« Dans le marbre | 1975 |
« J'peux vous aider ? »
Le Dr Morrisson se retourna en direction de la voix, mais tomba sur une pile de dossiers empilés de près de deux mètres de haut. Il mordilla l'extrémité de sa pipe, perplexe, avant de la retirer de sa bouche.
« Non, ça ira ! beugla-t-il tout haut, à personne de particulier, en espérant se faire entendre de la voix mystérieuse.
- OKAY ! N’HÉSITEZ PAS, HEIN ! » lui répondit encore plus fort la voix mystérieuse.
Le Département des Archives du Site-Aleph était une jungle. De tous les côtés, Morrisson était entouré d'étagères blindées de feuillets jaunis. Chaque étagère faisait quatre mètres de haut. Le Département comptait cent quatre-vingt sept étagères. Il fallait ajouter à cela les escabeaux disséminés ça et là pour atteindre les documents les mieux perchés, les chariots de transport des dossiers, les espèces d'énormes paniers, aux buts inconnus, contenant encore davantage de documents. Et toutes les feuilles volantes qui, ne tenant ni sur les étagères, ni dans les paniers, jonchaient le sol.
Morrisson se caressa la moustache, encore plus perplexe. Il était assurément perdu, mais ce n'était pas dans sa nature de demander de l'aide à la moindre difficulté. Mieux valait piocher un rapport au hasard dans l'étagère, voir de quoi il relevait.
[…] SCP·829·FR, nom de code : "Brute Brutaliste", est un Homo sapiens sapiens négroïde de 43 ans lors de l'écriture de ce rapport (14/03/1971). Cheveux rasés, yeux bruns. Tempérament agressif mais aisément maîtrisable.
Nom civil de l'individu : [BARRÉ AU FEUTRE], lieu de naissance : [BARRÉ AU FEUTRE]
SCP·829·FR est doté d'une influence architectomorphique d'envergure moyenne. Lorsque SCP·829·FR reste dans l'enceinte d'un bâtiment durant plus de 14 heures, ce bâtiment commencera à adopter une architecture brutaliste, quelque soit son architecture originale.
Note : Les bâtiments étant déjà d'architecture brutaliste ne sont pas affectés.Les transformations s'effectueront progressivement en l'espace de 4 à 18 heures en fonction de la taille et de la complexité du bâtiment. Ces changements seront tout d'abord architectoniques, avant de […]
Fichtre. Il était donc dans la section de classement des dossiers des Humanoïdes confinés de Classe Sûr, lui qui cherchait la section des dossiers des Personnes Dignes d'Intérêt.
Bon, sachant qu'il n'y avait qu'une fine ligne entre Personne Digne d'Intérêt et sujet de recherche pour la Fondation, la section PDI ne devait pas se trouver bien loin.
Morrisson leva le nez vers le plafond, et un peu de tabac s'échappa de sa pipe pour lui chatouiller la joue. Six mètres au dessus de lui s'accrochaient les gros globes blafards qui illuminaient les Archives. Entre ces globes circulait le réseau tentaculaire de tubes pneumatiques qui faisait circuler les documents à travers tout Aleph. Des milliers de mètres de tuyaux en plexiglas dans lesquels passaient de temps en temps une capsule avec un schtomp retentissant. Rapports, mémos, directives, annonces : tout passait par là.
Quitte à être perdu, il décida de suivre arbitrairement un des pneumatiques vers sa destination inconnue.
Trois espions sont attachés à trois chaises. Disposées en triangle, histoire qu'ils soient bien tous dos à dos. Essentiel, ça, qu'ils ne se voient pas. Ça renforce la peur.
Les trois plus grands espions de l'histoire.
Enfin, ça c'est ce qu'ils disent tous.
Le premier, accoutré d'un costume de soirée trop peu discret, est John Mallories, le n°1 des Services Occultes Britanniques. Il a la classe, du flair, et l'esprit vif. Mais pour l'instant, il a surtout le nez en sang.
Le second a au moins eu la décence de se changer pour tenter de se fondre dans la masse. En pure perte. Il est censément en mission pour la CIA, mais quiconque a un pied dans le monde des opérations secrètes sait reconnaître Buck Smith, l'agent translucide du FBI.
