bête. Je n'ai pas tenté de leur expliquer notre vision, ils m'auraient sans doute gardé prisonniers, ou pire… Mais cessons de parler de choses terribles, et buvons à ton arrivée ! »

D'un sourire un peu forcé, Roy avala sa coupe de champagne, regardant tendrement son ami tenter de le réconforter. Il reconnut l'arrière-goût de métal de la substance que les gens d'ici appelaient "Élixir de rêve". Il sentit comme des engrenages de son cerveau se mettre à tourner, comme s'il avait resynchronisé la fréquence propre de son ressort interne sur le reste de son corps. Il sentit les couleurs se raviver, se remémora immédiatement le nom de tous les convives, décela les détails dans l'architecture complexe et raffinée de cette salle de réception cylindrique. Jetant un œil sur sa montre, il sentit une petit voix dans sa tête, sa propre voix, lui souligner les imperfections, les grossièretés du mécanisme. Presque aussitôt, il se tourna vers la bouteille, grisé par la sensation qu'il avait jusqu'à présent refoulé. Un nouveau monde était en train de s'ouvrir à lui. Providence, dans son impossibilité crasse, sans sa folie géniale, devenait lui alors qu'il devenait elle. Roy ferma les yeux un instant, parcouru de tremblement de jouissance. Il se voyait dans chaque boulon, se reflétait dans chaque lampadaire, il pouvait compter les millions d'anguilles électriques et de requins immortels chargés de faire avancer ce monstre d'acier qu'il imaginait déjà sur ses pattes. Oui, il rêva les usines, produisant des engrenages colossaux, mettant sur pied cette horloge de Cronos, abomination parfaite de la volonté de l'Homme, temple du Grand Endormi, prêt à le rejoindre dans l'éternité en marchant telle une araignée sur le plancher de la mer. Il voyait les foules humaines, grouillantes et organiques, pleines de chaos, embrasser le Rêve et les rejoindre dans les abysses, des milliers de capsules descendant les fonds marins tel un orchestre fou, il entendait les rires, les rires des enfants, les rires de sa fille, les rires de sa fille morte, morte. Dans les jardins de sang, aux roses d'airain et aux ronces d'or, il voyait les amoureux s'embrasser, les cafés se remplir d'ouvriers morts à la tâche, les salles de spectacle riant des goélands. Il sentait les tentacules rassurants de son Dieu de l'orgueil enserrer les avenues de Providence, remonter l'immense tour insolente, s’immiscer dans le cerveau prodigieux de ses scientifiques, se frayer un chemin béni au milieu des foules en liesse. Il voyait la Nature, bénissant la civilisation surpuissante qui, dans un cauchemar fabuleux, une orgie d'acier, un ouragan onirique, lui avait rendu la vie. À sa fille. Il entendait la trotteuse de sa montre, ressentait dans sa chair les envolées lyriques de l'aiguille, le requiem pour un cauchemar de l'horloge, ininterrompue.

Convulsant sur le sol, un sang épais aux lèvres, André Roy commençait à entendre les rêves, inhumains et grisants, du Grand Endormi.

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