Le troisième est Dmitri, "Juste Dmitri" comme il aime à le répéter. Le fameux homme cybertronique de la Division P, en provenance directe du bloc soviétique. Pas l'espion le plus discret, encore moins le plus poli. Mais il avait suffit d'un cruciforme pour lui faire fermer sa gueule.
Plongés dans le noir, dos à dos, les trois infiltrés paniquent. Chacun entend sans les voir les deux autres paniquer également, ce qui augmente leur appréhension et, pris dans une sorte de boucle rétroactive d'angoisse, ils ont du mal à penser correctement, ce qui les empêche pour le moment de planifier une évasion.
Bien sûr, lors de la confrontation, leur arrogance respective et leur sens de l’insolence reprendra le dessus, et il était quasiment certain que, mettant leurs différences de côté, ils allaient unir leurs forces pour sauver leur peau. Classique. Romantique, même.
Bien, il était temps pour la grande méchante de faire son entrée.
Elle fit glisser son doigt sur le bon interrupteur, et la salle s'illumina.
« MNÉMOSYNE ! » s'exclamèrent les trois espions en chœur — à vrai dire, seulement John Mallories. Dmitri était, comme dit précédemment, réduit au silence - quant à Buck Smith, les chaises étant placées en triangle, il ne pu malheureusement pas voir sa némésis de la semaine descendre l'escalier en applaudissant sarcastiquement. Mais le cœur y était.
Mnémosyne appréciait les applaudissements sarcastiques, très, très lents. Ça, c'était le genre de trait d'esprit qui ne se démodait jamais. Ça et la torture à l'acide. Mais tout ce qui était lent de manière générale.
« Bien, bien, bien, railla-t-elle. Trois prises d'un coup, voyez-vous ça. Mallories, Smith et un russkov ? La Guerre Froide tend définitivement vers le zéro absolu, aujourd'hui, on dirait. Malheureusement pour vous, je crains qu'il n'en soit de même pour vos chances de survie…
- Mnémosyne, sale traîtresse ! s'exclama Buck Smith en se balançant vainement sur sa chaise. C'était vous derrière le Watergate, n'est-ce pas ? Ces initiales… S… C… P… Tout fait sens, maintenant ! Dévoile-nous immédiatement les plans diaboliques de ta vile organisation ! Salope !
- Gnhgnhgnhgnhgnhgnhgnh ! rajouta Dmitri entre ses mâchoires d'acier.
- Navré que vous ayez à subir la présence de ces deux rustres, dear mademoiselle, ponctua Mallories. Quelle pain est-ce pour moi qui aurait aimé vous rencontrer dans un environnement plus… propice. Peut-être autour d'un glass de Bordeaux ? »
Mnémosyne lui prit doucement le menton dans sa main, et lui caressa la joue de son pouce.
« Je crains de devoir refuser, mon cher Mallories. Non pas que je regrette cette nuit passée à Monaco… Vous vous souvenez ? Ces étoiles… J'ai bien peur que vous n'ayez plus guère l'occasion de les revoir à l'avenir. Quant à vous, Buck, j'ai bien peur de ne pas voir de quoi vous parlez. Le Water… quoi ? Pour toute réclamation, demandez à la branche américaine de notre organisation. Je ne suis qu'à la tête du Département de Censure et de Désinformation de la branche francophone. Les Présidents vont, et viennent… Oh, je pourrais vous en apprendre de belles sur la mort de Pompidou, mais je doute que nos histoires de grenouilles vous intéressent. »
Avec sa langue, Dmitri avait activé un petit bouton caché dans une de ses molaires, et une petite diode rouge clignotait désormais dans sa bouche fermée. Le magnétophone intégré dans son crâne enregistrait toute la conversation. Il ne savait pas trop de ce qu'il ferait de cette insinuation sur Pompidou une fois libre, mais il trouverait bien. Dmitri était un gadget à lui tout seul. Mallories, lui, avait le malheur d'être un être humain normalement constitué, mais il était loin d'être dénué de ressources. Ses cigarettes en faisaient assurément partie.
« Vous m'en voyez navré, dear mademoiselle. Ah, oui, quelle nuit fantastique nous avions passé ce jour-là ! N'auriez-vous pas l'amabilité d'offrir à un condamné à mort sa dernière volonté ?
- Ma foi, ça dépend laquelle, lui susurra Mnémosyne avec un sourire en coin. Si c'est la liberté ou la vie sauve, je me vois contrainte de refuser.
- La dernière cigarette d'un condamné, mademoiselle ! Ma boîte est dans ma poche gauche. Mon doctor m'a toujours assuré que ce serait ma perte, et j'aimerais fièrement lui prouver à lui et au reste du monde qu'il avait tort.
- De l'humour britannique ? Avec plaisir, Monsieur Mallories. »
Mnémosyne se sentait joueuse. Elle récupéra la boîte, en apparence tout à fait normale, de sa poche et en tira une cigarette, qu'elle glissa entre les lèvres de l'espion.
« Mille mercis, milady. Et, auriez-vous l'amabilité de m'allumer ? J'ai un briquet dans l'autre poche. Vous conviendrez qu'une cigarette éteinte est nettement moins enjoyable.
- J'ai mon propre briquet. » glissa Mnémosyne.
« Ahah ! » se dit mentalement John Mallories. « Elle s'imagine que c'est le briquet qui est piégé ! Bien joué, John… Bien sûr, c'est logique, un briquet a bien plus de place pour cacher un mécanisme secret, contrairement à une cigarette, si fine, si inoffensive…"
« Je…
Schwomp.
De quelque part dans le mur, une capsule à air comprimé venait de jaillir pour atterrir en plein contre la tempe de Buck Smith. Les murs étaient bordés de dizaines de trous, tous des extrémités de tubes pneumatiques.
« Oh, for fucking Christ sake ! » hurla Buck Smith.
Mnémosyne se redressa brusquement et fit le tour des chaises.
« …mais… ma cigarette… » geignit Mallories, sa cigarette éteinte entre les lèvres.
Elle croisa les bras face à Smith
« Vous auriez dû la voir venir celle-là, Smith. Vous êtes le grand extralucide du FBI, non ? Vous auriez dû aussi voir venir le sort de votre pauvre Nixon, si vous voulez mon avis. Ou bien, peut-être que vous l'avez vu mais que vous n'avez volontairement rien dit…
- Comment osez-vous ?! explosa l'américain. Ce n'est pas un don qui se contrôle, vous savez ? Ça se fait par flash, ça répond à un contexte ! Je ne vois pas venir ce qui ne me concerne pas, ni les attaques en traître, comme les vôtres. Pour ça, je n'ai que mon cerveau et mes poings, et je n'aurais besoin que d'un colt pour venger ma patrie… et en finir avec vous !"
- Voyez-vous ça.
- Oh, oui, je vous en prie, crachez-moi dessus, bavez de condescendance ! Votre arrogance vous perdra, stupides français ! Vous avez entendu parler de moi, vous savez que je me suis tiré de situations bien plus périlleuses…
- Oui, alors, concernant ma cigarette, si vous aviez du…
- J'ai empêché par deux fois Nixon de se faire assassiner, j'ai vaincu à mains nues le diabolique Capitaine Suzuki, j'ai fait sauter à moi tout seul un avant-poste de ces pourris de soviets…
- Gnhgnhgnh ! Gnhgnhgnhgnhgnh !
- Eh bien oui, c'était moi ! Mais alors si vous croyez que je vais avoir peur de la Fondation SCP, vous vous mettez le doigt dans l’œil ! J'ai démantelé des multinationales mieux équipées que vous, et des mafias plus coriaces ! J'ai… »
Schwomp.
« Aouch ! You fucking fucking fuck for fuck's sake ! »
Mnémosyne remarqua son nom écrit en gros sur la capsule qui venait d'éborgner Buck Smith, l'espion international. Ah, surement quelqu'un qui savait qu'on la trouverait ici. Elle ramassa nonchalamment la capsule, l'ouvrit, et jeta un coup d’œil au message.
Effectivement. C'était son secrétaire Henri qui venait de le lui envoyer. Elle lui avait dit que si on la cherchait, elle serait ici. Ah, et, oui, c'est vrai que ça commençait dans une demi-heure. Elle allait être en retard si elle continuait à jouer à ce petit jeu. Les chats qui se tournent autour en feulant et en crachant ça va bien deux minutes, mais elle avait un département à faire tourner.
Elle balança le message par terre avec les autres. Il y avait beaucoup de messages par terre. Des centaines de capsule se déversaient chaque jour des pneumatiques. Sans compter les piles de journaux. Les éditions uniques de livres à peine sortis de l'imprimerie. Et les testaments, les procès-verbaux, les comptes-rendus de…
« Pour ce qui est de ma cigarette ? Loin de moi l'envie de me montrer impatient, mais ce n'est pas très élégant de votre part de me refuser cet ultime plaisir.
- Ah, oui, il y a ça aussi. Navrée messieurs, je vais devoir m'absenter une ou deux heures. Vous comprendrez je suis sûre que la Directrice du Département de Censure et de Désinformation a beaucoup à faire et ne se charge généralement pas d'interroger les prisonniers ! Tâchez de ne pas vous évader surtout ! »
Elle monta les marches de l'escalier quatre à quatre, jusqu'à arriver au sas, petite pièce aux vitres en verre. Avant d'ouvrir la porte, elle alluma l'interphone. Elle n'allait tout de même pas les laisser en plan comme ça.
« Je remercie les agents du Département de la Sécurité Interne de vous avoir laissé à disposition d'ailleurs. J'aime beaucoup que les petits problèmes touchant le DCD soient réglés en interne. Même si je ne sais pas trop à quoi ils pensaient. Je veux dire : nous sommes la Censure, nous sommes la Désinformation. Nous avons déjà toutes les informations dont nous avons besoin. Nous fabriquons les informations dont nous avons besoin. Pas besoin d'interrogatoires, encore moins de vérité. D'ailleurs, pour ne rien vous cacher, nous avons pas mal d'informations en surplus. Celles qui ne nous plaisent pas. La plupart finissent ici."
Buck Smith eu un de ses fameux flashs translucides. Il entreprit de s'uriner dessus.
Dmitri, qui limait ses menottes depuis le début, brisa d'un coup ses liens et se redressa avec pertes et fracas. Déverrouillant sa mâchoire, le Russe cybertronique hurla.
Et John Mallories eu le malheur d'insister :
« Certes, mais pour ma cigarette ?
- Ah oui, c'est vrai, bien sûr. » s'excusa Mnémosyne avant de couper le micro.
Elle fit glisser son doigt sur le mauvais interrupteur, et la salle s'embrasa.
On aurait difficilement pu faire plus sinistre que l'archiviste au guichet.
« Carte d'identification. » marmonna-t-elle d'une voix monocorde.
Le Dr Jean-Christophe Morrisson, encore quelques feuilles volantes coincées sous ses semelles après ses pérégrinations, fit glisser sa carte sous le panneau de verre qui le séparait de la vieille femme :
························FONDATION SCP····························
Dr Jean-Christophe Morrisson ···················· Niveau 3
Département Parapsychologie ········· Spé. Autres Vies
···········································································
Accréditations : Projet Cobalt · Projets T-263-264-265
Projet Stigmates · Projet Faction 3 · Projet Exotopie-A
« Dossier(s) emprunté(s). » demanda-t-elle ensuite, et Morrisson, dans son esprit scientifique, se demanda comment elle faisait pour prononcer les pluriels entre parenthèses, et rangea dans un coin de sa tête l'idée d'étudier ça un de ces jours.
Il fit glisser le dossier qu'il avait récupéré à grand peine dans le compartiment spécial :
CONFIDENTIEL
DOSSIER DU PERSONNEL : VICTOR LUSTIG
PERSONNE DIGNE D’INTÉRÊT # 71990PROJET SALVAGUARDA 8-II
« Hmmmmm, fit la voix de l'autre côté du guichet.
- Eh bien ?
- Ça dit ici qu'il vous faut une accréditation spéciale pour le Projet Salvaguarda 8-II.
- Et ?
- Eh bien elle n'est pas indiquée sur votre carte.
- Oh, sérieusement, Nicole ? Vous avez reçu un mémo avant, normalement ! Et puis vous me connaissez, bon sang. C'est même sur le tableau des charges depuis un mois que je suis sur Salvaguarda. Juste à côté de l'affiche pour Le Grand Plongeoir.
- C'est vrai. »
C'était une autre époque, pour sûr. À l'époque, tous les rapports étaient mélangés ensemble, du Niveau 1 au Niveau 4, et rarement plus protégés que par quelques lanières de cuir ou un cadenas pour fermer les dossiers. Et ça marchait très bien : les archives étaient un tel enfer organisationnel que tout le monde se focalisait sur ce qu'il essayait de trouver plutôt que de passer des heures à réunir les six parties éparpillées d'un dossier confidentiel pour le lire en toute indiscrétion et finalement découvrir qu'il était Neutralisé. Et puis, tout le monde connaissait tout le monde. Quand bien même un espion serait parvenu à ses fins, ce qui tirait très certainement vers l'impossible dans ce bourbier, il aurait très rapidement été intercepté.
« Vous êtes sûr que vous n'êtes pas un membre de SAPHIR ? Ou un espion industriel ?
- Sérieusement, Nicole ?
- Ou un communiste ?
- Vous savez très bien que je suis un maoïste convaincu, comme tout intellectuel éclairé. On en a parlé en salle de réunion pas plus tard que…
- C'est vrai. Je voulais dire un espion communiste ? J'en ai attrapé un pas plus tard que ce matin.
- Allons bon.
- Oui.
- Eh bien non, toujours pas.
- D'accord. »
Un compartiment contenant sa carte et le dossier emprunté s'ouvrit.
« Merci beaucoup, fit Morrisson en glissant ses documents dans sa sacoche en daim. Désolé pour l'agacement, Nicole. C'est tout ces dossiers, ces cotes… Vivement le réseau Cyclades, hein ? Notre propre ARPANET privé, chaque rapport accessible par télécommande, des écrans transportables partout. Ça pour sûr ça va nous changer des escabeaux et des pneumas, ahah !
- Reste à voir qui s'amusera à numériser tout ça, M. Morrisson.
- Tout quoi ?
- Tout.
- Ah. »
Un blanc.
« Au fait, Nicole, c'était vous qui me demandiez si je voulais de l'aide tout à l'heure dans les rayonnages ? »
La documentaliste se pencha d'un air conspirateur, et lui jeta un regard méfiant par-dessus ses lunettes en demi-lune.
« Non, monsieur. Et je travaille seule aujourd'hui. »
« Je passe en coup de vent, Henri. On lance Salvaguarda dans vingt minutes, et je ne peux pas rater ça. Rien d'important à traiter ? »
Henri était un nain, une qualité qui ne le dérangeait pas particulièrement dans son travail de secrétariat. Il leva ses lunettes aux énormes montures fantaisie vers sa patronne tandis que celle-ci jetait sa veste sur le porte-manteau.
« Pas trop froid à l'incinérateur ? »
Ce n'était pas pensé comme une blague. La grande pièce aux parois métalliques était effectivement assez froide lorsqu'elle n'était pas en activité. Henri n'était pas particulièrement du genre rigolo. Il était un nain, de manière tout à fait consciente, et un nain excentrique, tout à fait à son insu pour le coup. Il avait probablement eu une mauvaise grippe le jour où on avait annoncé que les motifs léopards n'étaient pas adaptés au milieu entrepreneurial, en conséquence de quoi il portait pantalon et veston fauve le plus sérieusement du monde tout en tamponnant des demandes de liquidation de témoins en attente d'approbation.
Ceci dit, résultat étonnant d'une symbiose corporate contre-nature, il ne détonait guère avec son lieu de travail. Le vestibule du Département de Censure et de Désinformation était au top du chic avec son papier-peint ondulé, et toute la cloison qui séparait son bureau de celui de Mnémosyne était en fait une immense lampe à plasma, où des bulles violettes grosses comme des poings passaient leurs journées à monter et descendre entre deux parois de verre.
« Ces messieurs ont pu profiter d'un thermostat qui les a changé de la Guerre Froide. Faites savoir que Buck Smith a été capturé par les Rouges, que "Juste" Dmitri a été capturé par les Américains, et, mettons, accident de jet-ski pour Mister Mallories, paix à son âme, édicta la directrice en refaisant son chignon.
- Je prends note, je prends note. Concernant la mort de M. Giscard d'Estaing, il faudrait qu'on soit fixé : on reporte ou pas ?
- On reporte.
- Encore ? C'est la troisième fois.
- Il mourra bien assez tôt. Rien de plus important ? De nouvelles fuites d'informations ?
- Pas durant les dernières douze heures. La dissolution de l'ORTF en janvier nous complique pas mal la tâche, vu que c'est un coup dur pour le monopole de l'État. Entre Télévision Française 1, Antenne 2 et FR 3, les démarches sont plus nombreuses et prennent plus de temps. Trois chaînes de télévision distinctes à gérer, c'est juste trop. C'est pourquoi j'ai organisé une coupure de courant généralisée dans le quartier des studios parisiens. Ça ne devrait pas être réglé avant la fin de l'après-midi.
- Bien joué, Henri. Et pour les autres médias ?
- J'ai augmenté les effectifs. Soixante dactylographes d'élite dans l'Unité Vichy, et trente-deux standardistes dans l'Unité Rochefort, pour rester en touche avec toutes les autorités importantes. Le standard téléphonique tend un peu à vaciller sous le poids de toutes ces communications, mais jusque là on tient le coup.
- On ne tiendra pas éternellement. Quand ce n'est pas la télévision c'est la radio, quand ce n'est pas la radio c'est les journaux, et si on arrive à bloquer et la télévision, et la radio, et les journaux, ce sera autre chose. Les emballages de Carambar, qui sait ? Chaque nouvelle fuite, c'est dix espions qui pénètrent nos locaux et des millions de francs pour tout nettoyer.
- Ah, j'oubliais ! Je sais que c'est peu et que ça ne règle rien, mais je suis heureux de vous annoncer que le Conseil a enfin débloqué un numéro pour classer le phénomène : ce sera SCP-101-FR.
- C'est déjà ça. Plus qu'à se débarrasser de SCP-101-FR une fois pour toute, alors. J'y vais de ce pas. »
Le hall central du Bâtiment des Sciences était d'un calme océanique. Les fauteuils molletonnés oranges étaient déserts, désertes étaient les tables basses en plastique blanc. Les pas pressés de Morrisson résonnaient sur le carrelage marbré, zig-zaguaient entre les grands pylônes de plâtre. Quelque part très haut, les pneumatiques bourdonnaient.
Il ouvrit violemment la porte du Bureau d’Étude Électronique, un des nombreux ancêtres de ce que serait plus tard le DI&ST. Un million de petits éclairs s'abattirent sur lui.
« Mais c'est absolument terrible toute cette électricité statique dans votre bureau ! Regardez-moi ça, mon brushing est foutu ! »
Le Dr Tesla haussa les épaules.
« Non mais c'est la moquette aux murs, ça. C'est le principal défaut de la moquette, c'est connu. »
Morrisson sortit son peigne à moustache de sa sacoche en daim et prit sur lui de remettre de l'ordre dans sa pilosité.
Tesla se glissa entre deux bobines Sigma et enjamba la carcasse d'un résonateur d'Everhart jusqu'à atteindre une table d'où il retira un drap blanc, révélant un tas de composants électroniques noircis.
« Hubert, de la sécurité, nous a apporté ça. Apparemment c'est les restes calcinés d'un espion soviet biomécanique. Secret total sur comment on l'a récupéré, et pourquoi il est dans cet état. Vous avez une idée d'où il peut venir ? Je compte filer ça à Doneris et Ricart, je suis sûr qu'ils adoreront le décortiquer.
- Encore un espion ? Eh bien, va vite falloir que cette crise de confidentialité se règle, sinon on est bons pour mettre la clef sous la porte. Ou pire.
- Et encore, crise de confidentialité, c'est rien de le dire. Crise de sécurité tout court. Rien ne ferme correctement ici. Rien qu'hier j'ai eu un nouveau qui est rentré à l'improviste dans le bureau, tu le crois ça ? Tout juste muté depuis Beth, aucun repère. "C'est bien ici le Bureau d’Étude Encéphalographique ?" qu'il me fait.
- Malheureusement, tant que la Fondation sera visée par cette espèce de… conspiration… de révélation… anormale, ou que sais-je, les tentatives d'infiltration se multiplieront au fil des fuites. J'ai cru comprendre qu'une série de plans d'accès à nos sites avaient défilé sur la première chaîne mercredi dernier. Devant des milliers de téléspectateurs ! Tant que le DCD n'aura pas mis le holà… »
Le Dr Tesla blêmit, se figea. Morrisson, qui était pourtant au bout de la pièce, entendit sa respiration se faire plus forte. Lentement, le corps de l'ingénieur se tordit pour finir par se reposer, les deux bras tendus, sur un des établis au coin de la pièce. Morrisson déglutit.
Un tournevis roula avant de tomber par terre dans un choc mat.
« Si… Si vous pouviez avoir l'amabilité de ne pas mentionner le Département de Censure et de Désinformation en ma présence, confrère.
- Désolé, mais il faut dire les choses telles qu'elles sont. Le DCD n'est pas tout noir ou tout blanc, et actuellement il est notre seul… »
Une nuée de vis vint heurter le mur derrière lui. Morrisson se ravisa.
« Désolé, cher ami. Connaissant votre condition, c'était de très mauvais goût.
- Je sais très bien que rien n'est… ni tout noir, ni tout blanc. Regardez-moi. La Fondation SCP m'a tué. Suis-je rancunier ? Non, sérieusement ? Suis-je rancunier ? Je suis dans vos rangs, désormais. J'ai eu une seconde chance, et je travaille pour elle. La Fondation est la somme des employés qui la composent. J'en ai conscience. Ironiquement, il semblerait que j'ai survécu aux responsables de ma mort. Je me lève chaque matin en remerciant Dieu pour son ironie bienveillante. Pour que les meilleurs partent en dernier, et que les monstres partent en premier. Et maintenant je travaille pour la Fondation. Pour la rendre meilleure. Suis-je rancunier ?
- Oui, je…
- Je ne vous demande qu'une seule chose : ne me parlez pas du DCD. Ne mentionnez pas un seul membre du personnel collaborant avec cet effroyable ramassis de fascistes dénués de la moindre valeur qui compose le DCD en ma présence. Est-ce que c'est clair ? »
Lentement, progressivement, Jean-Christophe s'autorisa à respirer à nouveau.
« C'est tout à fait clair. Je devrais être le premier à savoir que votre situation — deux âmes, dont une réincarnée, dans un seul corps — est propice aux traumatismes, quand bien même vous ne souhaitez pas vous épancher sur les causes exactes de votre mort, à moi comme au reste du personnel psychologique… »
Le jeune blond habité par Nikola Tesla le fusilla du regard.
« Mais je n'ai en aucun cas besoin de connaître davantage de détails sur ces circonstances pour prendre des pincettes. Plus de vous-savez-quoi en votre présence, assurément. Souvenez-vous que j'ai été le premier à soutenir le programme d'Insertion des Minorités Inexpliquées, et que j'ai toujours admis que ça ne se ferait jamais sans délicatesse de la part des employés, disons, plus communs. Et ça porte ces fruits, aujourd'hui, non ?
- Sauf pour Jacob.
- Qui ?
- Celui avec le mulet qui dégouline de radiations, comme une cascade nucléaire. Quand on rentre dans une pièce avec lui, on a pas besoin d'allumer la lumière. Vous l'avez mis en confinement, à ce que j'ai entendu dire ?
- Ah, Nuke longue ? Ma foi, oui, mais il y a des règles à ne pas enfreindre, n'est-ce pas ? N’enfreignez pas les règles et je peux vous assurer que d'ici 2000 notre personnel regorgera d'employés aussi étranges que volontaires. Si ça se trouve, Nuke longue alimente cette pièce à l'heure qu'il est, ahah. »
La blague ne fit pas mouche. Un silence glacial était appelé à régner.
« Bref, je sais que mes travaux sur les "Autres Vies" en général vous intéressent énormément — et c'est bien la moindre des choses que vous vous sentiez impliqué. On s'apprête justement à ramener un ex-employé dont la Fondation a besoin. Pour le D… Dans un but, euh, d'intérêt public, disons. Je vous garde la surprise. Et un coup de main de votre part pourrait nous aider à mettre en place le dispositif. Ça vous intéresse ? »
Après ce qui était arrivé à Jacob Bandar, dit "Nuke longue", le Dr Tesla aurait difficilement pu décliner l'offre, quand bien même il en aurait eu envie.
« Ça me va. Est-ce que je peux au moins savoir de quel projet il s'agit ?
- Bien sûr. Attendez, que je me souvienne bien. L'initiative globale, c'est le Projet Salvaguarda. Mais ce cas-ci en particulier, nous l'appelons…
8-II
« Dans le marbre | 1975 |